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Recension

Les masques de Staline

À propos de : Oleg Khlevniuk, Staline, Belin


par Lenny Smirnova , le 28 mars 2018


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Une biographie donne à voir le maître du Kremlin dans ses façons de gouverner, entouré de ses proches, mais aussi dans le secret de ses lectures. Entre récit et analyse d’une trajectoire politique, elle prend ses distances avec les portraits peu scientifiques qui abondent dans les librairies russes.

Pour pleinement apprécier le sens et la portée de l’ouvrage d’Oleg Khlevniuk, il est indispensable de prendre la mesure de l’instrumentalisation politique dont la figure de Staline fait l’objet dans la Russie de Poutine [1]. En effet, s’il n’est plus question de mettre en cause l’existence des répressions, toute une littérature de vulgarisation colporte «  divers mythes sur un »autre« Staline, un Staline dont le style de gouvernement serait un modèle à suivre  » (p. 13). Dans le contexte français, la biographie de Staline proposée par Oleg Khlevniuk ne présente pas les mêmes enjeux, et doit être pensée au prisme de la circulation transnationale des idées.

Par où commencer une histoire de vie ?

Les circonstances de la mort d’un dirigeant politique, d’un dictateur en particulier, offrent-elles une perspective privilégiée pour comprendre sa pratique du pouvoir ? C’est ce que semble affirmer, dans cette biographie publiée pour la première fois en 2015, Oleg Khlevniuk [2]. Figure majeure de la recherche sur la période stalinienne, O. Khlevniuk y mobilise un large corpus de sources en partie inédites et fait un usage critique de la bibliographie déjà considérable parue sur le sujet.

Cette volonté originale de partir de la mort pour retracer une vie, soulignée dès la préface par Nicolas Werth, a pour conséquence une organisation du texte en deux fils narratifs entremêlés. Le premier restitue les traits de la personnalité de Staline et le système de règles sur lequel fut fondé son pouvoir, qualifié de «  néo-patrimonial  » (p. 27-28). Le dictateur exerce un contrôle étroit et omniprésent sur un vaste système bureaucratique à la manière d’un «  khoziain  », terme qui n’est qu’imparfaitement traduit par «  boss  » ou «  patron  », et qui fait explicitement référence, en russe, à la gestion patriarcale par le chef de famille de la vie de son foyer, de ses biens, et de son personnel domestique. Un État qui lui «  appartient  », donc, au point que son cercle d’intimes, notamment les membres du Bureau politique (Politburo) emploient eux-mêmes le terme de «  khoziain  » pour le désigner dans leur correspondance. Cette réflexion sur le néo-patrimonialisme est esquissée à partir du récit des derniers jours de la vie de Staline, et des jours qui suivent son décès.

Dans une continuité chronologique plus classique, le second fil narratif fournit des éléments biographiques, d’abord sur la vie privée et les relations familiales de celui que l’on connaît à la naissance comme Iosif Djougashvili, puis sur la carrière politique du révolutionnaire Staline. Il retrace aussi la mise en place par le «  Guide  » - autre terme caractéristique - d’une machine de terreur ayant dévoré plusieurs millions d’êtres humains par les ordres d’extermination, les camps, les déportations, la famine et tout un éventail de répressions et de discriminations, entre la fin des années 1920 et le début des années 1950. L’entrelacs de ces deux trames fait l’originalité de l’ouvrage, car il est possible de les lire successivement, ou conjointement, selon le croisement proposé par l’auteur.

«  Dictateur faible  », «  manager efficace  » et «  guide des peuples  »

L’ouverture des archives consécutive à la perestroïka a permis de dépasser la querelle historiographique entre une école «  totalitarienne  » (qui voyait en Staline la clé de voûte d’un État monolithique tout puissant) et «  révisionniste  » (qui remettait en question la verticalité implacable de ce système politique) [3]. Or, O. Klevniuk juge nécessaire de revisiter certaines thèses «  révisionnistes  », afin d’éviter leur instrumentalisation pro-stalinienne dans les débats russes contemporains. Il en va par exemple du concept de «  dictateur faible  », qui, s’il doit permettre d’introduire une certaine complexité dans la compréhension des mécanismes de la violence politique (et d’avoir en tête que certains cadres «  gardaient une certaine part d’autonomie  » [p. 82] et y trouvaient un intérêt en termes d’avancement de carrière), ne doit pas non plus servir à dédouaner Staline. Les sources d’archives accessibles à ce jour ne laissent, selon l’auteur, aucunement la possibilité de considérer que quelque décision importante que ce soit ait pu être prise en contournant Staline ni, encore moins, en allant contre sa volonté. Il montre néanmoins les étapes de formation, au sein de l’appareil gouvernemental soviétique, de groupes dirigeants qui bénéficiaient, selon les périodes, de marges de manœuvre variables au sein du système. Si, pour une courte période après la mort de Lénine, dans les années 1924-1925, on peut parler d’un véritable système de gouvernance collective, les membres du groupe dirigeants ne jouissent plus, dès que s’instaure le pouvoir dictatorial de Staline, d’aucun pouvoir effectif. «  Collaborateurs  » de Staline, ils sont constamment déplacés et mutés par le «  Patron  » et vivent dans la terreur permanente d’encourir une disgrâce susceptible de les mener à la mort. O. Khlevniuk analyse la rapidité des changements après la mort de Staline comme un révélateur du verrouillage par Staline du champ des possibles du Bureau politique ; en effet, il a suffi que ce verrou saute pour que soit décidée immédiatement la fin de la terreur (p. 534-537). Ces conclusions ne contredisent en définitive pas les travaux de l’historienne états-unienne Sheila Fitzpatrick, selon qui l’autorité et l’irréfutable suprématie de Staline sur les membres de son entourage propre (Stalin’s Team) seraient fondées sur la vulnérabilité de chaque instant de ces derniers, sans que cette vulnérabilité empêche ce groupe d’être doué d’une dynamique et d’un état d’esprit propres [4].

L’ouvrage prend deuxièmement ses distances avec le portrait de Staline en «   »manager efficace« qui a su »moderniser« son pays et lui a permis de gagner la guerre contre le nazisme  », selon les termes de N. Werth dans sa préface. Citant de nombreux exemples, O. Khlevniuk démontre une fois de plus à quel point l’industrialisation et la collectivisation forcées furent coûteuses pour l’Union soviétique et dévastatrices pour la paysannerie qui, tout en étant le «  pilier économique du pays  » (p. 199) vit les campagnes se transformer en de véritables colonies intérieures avec l’instauration généralisée des fermes collectives (kolkhozes) à partir de 1930, accompagnée de répressions massives et suivie de graves famines. L’auteur ne cesse de répéter que les bilans statistiques positifs, notamment sur l’état de l’économie et de l’armement du pays à la veille de l’entrée de l’URSS dans la Seconde Guerre mondiale, furent souvent mensongers. Les méthodes staliniennes, reposant sur la force, ont certes permis d’obtenir certains résultats économiques et politiques, mais O. Khlevniuk rappelle à plusieurs reprises que ceux-ci ne doivent pas faire oublier que d’autres chemins s’ouvraient à l’Union soviétique, moins tragiques sans être moins efficaces.

C’est enfin l’image du petit père des peuples qu’O. Khlevnik s’attache à déconstruire. Il se demande notamment si le «  Guide  » portait un intérêt réel à la vie du peuple soviétique, à quel point il était informé des réalités du pays. On découvre, dans le dernier chapitre de l’ouvrage, la scène parfaitement stupéfiante d’un Staline «  fraternisant  » avec de simples citoyens lors de ses vacances au bord de la mer Noire : guidé par une envie soudaine du contact, il incite tour à tour des vacanciers, un conducteur de bus intimidé et une vendeuse de pommes terrifiée à se joindre à lui pour une photographie collective. Ce Staline frayant avec la foule est en réalité une exception, car les archives révèlent que le lien du «  Patron  » avec le pays reposait avant tout sur les rapports des services de sécurité, à commencer par ceux de la police politique. Il est cependant difficile de savoir si Staline lisait ces rapports dans le détail. L’analyse de l’abondant courrier adressé à Staline par les membres de la population révèle par ailleurs l’existence d’une machinerie complexe de tri et de censure des lettres avant qu’elles ne parviennent au dirigeant. Un service dédié sélectionnait minutieusement celles qui reflétaient, sur la forme et le fond, ce que le Guide préférait savoir : d’humbles demandes de ses anciennes connaissances, ou la dénonciation loyale des erreurs des pouvoirs locaux, afin d’y répondre par des répressions ponctuelles et des améliorations superficielles. Il en résulte que «  le Guide ignorait tout, ou presque, de la vie de ses sujets  » (p. 558).

Vers une histoire culturelle

Ce sont les aspects relatifs à l’histoire culturelle et intellectuelle présents dans l’ouvrage qui enrichissent le portrait, en perçant une fenêtre sur la vision du monde de Staline. Il s’agit des passages sur sa bibliothèque, ses lectures, son intérêt pour les artistes et les écrivains soviétiques contemporains, ou encore sur la salle de cinéma du Kremlin, qu’il fréquentait assidûment avec ses proches. Cette salle apparaît en effet comme l’un des lieux du pouvoir stalinien : en plus d’être le lieu de décisions relatives à la production cinématographique, où se décidait le sort de tel ou tel film avant qu’il ne sorte sur les écrans, les projections servaient «  de réunions informelles où l’on prenait des décisions sur la politique culturelle du régime  » (p. 30).

Les inventaires de la bibliothèque personnelle du dictateur recensent 397 ouvrages, dont quasiment un quart est constitué par les divers écrits de Lénine. Staline en était en effet un grand connaisseur, les citant abondamment dans ses propres discours et en faisant un usage politique calculé. Il recevait régulièrement les nouvelles publications de la littérature soviétique et lisait attentivement la presse nationale, ainsi que les comptes rendus de la presse étrangère, qui lui permettait, bien qu’il ne maîtrisât que le russe et le géorgien, de suivre les évolutions intellectuelles et culturelles à l’étranger. La passion de Staline pour l’histoire, les textes théoriques marxistes et socio-démocrates, le théâtre et la prose nationale, ne l’empêchait pas de faire un usage particulier de ces lectures. Les faits historiques, examinés à travers un prisme utilitaire, servent avant tout à justifier des choix politiques. Le goût ou l’intuition littéraires qui le font «  distinguer les ouvrages de valeur des autres  » coexistent chez Staline avec la conviction profonde, dont la politique culturelle de l’époque est une application directe, qu’une œuvre littéraire doit être avant tout accessible et divertissante, et représenter le monde socialiste tel qu’il devrait être plutôt que tel qu’il est (p. 176-177). Staline entretient d’ailleurs les mêmes attentes, conjuguées cette fois à l’ignorance la plus profonde, à l’égard des sciences, qui aboutissent, dans le domaine de la génétique, à la pseudoscience de Lyssenko, ou, en linguistique, d’abord à la glorification, puis à la condamnation brutale de la théorie du langage de Nicolas Marr. Quant à la philosophie, la présence des œuvres de Platon dans la bibliothèque de Staline ne protégea pas ce domaine des purges idéologiques au nom du matérialisme dialectique. C’est donc à une histoire complexe des pratiques staliniennes de lecture - et de leur impact politique - qu’invite O. Khlevniuk.

«  En Russie, personne ne rit sur la mort de Staline  »

Voici ce qu’écrivait récemment un correspondant du Guardian à Moscou à propos de la comédie satirique d’A. Iannucci. La Mort de Staline, qui doit sortir en avril 2018 en France, a d’ores et déjà été interdite de diffusion en Russie. Après une projection spéciale du film en avant-première, organisée par le ministère de la Culture russe dans un but qui reste inconnu, un groupe d’artistes, d’hommes politiques et de personnalités triées sur le volet, dont la fille du maréchal Joukov, héros de la Seconde Guerre mondiale (qui n’a pas vu le film, mais s’est exprimé tout de même), ont signé une lettre ouverte demandant l’interdiction de sa diffusion, au prétexte que le film porterait atteinte à la mémoire de la Grande Guerre patriotique - le nom officiel de la Seconde Guerre mondiale en Russie - et à «  la dignité de l’homme russe (soviétique)  ».

C’est dans ce contexte que l’édition russe du Staline d’O. Khlevniuk, parue également l’an dernier, s’ouvre sur un avertissement dont un lecteur ou une lectrice en France aurait bien du mal à comprendre le sens :

Ce livre n’intéressera pas les auteurs de L’Autre Staline, Les vilains mythes sur Staline, Staline le Grand, Le livre de chevet du staliniste, Le meurtre de Staline, pas plus que leurs admirateurs.

Tels sont en effet les titres de plusieurs ouvrages, relevant du récit sensationnel plus que de l’histoire, qui encombrent les grandes librairies en Russie. C’est la raison pour laquelle l’avant-propos et la conclusion ont été étoffés par O. Khlevniuk dans l’édition pour mettre en garde contre le danger qu’il y a à embellir la figure de Staline. On comprend mieux, dans ce contexte, l’engagement libéral et démocratique affiché par l’auteur. C’est sans doute aussi pourquoi l’ouvrage de O. Khlevniuk ne satisfait pas l’historien tout aussi engagé dans sa lutte qu’est Jean-Jacques Marie.

Pour le reste (mis à part le fait que, dans l’édition française, la source des images n’est pas indiquée), malgré une adéquation structurale, le texte français, en particulier dans sa conclusion, est marqué par quelques particularités de traduction, minimes, mais significatives, qui orientent intrinsèquement la lecture. Par exemple, le terme staliniana (p. 329 dans l’édition anglaise) qu’on peut comprendre comme désignant la culture, le corpus de productions autour de Staline, est remplacé par stalinomania (p. 559 dans le texte français). De même, il est un peu difficile de comprendre comment «  the longing for a social utopia  » s’est transformé en «  la nostalgie de l’utopie sociale qu’a été le stalinisme  ». Mais le plus marquant reste ce dernier passage, où la phrase «  Could it really be that Russia in the twenty-first century is in danger of repeating the mistakes of the twentieth ?  » (p. 330 dans l’édition anglaise) est devenue «  La Russie a-t-elle des raisons d’être inquiète de voir se reproduire, au XXIe siècle, les erreurs qui l’ont entraînée, au cours du siècle précédent, dans une spirale infinie de malheurs  » (p. 559).

La biographie de Staline par O. Khlevniuk est le résultat d’un travail académique de longue haleine et de grande qualité. Par la richesse de ses sources aussi bien que par la diversité des références bibliographiques, elle témoigne du fait que la vie scientifique russe ne souffre pas d’isolement, mais s’inscrit pleinement dans la collaboration et les circulations internationales. Or, comme le remarque dans sa préface N. Werth, ce travail «  reste peu connu en dehors du petit milieu des soviétologues  » (p. 7). Cette traduction est donc importante, mais il aurait pu être intéressant de la baser sur l’édition russe plutôt que sur celle de Yale, et donc d’y inclure la passionnante postface d’O. Khlevniuk, qui explore en profondeur les enjeux de cette «  staliniana  », que l’on ne saurait réduire à une «  stalinomania  ». Cela aurait aidé peut-être à ne pas enfermer le XXe siècle russe dans la fatalité d’une «  spirale infinie de malheurs  », et à ouvrir des perspectives comparatistes fécondes, puisque ce pays n’a, évidemment, pas le monopole de l’instrumentalisation de l’Histoire.

Recensé : Oleg Khlevniuk, Staline, traduction française par Evelyne Werth, Paris, Belin, 2017, 611 p., 25 €.

par Lenny Smirnova, le 28 mars 2018

Pour citer cet article :

Lenny Smirnova, « Les masques de Staline », La Vie des idées , 28 mars 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Vie-du-Petit-Pere

Nota bene :

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Notes

[1L’auteure remercie Mona Claro pour sa relecture attentive de ce texte.

[2Écrit en langue russe, l’ouvrage paraît initialement en traduction anglaise, sous le titre Stalin. New Biography of a Dictator, New Haven, Yale University Press, 2015. C’est en 2017 que voient le jour la publication russe, puis la traduction française, réalisée à partir du texte anglais.

[3Sur ce débat historiographique, voir : Werth, Nicolas. «  Le stalinisme au pouvoir. Mise en perspective historiographique  », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 69, n°1, 2001, p. 125-135.

[4Sheila Fitzpatrick, On Stalin’s Team. The Years of Living Dangerously in Soviet Politics, Princeton, Princeton University Press, 2015.

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