Recensé : Alix Landau-Brijatoff, Indignes d’être français. Dénaturalisés et déchus sous Vichy, Paris, Buchet Chastel, 2013, 350 p., 21 €.
Cet ouvrage part d’une démarche personnelle. Les parents de l’auteure, juifs et communistes arrivés de Lettonie durant les années 1920, ont été naturalisés par la République puis dénaturalisés sous Vichy. Lorsqu’elle entend le « discours de Grenoble » de Nicolas Sarkozy en août 2010, l’auteure, psychologue de profession, est scandalisée par l’usage qui est fait de la menace de la dénaturalisation. L’allocution rappelle en effet les heures les plus sombres des années 1940. De cette colère, l’auteure décide de faire un livre combinant à la fois l’histoire personnelle de ses parents et celle, beaucoup plus large, des victimes de la remise en cause du code de la nationalité, consubstantielle au régime de Vichy — qu’il s’agisse de la dénaturalisation, de la déchéance ou du retour à l’indigénat.
L’attention porte surtout sur le processus de dénaturalisation, qui a touché plus de 15 000 personnes sous Vichy (dont 7 000 Juifs, soit environ 40% du total). Alix Landau-Brijatoff a pu s’appuyer sur des sources archivistiques diverses et nombreuses : si les minutes des 1 300 délibérations des commissions et sous-commissions de dénaturalisation n’existent plus, en revanche tous les dossiers de naturalisation ont été conservés et le fichier de tous les dénaturalisés a été récemment versé aux Archives nationales. Ni complètement ego-histoire, ni histoire générale de la dénaturalisation [1], l’approche privilégie une entrée par les cas singuliers pour éclairer le vécu des dénaturalisés, leurs décisions face aux événements et les diverses formes de la dénaturalisation.
Une dizaine de cas individuels ou familiaux, ont été choisis, car considérés comme emblématiques, mais là encore la subjectivité — voire la dimension affective — dans ces choix est revendiquée et explicitée. Les trajectoires de vie sont reconstituées de manière minutieuse et présentées de manière chronologique : de l’entre-deux-guerres à la Libération ou l’immédiat après-guerre, en passant bien sûr par la période de Vichy. Le point de vue des naturalisés/dénaturalisés est complété par celui des agents administratifs, sous la République, et des acteurs des commissions spéciales, chargés sous Vichy de statuer sur leurs cas. Deux autres parties traitent des déchus et des indigènes. Une dernière partie est consacrée au cadre historique et aux généralités : le contexte politique, les conditions d’adoption des trois lois « consanguines » (lois du 22 juillet sur la dénaturalisation, du 23 juillet sur la déchéance et du 7 octobre 1940 sur l’abrogation du décret Crémieux), le devenir des magistrats emblématiques des commissions de dénaturalisation.
Donner chair au phénomène de dénaturalisation
Les cas individuels ou familiaux retenus pour illustrer et expliciter ce phénomène le sont, dans l’ensemble, pour des raisons affectives : sont ainsi analysées les trajectoires du peintre Moïshe Chagall et de sa femme Bella ; Joseph, Goda Ginsburg et leurs trois enfants (dont Lucien, futur Serge Gainsbourg) ; Adolphe et Bluma Landau, les parents de l’auteure. On étudie la représentation de la France comme terre d’accueil, on suit ces familles de leur pays d’origine jusque au territoire national, leur volonté et leur accès à la naturalisation, qui ne va pas de soi. Certaines familles accèdent à la nationalité en 1932, comme les Ginsburg, après la loi du 10 août 1927 ; d’autres sous le Front Populaire, en 1936, comme les Chagall, après plusieurs tentatives infructueuses.
Avec l’arrivée de Vichy, ces familles se trouvent sans le savoir — après les lois de juillet et octobre 1940 — dans les mailles des commissions de dénaturalisation. L’étude des notes relevées dans les dossiers tant de naturalisation et que de dénaturalisation est très éclairant sur les critères retenus et leurs évolutions au fil des régimes. Ainsi les Chagall sont désignés comme « Juifs russes » et Moïshe « peintre sans intérêt national » par les agents de la commission de dénaturalisation de Vichy. L’intérêt d’une micro-analyse de ce type de sources — bien montré dans les cas d’immigration pour étudier les pouvoirs des agents bureaucratiques [2] — prend un nouveau sens en régime autoritaire, où la dénaturalisation entraîne des conséquences dramatiques.
Mais les motivations restent très liminaires. Les Landau, dénaturalisées lors d’une séance de mai 1943, sont ainsi considérés comme Juifs « difficilement assimilables » (p.170). Une fois dénaturalisées, les familles considérées comme étrangères ou apatrides peuvent être arrêtées et internées, avant d’être déportées. Ces familles, si elles sentent le danger, ne sont pas informées du processus de dénaturalisation qui les vise (elles n’ont pas laissé d’adresse !) et prennent souvent les décisions à l’aveugle [3]. Les Chagall doivent se résoudre à quitter la France, via l’Espagne en mai 1941, pour les États-Unis. Ils sont aidés en cela par l’américain Varian Fry, animateur officiel de l’Emergency Rescue Committee, qui développe depuis Marseille un efficace système clandestin de sauvetage — permettant à près de 4 000 réfugiés et persécutés de quitter l’Europe nazie (dont de nombreux artistes, écrivains, intellectuels et activistes politiques, avec leur famille).
Les Landau se cachent près de Perpignan, puis en Haute-Vienne. Quant aux Ginzburg, ignorant les poursuites dont ils font l’objet, ils informent involontairement les autorités du lieu où ils se trouvent (Limoges) : ils sont brièvement internés avant d’être relâchés, avec interdiction de quitter la ville. Ils en profitent pour s’enfuir et se cacher. Ces familles font les choix qui sauvent : elles échappent à la déportation et vont bénéficier des avis de la commission dite « de déchéance » qui doit, après la Libération, valider et surtout invalider les dénaturalisations et les déchéances issues des lois des 22 et 23 juillet 1940. Ainsi pour les Chagall, la dénaturalisation est invalidée et le dossier est classé le 24 février 1945.
Pour illustrer le cas des dénaturalisés pour activités communistes, l’auteure choisit trois familles d’Italiens et d’Espagnols (qui représentent respectivement 29% et 7% des dénaturalisés), dont le parcours est traité de manière assez rapide. La trajectoire d’un « vichysto-résistant » d’origine italienne est étudiée de manière plus approfondie. Il s’agit d’Angelo Tasca, le père de la femme politique Catherine Tasca. Après une période de militantisme communiste, il s’installe en France en 1930. Il adhère à la SFIO et au PSI en 1934, anime la rubrique politique étrangère du journal Le Populaire. Il est naturalisé en 1936 grâce à ses appuis au sein du Front Populaire. Avec la mise en place du régime de Vichy, il s’installe dans la ville thermale et adhère aux idéaux de la Révolution nationale — en grande partie par anticommunisme, mais aussi par adhésion à un système autoritaire. Pourtant, sa naturalisation en 1936 en fait une cible pour la commission de dénaturalisation. Il fait démonstration de son pétainisme et peut présenter un recours gracieux à la commission (cette possibilité est fixée par la loi du 21 mars 1941 qui lui donne un cadre juridique ; 440 autres dénaturalisés pourront bénéficier de cette possibilité). Il lui est ainsi possible de redevenir français.
À partir de 1941 et surtout de 1942, il profite de sa situation au sein du service de communication à Vichy pour devenir un informateur auprès du gouvernement belge en exil à Londres. Il est poursuivi à la Libération pour complot contre la sécurité de l’État, mais obtient un témoignage en sa faveur qui lui permet d’être blanchi. Quand à la commission dite de déchéance, elle confirme sa nationalité française, mais il reste suspecté pour son attitude double pendant la guerre.
Le cas des Juifs d’Algérie : le retour à l’indigénat
Le 7 octobre 1940, les 110 000 Juifs d’Algérie devenus français grâce au décret Crémieux de 1870 sont rendus au statut d’indigènes en raison de l’abrogation du décret. L’objectif est, comme ailleurs, de se débarrasser d’une population juive considérée comme indésirable. Mais, à la différence de la dénaturalisation, cela ne se traduit pas par le traitement de dossiers individuels. Cette décision concerne l’ensemble de la communauté juive d’Algérie, qui doit retourner, dans sa globalité et de manière immédiate, à l’indigénat.
L’auteure choisit d’aborder le phénomène en croisant deux parcours — avec des sources assez parcellaires et pour partie orales dans le cas de Daniel — pour insister sur l’impact différent de cette mesure : celui du philosophe Jacques Derrida, issu d’une famille juive sépharade qui réside en Algérie depuis quatre générations, et celui du journaliste Jean Daniel, issu d’une famille juive religieuse. Le premier est enfant en 1940 (il a dix ans). Si l’abolition du décret Crémieux prive les Juifs de leur nationalité et de leur citoyenneté française, ce sont surtout les humiliations quotidiennes qui frappent le jeune Derrida : exclusion de l’école, insultes et violences antisémites, séparation pour jouer au foot etc. Cela marque sa vie et entraîne une prise de conscience de la fragilité de tout droit accordé (susceptible d’être repris).
Le second est plus âgé. Jean Daniel est déjà adulte quand il est déchu de sa nationalité : l’épreuve renforce sa volonté de s’engager avec Leclerc en Tripolitaine, et conforte sa foi en de Gaulle. Comme tous les Juifs d’Algérie, les deux hommes recouvrent leur nationalité et leur citoyenneté avec le rétablissement du décret Crémieux le 20 octobre 1943.
L’honneur d’être « sali par ces gens-là »
La logique qui sous-tend la loi du 23 juillet 1940 est très différente, puisqu’elle cible des Français dits « de souche », à qui on retire la nationalité (décision prise par une commission de trois militaires) en raison de leur départ pour Londres en 1940 ; leurs biens sont confisqués, liquidés et le produit versé à la caisse du Secours national. Cette disposition n’est pas créée par Vichy, puisqu’elle est déjà présente dans les codes de la nationalité de 1793, associées aux traîtres et aux espions [4].
On trouve bien sûr parmi les déchus le général de Gaulle, Leclerc de Hauteclocque, mais aussi d’autres figures de la France Libre comme Ève Curie ou René Cassin. Ils sont au total 446. Pour ces personnalités, la déchéance n’aura évidemment pas les mêmes implications que pour les populations persécutées en France même. L’auteure retrace ainsi le parcours de René Cassin. Celui-ci quitte la France avec sa femme le 23 juin 1940. Il refuse l’armistice et veut lutter contre les nazis. Lui-même de confession juive, Cassin fait de nombreuses allocutions à la radio, dont celle d’avril 1941, qui s’adresse spécifiquement aux Israélites français. On suit son parcours à Londres : devenu commissaire à la Justice et à l’Éducation, il prépare la « déclaration universelle des droits et de l’homme et des devoirs des citoyens », ainsi que le retour à la légalité républicaine. Le 4 mai 1941, il est déchu de sa nationalité par Vichy, comme 29 autres personnes avec lui. Il en est rapidement informé par ses proches et en tire l’honneur d’être « sali par ces gens-là ». Cette déchéance renforce sa détermination dans son combat.
Quant à Ève Curie, elle est la fille cadette de Marie Curie et l’auteure d’un ouvrage sur sa mère, Madame Curie, à la fin des années 1930 — qui a marqué des générations de jeunes femmes, dont, précisément, Alix Landau-Brijatoff. Le 18 juin 1940, Ève Curie embarque à Bordeaux pour rejoindre l’Angleterre. En représailles, elle est déchue de sa nationalité par Vichy, comme René Cassin, en avril 1941. Cela ne l’empêche pas d’être particulièrement active au service des Alliés. Elle couvre les champs de bataille et écrit des chroniques (réunies sous le titre Journey Among the Warriors et publiées en 1943). Elle écrit des articles patriotiques dans différents magazines, comme le Coronet. Revenue en Angleterre en 1943, elle s’engage dans le corps des volontaires féminines de la France combattante, devient ambulancière dans le front de l’Italie. Elle intègre comme lieutenant l’État-major de la 1re DFL. Elle débarque avec les troupes françaises de cette unité le 12 septembre 1944. Après l’abrogation de la loi du 23 juillet 1940, elle redevient française et est décorée de la Croix de guerre en 1944.
Arbitraires
Le grand intérêt de cet ouvrage tient dans la diversité des parcours. Ils sont reconstitués de manière très vivante et émouvante : vécus contrastés de la dénaturalisation ou de la déchéance, engagements, choix personnels ou collectifs. En privilégiant une entrée par les itinéraires singuliers et les destinées, cet ouvrage éclaire ce qui constitue la citoyenneté française : d’un côté, l’adhésion à des valeurs (républicaines), à une patrie et à un mode de vie — même si l’attachement à la culture d’origine reste fort — ; de l’autre, des processus bureaucratiques édifiant des normes d’intégration, des critères de nationalité et de citoyenneté variant au fil du temps et des régimes.
Si l’ouvrage montre bien l’arbitraire du système vichyste, il interroge plus largement la légitimité de ces critères bureaucratiques, du Front populaire à la Libération. Il met en lumière l’attitude de certains bureaucrates et magistrats zélés qui, même sous la République, agissent en fonction de normes d’intégration extrêmement strictes — appuyées elles-mêmes sur toute une série de représentations personnelles implicites — constituant de réels obstacles à toute naturalisation.
Dans ce registre, une mention spéciale revient peut-être à G. Combier, magistrat et chef du bureau des naturalisations sous le Front populaire. Face à la demande de naturalisation des Chagall, il motive son refus en écrivant, en 1937 : « Je n’attache que peu d’intérêt au point de vue français à son œuvre artistique, qui paraît trop éloignée de la tradition française pour pouvoir l’enrichir » (p. 55). Quelques années plus tard, la position adoptée au sujet du peintre par la commission de dénaturalisation vichyste n’est guère différente.