Explorant les rivalités culturelles qui opposèrent Français et Japonais en Indochine pendant la période du régime de Vichy, Chizuru Namba apporte un regard nouveau sur une période cruciale, à la veille de la guerre pour l’indépendance du Viêtnam.
Explorant les rivalités culturelles qui opposèrent Français et Japonais en Indochine pendant la période du régime de Vichy, Chizuru Namba apporte un regard nouveau sur une période cruciale, à la veille de la guerre pour l’indépendance du Viêtnam.
Pendant la période 1940-45, l’Indochine connait une situation exceptionnelle à au moins deux titres. Sur le théâtre asiatique de la Seconde Guerre mondiale tout d’abord, l’Indochine est la seule possession européenne où le Japon (allié à Vichy) laisse en place le système colonial. Les accords Matsuoka-Henry du 30 août 1940 autorisent le stationnement de troupes japonaises auxquelles diverses facilités sont accordées. La souveraineté française n’est cependant pas remise en cause, et ce compromis satisfait les deux parties. Il se voit critiqué par certains milieux politiques japonais, en particulier au sein du ministère des affaires étrangères, mais l’armée de terre fait prévaloir son point de vue selon lequel le Japon a plus à gagner qu’à perdre : le Japon bénéficie d’un accès à des matières premières cruciales (le riz, le caoutchouc et le charbon) sans avoir à prendre en charge lui-même l’administration du territoire. Le gouvernement général adopte lui aussi une attitude réaliste. Coupé de la métropole, il est conscient d’être dépourvu de forces militaires suffisantes pour s’opposer à une attaque du Japon. L’impuissance des autorités françaises dans la cohabitation qui se met en place ne doit pourtant pas être exagérée car les autorités françaises conservent une certaine marge de manœuvre, et parviennent par exemple à faire échec aux tentatives répétées du Japon de s’assurer le contrôle d’un journal quotidien indochinois pour diffuser ses idées.
L’Indochine fait également exception dans le cadre de l’empire colonial français en ne se ralliant pas à De Gaulle. Le personnel vichyste (en particulier le gouverneur général Decoux) reste même aux commandes assez longtemps après la chute du gouvernement de Vichy en France (août 1944). Pour l’analyse de la politique de Vichy vis-à-vis de l’empire colonial français, l’Indochine fait donc figure de terrain d’observation privilégié [1].
Dans ce contexte si particulier d’une cohabitation forcée, un affrontement à fleuret moucheté se produit sur le terrain des politiques culturelles menées par les Français et les Japonais en direction des autochtones. Chacune exalte évidemment sa langue et sa culture. Mais toutes deux tendent également à accorder une place et une reconnaissance de plus en plus importante à la culture vietnamienne. Ce n’est par exemple pas un hasard si le grand poème du début du dix-neuvième siècle, Kim Van Kieu, est traduit en français et en japonais presque au même moment.
La propagande vichyste s’efforce de faire vibrer une corde traditionaliste. Elle joue la carte de la supposée adéquation entre les valeurs de la Révolution nationale et celles du vieux fonds culturel local. Ainsi, met-on en parallèle des paroles prononcées par Pétain avec des sentences vietnamiennes traditionnelles. On associe à la célébration de Jeanne d’Arc celle des sœurs Trung, héroïnes de la lutte contre la Chine (vers 40 après J.-C.). Le renouveau de l’étude des caractères chinois, socle du prestige de la caste des élites lettrées est encouragé tandis qu’un terme est mis au système des conseils administratifs communaux élus (toc bieu), mis en place dans les années 1920. Certaines initiatives méritent que l’on s’y attarde comme le tour de l’Indochine cycliste qui a lieu en janvier 1942, 1943 et 1944, qui voit s’affronter des équipes des cinq ky (Cochinchine, Annam, Tonkin, Laos, Cambodge) ainsi que des coureurs français. Ce tour cycliste représente alors une très habile promotion de la fédération indochinoise (cadre politique qui est mis en avant à titre d’antidote au nationalisme vietnamien). Cette initiative reflète aussi la préoccupation très vive pour un développement des activités physiques, qui se traduit par un effort dans le domaine des infrastructures (stades, piscines).
Quant à lui, le Japon propage l’idéologie de la sphère de coprospérité de la grande Asie orientale, soulignant à l’envi les affinités culturelles entre la culture japonaise et celle des populations de l’Indochine. Sa propagande a toutefois pour originalité d’être dirigée également en partie vers les 36.000 résidents français, ce qui s’explique par le fait que nombre de remarquables francophones (et francophiles) sont envoyés en Indochine par le gouvernement japonais afin d’y exercer des responsabilités [2].
Si elles s’installent dans un modus vivendi qui consiste à éviter les critiques dirigées directement contre la présence de l’autre, les autorités françaises et japonaises en viennent à stigmatiser l’autre cohabitant de façon détournée, sous couvert d’accabler les Anglais et les Américains. Ainsi, les Japonais dépeignent ces derniers comme des impérialistes dépositaires d’une civilisation occidentale dégénérée, qui fait fleurir l’égoïsme et le matérialisme (tant d’accusations qui peuvent fort bien s’appliquer à la France). Les propagandistes français, eux, décrivent volontiers une Indochine qui, privée des bienfaits de la souveraineté française, serait aussitôt victime des appétits anglo-américains (alors qu’il est bien évident, si l’on adopte ce point de vue, que la principale menace pour la « liberté » de l’Indochine est le Japon).
L’un des points forts du livre de Namba est qu’il analyse de façon très précise le rôle et l’influence de la radio, trop souvent sous-évalués par les historiens parce qu’elle ne laisse pas ou peu de traces écrites. Si le nombre de récepteurs est limité (50.000 pour toute l’Indochine), elle montre que l’écoute collective, la mise en place de radiobus qui sillonnent les bourgs aux jours de marché démultiplient son audience. En utilisant, en particulier, les retranscriptions du renseignement américain des émissions des Japonais, elle lui redonne toute l’importance qu’elle avait dans la propagande de l’époque. Namba contribue ainsi à la réévaluation de l’influence de ce média durant la Seconde Guerre mondiale, rejoignant des études comme celles de Céline Rase pour le cas de la Belgique occupée [3].
Quelle a été l’attitude des populations locales confrontées à cette « rivalité culturelle » ? L’éventail s’avère très large, ce qui n’a rien pour surprendre. Mais on peut affirmer que c’est l’attentisme qui domine : devant un horizon politique particulièrement incertain, il est logique de ne pas se compromettre. Néanmoins certaines composantes de la société, comme les membres de la secte Cao Dai, en butte à l’hostilité des autorités françaises, soutiennent activement les Japonais. Les indépendantistes se montrent plus réservés, car ils sont déçus par l’attitude conciliatrice du Japon vis-à-vis des autorités coloniales, déception encore avivée en 1943 lorsque certaines colonies européennes occupées par les troupes japonaises sont autorisées à déclarer leur indépendance.
Cette période de cohabitation de presque cinq ans prend fin avec le coup de force perpétré par les troupes japonaises le 9 mars 1945. Environ 2.000 Français sont tués, et seule une petite partie parvient à gagner la Chine. Le reste des Français sont emprisonnés ou, dans le cas des civils, assignés à résidence. Le Vietnam déclare son indépendance le 11 mars. La propagande japonaise opère dès lors un renversement complet, et n’a pas de mots assez durs pour stigmatiser la colonisation française.
Ce beau livre contribue à éclairer une période cruciale de l’histoire de l’Indochine. Il aborde un sujet qui n’avait été, en dépit de ses importantes implications, que peu traité. Cet état de fait s’explique par l’obligation de faire usage d’un vaste éventail de sources éparpillées et écrites dans des langues différentes. Namba, en dépouillant des fonds d’archives en France, au Vietnam, au Japon et aux États-Unis (ainsi que des périodiques rédigés en français, japonais et vietnamien) a donc comblé une importante lacune. Ajoutons pour finir que, si l’édition est de bonne qualité, il y manque un index, et qu’on peut regretter de ne pas trouver d’illustrations qui donneraient à voir certaines des productions de la propagande française et japonaise.
par , le 7 juin 2013
Xavier Paulès, « Vichy, le Japon et l’Indochine », La Vie des idées , 7 juin 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Vichy-le-Japon-et-l-Indochine
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Malgré cela, les études restent peu nombreuses : Eric Jennings, Vichy sous les tropiques. La Révolution nationale à Madagascar, en Guadeloupe, en Indochine, 1940-1944, Paris, Grasset, 2004 [première édition anglaise Stanford 2001] ; Pierre Lamant, « La Révolution nationale dans l’Indochine de l’amiral Decoux », Revue d’histoire de la deuxième guerre mondiale, no. 138, avril 1985.
[2] Citons Yokoyama Masayuki, Komatsu Kiyoshi, ou encore Suzuki Kenrô, le directeur de la section de propagande de l’armée.
[3] Céline Rase, Les ondes en uniforme : la propagande de Radio Bruxelles en Belgique occupée (1940-1944), 2011.