Recensé : Milena Jakšić, La traite des êtres humains en France. De la victime idéale à la victime coupable, Paris, CNRS Éditions, 2016, 304 p., 25 €.
Comment se fait-il que, dans un climat de consensus absolu sur la nécessité de dénoncer et de combattre la traite des êtres humains, considérée comme une atteinte aux droits fondamentaux, aucune affaire n’ait été portée devant les tribunaux ces dernières années en France ? Comment se fait-il qu’alors que la traite des êtres humains concerne un large spectre de pratiques, allant de l’enfermement au travail forcé ou à l’esclavage domestique, ce soit avant tout la prostitution de femmes migrantes qui, en France, retienne l’attention des associations, des médias et des pouvoirs publics ? Autant de questions qui servent de fil rouge à la passionnante enquête de Milena Jakšić.
Contrairement à ce que pourrait laisser penser le titre, son ouvrage ne présente pas les expériences et les souffrances endurées par les personnes victimes, ou les différentes formes de violence et de coercition que peuvent prendre la traite, mais tente de retracer la genèse et l’institutionnalisation de cette question comme problème public. L’auteure propose une sociologie de son traitement institutionnel qui, d’une arène à l’autre, d’un cadrage à l’autre, a permis d’instaurer la traite en catégorie d’action publique et à en légitimer une définition restreinte. L’enjeu du livre n’est donc pas de discuter de l’ampleur ou de la réalité du phénomène, mais de montrer comment les catégories de l’action publique qui se donnent pour objectif de lutter contre la traite peuvent contribuer à occulter la complexité des situations, et à exclure certaines femmes, pourtant dans des situations de violences patentes, de la catégorie de victime.
Être dite victime
Au delà de la traite, c’est avant tout du « traitement de l’absence » et de sa production sociale dont il est question dans cet ouvrage. Car les grandes absentes du terrain qu’a arpenté Milena Jakšić, d’associations en administrations et institutions judiciaires, sont les victimes elles-mêmes. Non pas qu’il n’y en ait pas, ou qu’il n’y ait pas de traite, ou de violences, ou encore qu’il faille dénoncer une panique morale, tel n’est pas le propos de l’ouvrage. Mais c’est que la plupart du temps, comme le montre tout en finesse l’auteure, les victimes « sont parlées » par d’autres.
De nombreuses associations et acteurs institutionnels se font leur porte-parole et contribuent à façonner leur histoire, leur témoignage, et à rendre audible une voix qui, une fois entendue, a étrangement toujours les mêmes caractéristiques – celle d’une jeune femme innocente, vulnérable, naïve et abusée qui n’avait aucune prise sur son quotidien. La « condition de victime est d’abord et avant tout le résultat d’une relation sociale » (p. 256) affirme l’auteure en conclusion, et cette relation sociale contribue à sélectionner bonnes et mauvaises victimes, et à confirmer l’opprobre qui pèse sur les secondes.
Dans une première partie, « Reconnaitre », Milena Jakšić suit d’abord le parcours des personnes qui se disent victimes de traite et retrace, des commissariats à la préfecture en passant par les associations, leur cheminement et leur difficile reconnaissance en tant qu’ayants droit – malgré l’engagement de nombreux acteurs et actrices. Entre différentes logiques professionnelles et institutionnelles – division du travail policier, nécessité pour les associations de légitimer leur position et leurs relations de confiance avec la police et la préfecture, positionnement moraux des unes et des autres –, Milena Jakšić parvient à montrer les multiples tensions qui font obstacle à la reconnaissance des victimes comme telles et engagent une logique du soupçon qui pèse en continu sur leurs épaules. Leur histoire est-elle véridique ? Ne sont-elles pas en train de profiter d’un système qui leur est favorable et de contourner les législations sur la migration ? Ne seraient-elles pas un peu coupables ?
Dénoncer et contrôler
En saisissant la vie sociale des normes, la façon dont celles-ci font l’objet de multiples interprétations et applications au quotidien, à la façon de la « street level bureaucracy » analysée par Michael Lipsky, Milena Jakšić présente la lutte contre la traite comme une pratique sociale plurielle. Elle montre les différentes logiques de contrôle qui d’une association à l’autre, d’une institution à l’autre, continuent de peser sur les victimes et contribuent à sélectionner les récits pour ne prendre en considération que ceux des victimes « idéales », celles qui correspondent à une certaine représentation de la contrainte. Dans cette sélection, les choix opérés par des personnes occupant une position structurellement défavorisée n’ont que peu de place. Le chapitre qui se concentre sur les pratiques des associations abolitionnistes subjugue par son analyse de la continuité des formes de contrôle et de jugement dont les femmes font l’objet de la part de bénévoles censés les aider à échapper à l’exploitation ou à la coercition.
Ces logiques de contrôle sont d’autant plus prégnantes qu’elles s’inscrivent dans le débat toujours polarisé autour de la prostitution, car ce sont les victimes de proxénétisme qui sont avant tout concernées par la définition actuelle de la traite en France. Cela amène à réfléchir à la façon dont les violences, en particulier envers les femmes, sont définies dans ce cadre. En prenant les postures antagoniques sur la définition de la prostitution comme autant de façons de constituer la question de la traite en problème public, le travail de Milena Jakšić contribue à une réflexion plus que nécessaire aujourd’hui sur la façon dont la catégorie de « violences envers les femmes » est investie de façon contrastée, et parfois mobilisée pour légitimer l’exercice d’une répression accrue sur le corps des femmes étrangères et pour nier leur parole et leurs expériences.
Entre logiques humanitaires et logiques sécuritaires, les luttes contre les violences envers les femmes ont en effet constitué, paradoxalement, une des justifications premières de la plus forte répression de la prostitution de rue et du maintien du soupçon sur les femmes qui n’entameraient pas un parcours de sortie de la prostitution. Autant de « victimes coupables », dit l’auteure, expression qui permet de mieux cerner les raisons de cette absence qui sert de fil rouge à l’enquête : les victimes incarnent avec peine l’image idéale que les institutions publiques s’en font, qu’elles soient administratives, associatives ou judiciaires.
La seconde partie, « Dévoiler », permet de mieux cerner les multiples logiques qui organisent ce soupçon. Dans un cheminement allant des arènes de mobilisations internationales aux institutions politiques et pénales françaises, Milena Jakšić revient sur les expressions et les cadrages de l’indignation, et sur les définitions dominantes de la traite qui s’en dégagent, tout comme les multiples déplacements qu’elles ont connus.
L’effacement des victimes douteuses
Après avoir présenté les principales coalitions non gouvernementales internationales et les enjeux relatifs à la définition de la prostitution – toutes les formes de services sexuels relèvent-ils de l’exploitation ? Doit-on distinguer entre prostitutions forcée et choisie ? Le problème est-il de monnayer son corps et sa sexualité, ou les conditions dans lesquelles cette transaction s’opère ? –, Milena Jakšić présente les tentatives, en France, pour élargir la cause de la traite à diverses formes d’exploitation et de coercition – notamment l’esclavage domestique. Elle rend compte des différentes façons dont les entrepreneurs de cette cause ont suscité et mobilisé l’émotion et la pitié. Entre sur- et sous-politisation, elle discute des manières de définir, cadrer, légitimer, techniciser la cause de la traite, qui en définitive sera axée principalement autour de la prostitution des femmes étrangères.
Dans ces mobilisations, insiste-t-elle, un élément est récurrent : la mise à distance des personnes concernées. Contrairement à d’autres luttes et mobilisations, « les sans-voix restent littéralement sans voix » (p. 200) et seuls les expert-e-s et les politiques discutent, débattent, dans des conceptions parfois radicalement différentes, mais qui sans cesse grossissent les traits et homogénéisent les situations pourtant diverses que recouvre la vente de services sexuels. Autant d’éléments qui, repris dans les débats parlementaires français, vont engager à inscrire la traite dans le Code pénal et légitimer des politiques sécuritaires et la chasse aux « victimes coupables », dans un esprit de lutte contre l’immigration illégale et contre la criminalité organisée transnationale, comme de maintien de l’ordre public.
L’analyse des débats autour de la Loi pour la sécurité intérieure de 2003 montre cette tension inhérente, où la pénalisation de la traite, dans un souci de protéger les victimes mais aussi les « riverains », légitime le contrôle accru des femmes migrantes et le refus d’octroyer des droits aux prostituées, pourtant considérées comme les premières victimes de ladite traite. Cette ambigüité, affirme Milena Jakšić, perdure dans la nouvelle loi de 2016 et perpétue l’absence des premières concernées et le déni de leur parole.
Une œuvre sociologique convaincante, donc, dans une écriture fluide et facile d’accès, et qui s’appuie sur un large spectre d’études sociologiques – sociologie des problèmes publics et de l’action publique, sociologie des pratiques judiciaires, sociologie des questions sexuelles et sans aucun doute sociologie du genre. Car si l’auteure explique en conclusion s’être dégagée d’une perspective en termes de genre qui l’aurait obligée à s’intéresser à la parole des femmes et à leur parcours migratoire au détriment de l’analyse de ceux qui gèrent la question de la traite, force est de constater qu’en mettant en exergue le décalage entre figures idéalisées de la victime et profils effectifs des personnes concernées, ce livre contribue à une réflexion fructueuse sur la façon dont les logiques de genre structurent la constitution de la traite en cause et expliquent l’absence des principales concernées. Les caractéristiques des victimes idéales recouvrent en effet toutes les catégories idéales de la féminité (fragilité, vulnérabilité, voire naïveté) et reconnaître des victimes comme des personnes autonomes ou désirantes apparaît comme difficilement pensable, moins tolérable ou tout simplement hors-cadre.