Dans son article « Mais qui sont donc ces économistes ? », James K. Galbraith entreprend de préciser qui sont les économistes qui auraient eu suffisamment de clairvoyance pour pressentir la crise financière. Galbraith défend la thèse que ces économistes ne sont pas là où on pourrait les attendre, à savoir au cœur de la science économique. Au contraire, il faudrait les chercher à la périphérie, voire à l’extérieur du champ de l’économie académique.
Comme il en informe explicitement son lecteur, la liste des économistes qu’il donne n’est nullement exhaustive. Elle est évidemment en partie déterminée par les sensibilités et les connaissances de son auteur. Pêle-mêle, Galbraith évoque les noms suivants : Dean Baker, Hyman Minsky, Wynne Godley ou encore Gary Dimsky. L’origine intellectuelle de ces auteurs diffère mais tous ont en commun, selon Galbraith, d’avoir su anticiper la crise financière ou, dans le cas de Minsky (décédé en 1996), d’avoir fourni les outils théoriques pour comprendre les mécanismes de l’instabilité financière. Ces auteurs ont aussi un autre point commun : ils ne relèvent pas du cœur de la profession, ce que certains nomment parfois le « mainstream » ou plus maladroitement la « théorie néoclassique ». La trame de fond de l’argumentaire déployé par Galbraith est que ce constat ne fait que révéler, ou rendre plus évident, le fait que la science économique a emprunté depuis bien longtemps un mauvais sentier. Il importe alors de profiter de cette occasion qu’est la crise financière pour revenir sur le droit chemin, quitte à rompre complètement avec la science normale. Comme l’écrit Galbraith à la fin de son article : « Il est donc inutile d’enfermer la discussion dans le cadre étroit d’une science économique conventionnelle. L’urgence est bien plus d’élargir le champ académique et de donner de la visibilité à des travaux qui nous sont réellement utiles pour faire face aux terribles problèmes économiques de notre époque. [...] L’idée n’est pas de se disputer indéfiniment avec Bonnet Blanc et Blanc Bonnet, mais de dépasser leurs querelles et d’avancer vers le champ qui doit être là quelque part, qui en effet est bien là ».
La position défendue par Galbraith est intéressante et a, au minimum, un mérite : elle est constructive, dans le sens où elle entend partir de, et valoriser, des analyses certes à la périphérie de la science économique, mais qui ambitionnent de proposer une alternative à l’approche dominante. Comme on va le souligner plus bas, nombreux sont les économistes à avoir fait état par ailleurs de leur insatisfaction à l’égard de l’état de la science économique actuelle, et en particulier de la macroéconomie. Paul Krugman [2009] est le plus connu d’entre eux, mais il est loin d’être le seul. Nous rejoignons la perspective de Galbraith sur ce point. Notre point de vue s’écarte néanmoins du sien dans la mesure où, si nous nous accordons avec l’idée que l’économie en tant que science doit évoluer, nous ne localisons pas les germes de sa2réorientation au même endroit. En ce sens, nous défendons l’idée que c’est davantage une évolution interne du cœur de la discipline qui va se produire, plutôt qu’une « révolution scientifique » amorcée par la périphérie.
Une crise « systémique » de la science économique ?
Paul Krugman est loin d’être le seul économiste à s’être ému de l’état actuel de la science économique. Ainsi, le 22 juillet 2009, les économistes Tim Besley et Peter Hennessy, en poste à la London School of Economics, adressaient une lettre à la reine d’Angleterre [1] dans laquelle ils évoquaient « a failure of the collective imagination of many bright people, both in this country and internationally, to understand the risks to the system as a whole ». On peut considérer cette explication comme peu satisfaisante et, quelques jours plus tard, un autre groupe d’économistes britanniques adressait à son tour une lettre à la Reine pour y expliquer l’échec de leur discipline face à la crise. La critique s’y voulait plus précise et plus forte, se focalisant sur l’enseignement reçu par les économistes, lequel contribuerait à former des « savants idiots », entraînés à construire des modèles mathématiques complexes mais frappés de graves lacunes en matière de culture scientifique. Une dernière salve, peut-être plus marquante, est venue d’un article rédigé par un groupe d’économistes reconnus qui, pour certains d’entre eux, ont largement contribué à faire évoluer l’économie « mainstream » (Alan Kirman et Michael Goldberg notamment). Les auteurs y développent une critique forte à l’encontre de la macroéconomie, incapable selon eux d’intégrer les développements les plus récents dans certains champs spécifiques (analyse des réseaux, économie de la complexité) qui auraient permis d’expliquer et surtout de prévoir la crise financière. Ici encore, la profession des économistes est visée :
« We believe that economics has been trapped in a sub-optimal equilibrium in which much of its research efforts are not directed towards the most prevalent needs of society. Paradoxically self-reinforcing feedback effects within the profession may have led to the dominance of a paradigm that has no solid methodological basis and whose empirical performance is, to say the least, modest. Defining away the most prevalent economic problems of modern economies and failing to communicate the limitations and assumptions of its popular models, the economics profession bears some responsibility for the current crisis. It has failed in its duty to society to provide as much insight as possible into the workings of the economy and in providing warnings about the tools it created. It has also been reluctant to emphasize the limitations of its analysis. We believe that the failure to even envisage the current problems of the worldwide financial system and the inability of standard macro and finance models to provide any insight into ongoing events make a strong case for a major reorientation in these areas and a reconsideration of their basic premises ».
Toutefois, l’article souligne surtout l’échec de la science économique à n’avoir pas su intégrer ses propres développements les plus récents pour anticiper la crise financière. Ce dernier point de vue nous écarte de la thèse de James Galbraith : oui, la science économique a été mise en échec par la crise financière de 2008-2009, de la même manière qu’elle l’avait été en 1929-1932. Mais, là où Galbraith voit le salut à la périphérie de la science économique, d’autres commentateurs considèrent au contraire que le renouveau s’est d’ores et déjà amorcé au sein même du paradigme dominant. Cette opposition porte les traces de réminiscences du débat sur la nature de l’évolution des idées scientifiques qui a animé la philosophie des sciences dans les années 1960 et 1970, au travers notamment des écrits de Karl Popper et de Thomas Kuhn [2]. À ce titre, nous lisons le texte de James Galbraith comme un appel à une révolution scientifique au sens de Kuhn. Tous les ingrédients sont en effet présents : un paradigme dominant incapable de rendre compte de la plus importante crise financière depuis près de quatre-vingts ans, incapacité qui révèle l’inadéquation des concepts théoriques et de la perspective méthodologique adoptés par les économistes participant à la science normale. Surtout, si l’on suit Galbraith, des alternatives existent et peuvent se substituer au paradigme en place. Le décor semble planté pour une véritable révolution scientifique en économie.
La théorie néoclassique est morte, vive le mainstream pluraliste ?
Néanmoins, la thèse de James Galbraith repose sur une vision sélective et restrictive des développements théoriques récents au sein de la science économique, mais aussi sur une conception du mainstream que l’on pourrait qualifier de quelque peu anachronique. Elle se déploie à partir d’une opposition entre un paradigme dominant, à la méthodologie reposant largement sur l’usage de modèles mathématiques, unifié au-delà des discussions internes qui sont propres à toute science normale, et d’un ensemble d’approches à la périphérie voire à l’extérieur de la science économique, dont Galbraith pense qu’elles doivent aujourd’hui devenir le cœur de la discipline. Pourtant, cette description ignore largement les évolutions internes qui ont affecté le paradigme dominant depuis plus de vingt-cinq ans maintenant et qui ont considérablement modifié son visage.
Au début des années 2000, l’historien de la pensée économique David Colander annonçait la mort de l’économie néoclassique [Colander, 2002], ce courant de pensée né à la fin du XIXe siècle et à partir duquel se sont structurées l’essentiel des recherches en économie pendant près d’un siècle. Colander montre de manière convaincante que le contenu du terme « néoclassique », qui remonte au début du XXe siècle et a été ressuscité par les débats des années 1970, ne correspond plus à ce que font réellement les économistes depuis plusieurs décennies. Plus récemment, Colander et d’autres observateurs attentifs ont souligné la transformation de la perspective théorique des économistes et surtout la prolifération de nouvelles approches émanant du cœur même de la discipline. David Colander, Richard Holt et Barkley Rosser Jr. [2004] évoquent ainsi le « visage changeant du mainstream ». Ils soulignent notamment le décalage croissant entre les pratiques effectives des économistes, qui sont marquées par le recours à des approches nouvelles (économie expérimentale, théorie des jeux évolutionnaires, économie de la complexité) et le contenu de l’enseignement de la discipline à l’Université, qui est lui encore fortement imprégné des idées et théories plus anciennes. John B. Davis, professeur de philosophie économique à l’université de Rotterdam, a récemment attiré l’attention sur l’émergence d’une forme de pluralisme méthodologique au sein du courant dominant [Davis, 2006]. Ce pluralisme nouveau se concrétise dans le fait que des principes méthodologiques et théoriques qui étaient considérés autrefois comme constitutifs de toute forme d’analyse économique (raisonnement en termes d’équilibre général, hypothèse de rationalité parfaite) tendent aujourd’hui à devenir facultatifs. De plus en plus de travaux reconnus et acceptés par la communauté des économistes s’émancipent des hypothèses restrictives qui ont caractérisé à un moment le paradigme néoclassique.
Cette évolution, telle qu’elle est restituée par certains observateurs, rentre en contradiction avec la vision « kuhnienne » de la dynamique scientifique comme succession de révolutions. En effet, c’est largement à un processus de recomposition interne que nous assistons aujourd’hui, processus qui conduit le paradigme dominant à se transformer pour finalement prendre une autre forme, voire à se morceler. Cela ne signifie pas que les approches à la périphérie ne jouent aucun rôle dans ce processus ; bien au contraire, un fait stylisé de l’histoire de la pensée économique est la propension du paradigme dominant à intégrer les idées et les apports des théories concurrentes et à se transformer sous leurs effets. Mais cela nous conduit à penser que, comme beaucoup de commentateurs critiques à l’égard de la science économique, James Galbraith sous-estime la transformation de ce champ disciplinaire.
Le futur de la science économique
Quelles sont donc ces nouvelles approches contribuant à donner un nouveau visage à la science économique ? Nous évoquerons certaines d’entre elles, notre choix ne prétendant nullement à l’exhaustivité.
Une première perspective prometteuse est celle de l’économie expérimentale (behavioral economics). James Galbraith l’évoque très rapidement à la fin de son article mais uniquement pour la disqualifier. Il s’agit là d’un parti pris qui ne se justifie pas. Initiée par les travaux d’auteurs tels que Daniel Kahneman (récipiendaire du prix Nobel d’économie en 2002) et Richard Thaler, l’économie expérimentale a joué un rôle majeur dans la remise en cause de la figure traditionnelle de l’homo œconomicus. À partir d’expériences contrôlées en laboratoire, les économistes travaillant dans cette perspective ont été en mesure de révéler certains biais comportementaux (aversion pour les pertes par exemple) ou certaines préférences (recherche de l’équité) qui conduisent les comportements réels à systématiquement contredire les prédictions des analyses standard. Rejeter l’économie comportementale est d’autant plus contestable que cette approche est d’une pertinence directe en matière d’économie financière et pour comprendre les crises économiques, comme l’atteste le récent ouvrage de George Akerlof et Robert Shiller [2009]. Reprenant la célèbre formule de Keynes, ces deux auteurs y développent la thèse selon laquelle les cycles économiques (engendrés, entre autres, par les crises financières) trouvent leur origine dans les « esprits animaux » de chaque individu. Les esprits animaux désignent précisément un certain nombre de biais comportementaux qui conduisent à un excès d’optimisme dans les périodes d’euphorie, suivi d’un excès de pessimisme en période de crise. Plus généralement, l’économie expérimentale constitue, autour des travaux notamment de Richard Thaler, une véritable alternative en économie financière aux approches fondées sur les hypothèses d’anticipations rationnelles et d’efficience des marchés telles qu’elles sont développées depuis plus de trente ans notamment au sein de « l’école de Chicago » [3]. La figure de l’homo œconomicus n’est plus la marque distinctive de la science économique, et l’économie expérimentale contribue largement à souligner l’incidence de cette évolution pour comprendre les phénomènes économiques.
Un second ensemble novateur de recherches est celui de l’étude du rôle et de l’évolution des institutions. Les institutions sont les normes, les règles et les conventions qui gouvernent les interactions économiques et sociales. Bien que quelques économistes (Schmoller, Veblen, Commons) aient souligné leur importance dès la fin du XIXe siècle, ce n’est que relativement tardivement, à partir des années 1980, que l’analyse économique a commencé à les intégrer et à les prendre en compte de manière systématique. Ce que l’on appelle l’économie institutionnelle est aujourd’hui un champ de recherche en pleine expansion et recourant à une grande diversité d’outils méthodologiques. La totalité des économistes s’accorde aujourd’hui sur le fait que l’on ne peut expliquer les phénomènes économiques en faisant abstraction des institutions. Les institutions jouent notamment un rôle prépondérant lorsque existent des asymétries d’information (c’est-à-dire le fait que, dans le cadre d’une transaction économique, un agent a plus d’informations que l’autre), et il y a de solides raisons pour penser que la crise financière est en partie le résultat de telles asymétries, aussi bien entre les institutions financières et les autorités de régulation qu’au sein même des institutions financières (dans quelle mesure les dirigeants des banques connaissent-ils le métier de leurs traders ?). Dans un registre similaire, dès 2005, l’économiste Raghuram Rajan [Rajan, 2005] soulignait que les changements institutionnels qui avaient affecté le secteur financier ces vingt dernières années étaient porteurs de risques systémiques. Rajan montrait ainsi qu’un risque non négligeable de choc financier existait en raison de certaines incitations perverses engendrées par les règles encadrant le système financier. Sa conclusion avait un caractère prophétique qui n’avait rien à envier à celui des auteurs mentionnés par James Galbraith :
« Given the possibility of perverse incentives coming together in some states, a risk management approach to financial regulation will be important to attempt to stave off such states through the judicious operation of monetary policy and through macro-prudential measures. […] We should be prepared for the low probability but highly costly downturn. In such an eventuality, it is possible that the losses that emanate from a financial catastrophe cannot be entirely borne by current generations and are best shared with future generations ».
Néanmoins, la mise en garde de Rajan, pas plus que celle des autres Cassandre, n’a été prise réellement au sérieux, en dépit du fait que son auteur soit bien au « cœur » de la discipline. Dans une perspective plus éloignée des questions financières, on a vu également émerger ces dernières années des travaux tentant d’associer des modèles formels de théorie des jeux avec des études de cas historiques, dans le but d’analyser l’importance et l’origine des spécificités des différentes économies dans le monde [4]. Un nombre croissant de travaux mobilisent aujourd’hui des modèles de jeux évolutionnaires (voir encadré ci-dessous), originellement importés de la biologie, afin de mieux comprendre la manière dont des individus à la rationalité limitée peuvent apprendre de leurs interactions passées et adaptent leurs comportements en conséquence. Ces modèles permettent aussi de mieux cerner les mécanismes régissant l’évolution des institutions. L’un de leurs grands mérites, par rapport aux modèles de l’économie néoclassique du siècle dernier, est de montrer qu’il n’existe pas nécessairement un équilibre unique et optimal, qu’une économie peut se retrouver piégée durablement avec des institutions inefficientes. En définitive, l’économie institutionnelle est aujourd’hui largement en mesure d’aider à comprendre les effets à la fois positifs et négatifs que certaines institutions comme, par exemple, les règles prudentielles sur les marchés financiers peuvent avoir sur les économies, ainsi que les trajectoires suivies par ces dernières.
La théorie des jeux évolutionnaires
La théorie des jeux est un outil mathématique dont les premiers développements remontent aux années 1940. L’objectif de cet outil est de permettre une étude des interactions stratégiques impliquant des agents rationnels. Initialement appliquée essentiellement aux problématiques de conflits internationaux dans le contexte de la guerre froide, la théorie des jeux a depuis été totalement intégrée à l’économie pour étudier de nombreux phénomènes tels que les processus de négociation, les stratégies des entreprises ou les problèmes de réputation.
La théorie des jeux évolutionnaires a été développée en grande partie indépendamment à partir des années 1960 et 1970 par des biologistes [Maynard Smith, 1982]. Elle s’écarte assez nettement de la théorie des jeux classique car elle a été élaborée initialement pour étudier le comportement animal et modéliser les mécanismes de sélection et de mutation mis en avant par Darwin. Dans les modèles de jeux évolutionnaires, l’hypothèse de rationalité parfaite des agents est abandonnée ; ces derniers sont supposés suivre des règles de comportement très simples et nullement optimisatrices. Ces modèles permettent d’étudier les mécanismes par lesquels un comportement ou un trait phénotypique se diffuse au sein d’une population. À partir des années 1980, la théorie des jeux évolutionnaires a été largement utilisée par les économistes, d’une part pour étudier les mécanismes d’apprentissage individuel et d’autre part pour rendre compte de l’évolution des conventions et des normes sociales.
Un dernier ensemble de développements que l’on mentionnera se réfère à toute la branche de ce qu’il convient d’appeler « l’économie de la complexité ». Comme les courants mentionnés plus haut, cette branche trouve son origine dans l’import initial de techniques et d’outils méthodologiques en provenance d’autres sciences sociales et naturelles. Les travaux qui en relèvent reposent largement sur l’usage de simulations informatiques visant à comprendre les conséquences systémiques de comportements individuels décentralisés. L’intérêt de cette forme de modélisation est de permettre l’étude de dynamiques non linéaires, lesquelles se prêtent mal à la modélisation traditionnellement utilisée par les économistes. Dans ces modèles, les agents ne sont pas supposés parfaitement rationnels ; ils suivent plutôt certaines règles de comportements plus ou moins simples. La puissance des ordinateurs permet aujourd’hui de construire des modèles plus réalistes, modélisant des populations hétérogènes avec des agents aux préférences et aux règles de comportement très variables. La dynamique des systèmes qui en résulte est souvent complexe et imprévisible du fait de l’existence de processus cumulatifs induits par des boucles rétroactives. Comme précédemment, l’économie de la complexité est très utile pour comprendre l’émergence des institutions et la dynamique des comportements individuels. Mais elle a aussi une pertinence directe pour l’étude des phénomènes macroéconomiques et financiers. Ainsi, les analyses de Hyman Minsky, que Galbraith mentionne dans son article, ont pu être considérablement approfondies par le biais de l’économie de la complexité [Gallegati, Palestrini et Rosser Jr., 2010], en précisant formellement les conditions dans lesquelles l’hypothèse d’instabilité financière de ce dernier s’avère vérifiée. L’analyse des réseaux, autre approche relevant de l’économie de la complexité, peut quant à elle permettre de mieux comprendre l’importance des interconnexions entre acteurs au sein du système financier [Allen et Babus, 2008]. Elle fournit notamment un cadre d’analyse adéquat pour comprendre les mécanismes se cachant derrière l’expression « too big to fail » : la stabilité d’un réseau peut en effet être considérablement mise en péril dans le cas où celui-ci est excessivement centralisé autour de quelques nœuds (acteurs). La chute d’un acteur trop important est alors susceptible d’induire des effets systémiques aux conséquences graves. Une meilleure compréhension de ces mécanismes peut permettre l’élaboration d’une législation plus adaptée visant précisément à éviter l’émergence d’un acteur trop important. Le Santa Fe Institute, un centre de recherches interdisciplinaires, est encore aujourd’hui le principal endroit où des travaux de ce type sont développés. Mais ils sont de plus en plus fréquents en économie [5].
Les trois ensembles d’approches mentionnés ont en commun d’être au cœur de la science économique. Cela ne veut pas dire qu’ils sont pleinement exploités ou reconnus à leur juste valeur. Leur intégration et leur développement ne sont ainsi pas complets. L’article de Kirman et alii, mentionné plus haut, dénonce précisément l’incapacité de la science économique à intégrer les apports de l’analyse des réseaux et de l’économie de la complexité. Les résultats de l’économie expérimentale sont quant à eux largement débattus, certains économistes minorant leur importance en raison de la méthodologie utilisée. Enfin, l’économie institutionnelle fait face elle-même à des débats internes. Certaines critiques récentes adressées à l’encontre de travaux tentant d’associer modèles de théorie des jeux et études de cas historiques confirment que la science économique n’est pas encore totalement ouverte à des méthodologies alternatives. Par ailleurs, la théorie des jeux évolutionnaires est parfois détournée de sa vocation empirique originelle pour être mis à contribution dans des exercices mathématiques à la pertinence empirique douteuse [6]. Néanmoins, ces différentes approches sont discutées dans le cadre même de la science normale. Des articles en relevant sont publiés dans les meilleures revues académiques. Surtout, elles sont directement pertinentes pour comprendre les phénomènes économiques réels, tels qu’une crise financière.
Conclusion
Nous partageons le constat fait par James Galbraith et par de nombreux économistes : la crise financière de l’année dernière a révélé l’incapacité d’une certaine partie de la science8économique (essentiellement la macroéconomie et l’économie financière) à pouvoir rendre compte d’importants phénomènes empiriques. Les causes en sont probablement multiples. Le constat formulé, il reste à déterminer vers quelle direction se tourner. Dans son article, James Galbraith suggère de regarder vers la périphérie de la discipline et considère qu’il est temps d’amorcer une véritable révolution scientifique. Au-delà des mérites incontestables des approches présentées par Galbraith, cette thèse fait abstraction des transformations récentes de la science économique.
On peut souligner, rejoignant d’autres observateurs, que ce qui constituait il y a encore trente ans le paradigme dominant est aujourd’hui morcelé en plusieurs approches plus ou moins compatibles entre elles. L’évolution actuelle de la science économique semble apporter un démenti à la thèse de Kuhn selon laquelle la science évolue nécessairement par révolutions. Il existe aujourd’hui des approches théoriques reconnues, au moins partiellement situées au cœur de la science économique, qui ont un réel pouvoir explicatif pour rendre compte d’un phénomène tel que la crise financière. Nous en avons présenté trois, sachant que d’autres existent : l’économie expérimentale, l’économie institutionnelle et l’économie de la complexité. Aujourd’hui, c’est peut-être davantage le domaine de l’enseignement de l’économie, plutôt que celui de la recherche, qui est en décalage avec les évolutions récentes. Au-delà du constat, lui aussi souvent partagé, que l’enseignement actuel de l’économie privilégie trop la technique au détriment de la substance, c’est sans doute une meilleure intégration des développements les plus récents de la discipline qui s’avère nécessaire.
Réponse à Cyril Hédoin par James K. Galbraith
Cyril Hédoin établit une distinction entre la « périphérie » de la science économique et son « cœur », son mainstream. Il avance ensuite que le mainstream possède un corpus scientifique qui permet de comprendre la nature des crises financières. J’emploie certes les mots « mainstream » et « conventionnel » – dont le sens n’échappe à aucun économiste – mais je refuse catégoriquement l’idée que l’alternative au mainstream soit « périphérique » – voire, comme Hédoin tend à le suggérer, à chercher en dehors du champ académique.
J’évoque dans mon essai cinq groupes d’économistes, dont chacun peut affirmer, de façon légitime, avoir prévu la crise. Chacun d’eux est représenté par des chercheurs au parcours universitaire impeccable. Les marxiens relèvent quasiment de la scolastique. Dean Baker, bien que non universitaire, est un chercheur hautement qualifié en économie appliquée – et il se trouve par ailleurs que son approche s’inscrit dans le cadre théorique de l’équilibre général. Les trois autres groupes poursuivent d’une façon ou d’une autre la lignée tracée par John Maynard Keynes. Wynne Godley était la figure de proue du département d’économie appliquée à l’université de Cambridge. Hyman Minsky a étudié les mathématiques à l’université de Chicago, puis l’économie à celle d’Harvard. Mon père, formé à Berkeley, a enseigné à Harvard et fut président de l’American Economic Association.
De même, chacun des chercheurs contemporains dont je cite les travaux sont éminemment qualifiés, comme Barkley Rosser Jr. – Cyril Hédoin n’ajoute rien à mon essai en l’évoquant dans sa réponse (j’évoque aussi le regretté Peter Albin, un pionnier dans le domaine de la complexité économique.). Gary Dymski, un des rares économistes à avoir étudié les prêts immobiliers dits subprimes sur le terrain, est professeur d’économie à l’université de Californie. Ping Chen est certes physicien de formation, mais son apport à la théorie économique est bien connu des économistes, notamment grâce à ses publications dans le Journal of Economic Behavior and Organization. William K. Black est criminologue et enseigne maintenant l’économie et le droit à l’université ; George Akerlof, le prix Nobel d’économie, a écrit au sujet de son livre sur la crise financière des « Savings & Loans » qui a frappé les États-Unis dans les années 1980 que « personne d’autre ne comprend aussi bien que lui la façon dont ces pillages ont eu lieu ».
Il n’y a donc rien de « périphérique » dans les travaux des économistes que je cite. Je les évoque car ils constituent les meilleurs travaux récemment publiés, pour autant que je puisse en juger, sur les crises financières en général et sur la crise récente en particulier. À mon avis, ceux qui ne le font pas violent tout simplement les règles du travail intellectuel, et on ne peut pas justifier une telle violation par l’idée que ces travaux seraient en quelque sorte marginaux. Ils ne le sont pas. L’affirmer n’est qu’une façon paresseuse d’éviter les arguments et les preuves empiriques auxquelles on ne veut pas se confronter.
Notons aussi que notre désaccord n’a rien à voir non plus avec l’usage des modèles mathématiques. Rosser et Chen utilisent les mathématiques pures. Baker et Godley utilisent les statistiques économiques. La recherche de Black se situe principalement dans le domaine du droit, de l’histoire et de la taxonomie. Tandis que l’article de Rajan, celui-là même que Cyril Hédoin aurait aimé que je cite, ne comporte pas de mathématiques. Cet article est devenu célèbre surtout parce que professeur Rajan a réussi à le présenter devant la Réserve fédérale. Ce n’est donc pas forcément un bon exemple.
Cyril Hédoin insiste sur l’espoir que représente l’économie comportementale et la désintégration de l’approche néoclassique. Nous sommes d’accord sur l’état de la théorie néoclassique ; mon article n’utilise même pas ce terme. Mais la chute de l’orthodoxie néoclassique laisse un vide qui n’a pas encore été comblé par des nouvelles approches mainstream. En particulier, aucun admirateur de Kahneman ou de Thaler n’affirme, que je sache, qu’ils aient apporté concrètement quelque chose de vraiment pertinent pour anticiper la crise financière.
Quant à Akerlof et Shiller, leur approche psychologique tire effectivement un élément de la perspective keynesienne (animal spirits), mais elle ne parvient pas à inscrire cet élément dans le cadre plus large de la théorie keynésienne. En conséquence, cet argument est faible et inapproprié (à mon sens) pour expliquer ce qui s’est passé ces deux dernières années, en dépit des positions universitaires prestigieuses détenues par ces auteurs.
Le problème est simple. Dans bien des cas, les « top economists » que Cyril Hédoin préfère citer ne sont tout simplement pas aussi bons que d’autres, qu’il préfère ne pas citer. Or tant que ces économistes-là ne seront pas considérés comme dignes d’être lus, les étudiants d’économie et les citoyens n’auront aucune chance de s’en rendre compte.
En fin de compte, Cyril Hédoin est d’accord pour dire que la macroéconomie mainstream et la théorie financière se sont révélées incapables de prévoir l’éventualité de la crise, et de faire face à la crise elle-même. Cet échec est massif et handicapant. Il faut donc faire quelque chose. Nous sommes d’accord là-dessus. Notre désaccord concerne uniquement la question de savoir si l’on doit laisser aux « gardiens du temple » (arbitrary gatekeepers) le soin de décider, dans chaque domaine, quelles approches comptent ou ne comptent pas.
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Wojtek Kalinowski et Aurore Lalucq