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Recension Économie

Vers un changement de paradigme en économie ?

A propos de : André Orléan, L’empire de la valeur. Refonder l’économie, Seuil


par Franck Bessis , le 11 juin 2012


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Spécialiste des questions monétaires et financières, André Orléan fournit à travers la synthèse de ses recherches un ouvrage de référence pour renouveler l’analyse économique. Sa démarche invite également à repenser la place de l’économie au sein des sciences sociales et son rapport au politique.

Recensé : André Orléan, L’empire de la valeur. Refonder l’économie, Paris, Seuil, collection « La couleur des idées », 340 p., 23 €.

La communauté financière et celle des économistes partagent un destin paradoxal : leur influence sur le fonctionnement de l’économie sort renforcée de leurs erreurs. On s’accorde à leur reconnaître une grande part de responsabilité dans la crise sans remettre en cause leur crédibilité. Agences de notation et grandes banques en tête, les principaux intervenants sur les marchés financiers ont vu leur pouvoir de pression sur les États augmenter depuis cinq ans. Quant aux économistes, loin d’avoir perdu la confiance des dirigeants, ils sont aujourd’hui les experts les plus présents dans le débat public. En observant ces évolutions depuis la sphère académique, on relève cependant un changement important : la théorie néoclassique qui domine sans partage la science économique depuis les années 1970 est en crise. En remettant brutalement en cause l’hypothèse d’efficience des marchés défendue par ce paradigme, la crise de l’économie a également entraîné une crise profonde de la théorie économique. La situation appelle un nouveau paradigme. C’est ce que propose d’établir André Orléan dans ce livre en questionnant un concept économique fondamental, celui de valeur.

Ce ne serait pas la première fois dans l’histoire de la pensée économique qu’un changement de théorie de la valeur serait à l’origine d’un changement de paradigme. Les classiques (Smith, Ricardo, Marx) rapportaient la valeur des biens à la quantité de travail nécessaire à leur production. La révolution néoclassique (Jevons, Menger, Walras) a remplacé cette hypothèse par l’idée que c’est l’utilité des biens qui fonde leur valeur. Ces deux conceptions, selon André Orléan, doivent être mises à distance. Au delà de leur différence, classiques et néoclassiques partagent encore l’idée essentielle d’une substance de la valeur (le travail pour les uns, l’utilité pour les autres) que les biens posséderaient en propre. « Refonder l’économie » passe par l’inversion de cette perspective : les valeurs ne sont pas une propriété intrinsèque des biens sur laquelle reposent les échanges (contrairement à ce qu’affirme ce « paradigme substantialiste »), elles ne préexistent pas à ces échanges mais sont créées par eux. Ce changement de perspective sur la valeur constitue la base du nouveau paradigme que défend l’auteur.

Partant de là, le livre est organisé en trois parties qui consistent à mettre en œuvre ce changement de perspective sur la valeur à trois niveaux du fonctionnement de l’économie : la définition de la rareté, l’institution de la monnaie et le fonctionnement des marchés financiers. André Orléan se livre à une déconstruction précise du paradigme substantialiste. Si la science économique n’est pas présentée de manière caricaturale comme constituée d’un seul bloc, c’est toutefois bien la même perspective qui se trouve identifiée à travers différents développements. Pour autant, l’auteur ne rejette pas complètement le modèle néoclassique mais il s’applique à délimiter le domaine de validité de ce cadre d’analyse : ce modèle décrit correctement le fonctionnement de l’économie sous certaines conditions ramenées au nombre de quatre : « un ensemble de biens connus de tous les acteurs ; une représentation commune de l’incertitude ; une reconnaissance collective de ce qu’est le mécanisme de prix ; l’adoption par tous les acteurs d’une conception strictement utilitaire des biens marchands » (p. 106). Le changement de ces conditions appelle un paradigme plus général susceptible d’englober le précédent.

Ce livre est également la somme des travaux menés depuis une trentaine d’années par l’auteur selon une trajectoire de recherche originale, approfondie et rectifiée à partir de relectures de classiques pour les sciences sociales et de collaborations étroites avec d’autres économistes critiques à l’égard de la théorie dominante. Le cœur de sa démarche trouve sa source dans l’analyse keynésienne du fonctionnement des marchés financiers [1]. En partant de l’absence de définition objective de la valeur a priori, elle consiste à mettre au jour une structure d’anticipation autoréférentielle et analyser la logique d’action mimétique qui en résulte (comme sur les marchés financiers où le cours des titres que cherchent à anticiper les intervenants dépend précisément de leurs anticipations). Cette synthèse ambitieuse arrive à point nommé au vu des crises conjointes de l’économie et de la science économique que nous traversons actuellement.

Dans ce contexte, l’auteur contribue plus précisément à trois démarches collectives. Il y a d’abord la confrontation intellectuelle avec la forme actuelle de l’orthodoxie menée par André Orléan au croisement de deux approches françaises, la « théorie de la régulation » et l’« économie des conventions ». Il y a par ailleurs aujourd’hui dans le monde universitaire un débat sur le manque de pluralisme dans la recherche et l’enseignement de l’économie, relancé par la création en 2009 de l’Association Française d’Economie Politique (AFEP) que préside André Orléan. Il y a enfin l’intervention politique des « économistes atterrés » en faveur d’autres politiques économiques en réponse à la crise. Ce collectif s’est structuré à partir d’un manifeste lancé en septembre 2010 par André Orléan avec Philippe Askenazy, Thomas Coutrot et Henri Sterdinyak [2]. Ces trois démarches concernent trois niveaux d’intervention différents, ce que prend bien soin de souligner l’auteur, particulièrement attaché à la séparation entre son travail conceptuel et ses recommandations politiques. Cette précaution prise, le livre demeure une bonne occasion de réfléchir aux liens entre ces trois mises en question de l’économie en considérant à la fois l’auteur et l’acteur des tentatives actuelles de changement. On peut penser que les réflexions théoriques présentées dans l’ouvrage fondent les prises de position institutionnelles et politiques sans toutefois les déterminer entièrement.

Les interventions des économistes dans leur objet

La conclusion de l’ouvrage montre qu’en conservant une théorie de la décision réfutée par l’expérience, la théorie néoclassique a assumé un projet d’ingénierie performative distinct de la recherche de vérités scientifiques : « les économistes n’ont pas pour finalité prioritaire de comprendre les faits tels qu’ils sont. Bien plus importante à leurs yeux est la mission éducative de l’économie. ‘Lutter contre les illusions d’optique des acteurs’ est son mot d’ordre. L’économie est essentiellement un tuteur qui fait advenir une réalité conforme à son modèle » (p. 322). Dans sa version dominante, elle dira aux acteurs économiques comment « bien » penser (entendre penser de façon rationnelle). Depuis plusieurs années, le développement important de l’économie du droit illustre parfaitement cette application normative du raisonnement économique. Pour André Orléan, cette posture est également le résultat du caractère idéaltypique du modèle néoclassique : « parce que le modèle ne vise pas à décrire l’économie réelle mais à en styliser une forme exemplaire, sous un certain rapport, il offre cette possibilité nouvelle : s’appliquer à la réalité, non pas tant qu’il la décrit, mais en tant qu’il la rétablit dans la pureté de son concept » (p. 111). Dans la droite ligne de l’éthique wébérienne du savant, André Orléan défend au contraire la séparation entre analyse de l’existant et recommandation pratique. Le projet de refondation de la science économique qu’il défend s’accompagne par conséquent d’un changement de posture : il s’agit moins de concevoir des outils pour transformer le monde que de le comprendre. Cet interdit lui-même normatif se double d’ailleurs pour André Orléan d’une impossibilité plus factuelle : « L’économiste ne saurait fabriquer les forces sociales qui produisent la valeur, ni même les contrôler car elles échappent radicalement à l’intentionnalité individuelle » (p. 327). Cette position semble devoir être dépliée en plusieurs temps.

D’abord, pour rendre compatible la dernière citation avec la responsabilité imputée aux économistes dans la crise, et plus généralement dans la « performation » du monde, il faut préciser que si l’économiste ne maîtrise pas individuellement les effets de son discours, les énoncés émanant de la science économique ont néanmoins de l’influence. Ensuite, le lien entre travaux académiques et intervention politique ne se pose pas dans les mêmes termes selon que l’on envisage l’activité critique ou l’activité de proposition.

Le premier effet de la critique du paradigme substantialiste à laquelle se livre André Orléan réside dans l’enchaînement suivant : le travail scientifique d’Orléan critique la théorie néoclassique ; la théorie néoclassique légitime la financiarisation ; le travail scientifique d’Orléan délégitime la financiarisation. De manière plus détaillée, on peut distinguer ici trois niveaux de réalité. À un premier niveau, la réalité économique est faite de lois, dispositifs, normes de comportement, représentations des actions, etc. À un deuxième niveau, la théorie économique dominante façonne des dispositifs, explicite des normes de comportement et justifie un certain fonctionnement de l’économie. De cette façon, la théorie néoclassique pense le cadre de la réalité économique et intervient directement sur le premier niveau. À un troisième niveau, les réflexions critiques de l’auteur consistent à penser le cadre de la théorie néoclassique et son influence sur la réalité. Si sa proposition de changement de paradigme venait à se concrétiser, elle aurait au moins une conséquence pour la réalité : réduire l’influence et donc les effets de la théorie néoclassique sur la réalité économique.

Penchons-nous maintenant sur l’activité de proposition. C’est ici qu’intervient le plus clairement la séparation entre énoncés descriptifs et normatifs, soit l’impossibilité de déduire ce qui doit être seulement de ce qui est. Cette séparation logique n’empêche toutefois pas de forts liens sociologiques ou argumentatifs : les travaux académiques donnent du poids aux recommandations, et plus généralement la qualité d’un diagnostic fonde la crédibilité des propositions de changement. Dans le cas des « économistes atterrés », les propositions [3] consistent avant toute chose à montrer que l’économie peut fonctionner autrement. Il s’agit de rendre visible un espace de choix plus large et de remettre ainsi certaines contraintes économiques présentées comme lois de nature à leur place, une place subordonnée à des décisions politiques. La critique du paradigme substantialiste permet de justifier cette posture en déconstruisant la vision naturalisée du fonctionnement de l’économie promue par la théorie néoclassique.

On est alors tenté de reformuler l’initiative des atterrés dans les termes exacts d’une intervention antérieure d’économiste critiques : il s’agit avant tout d’un appel des économistes pour sortir de la pensée unique. Il y a quinze ans, cette dénonciation de la pensée unique a trouvé sa réponse institutionnelle dans la création du Conseil d’Analyse Économique. Conçue pour favoriser le pluralisme de l’expertise et le débat contradictoire, cette institution n’a pas renforcé l’expression de pensées économiques différentes [4].

Peut-on refaire le monde avec des copies ?

Revenons maintenant au cœur du projet intellectuel de l’ouvrage. Si le sous-titre du livre parle bien de « refonder l’économie », l’introduction et la conclusion soulignent deux restrictions importantes du propos, qui vont nous conduire à ramener l’ambition du livre à la juste mesure du cadre d’analyse élaboré.

Tout d’abord, le diagnostic critique de l’existant laisse de côté à la fois la neuroéconomie [5] et la tendance qu’ont de nombreux économistes aujourd’hui à négliger les débats théoriques jugés trop généraux pour se concentrer sur des estimations économétriques. Cette résurgence de l’empirisme naïf peut être critiquée à ce titre par André Orléan comme négligeant l’idée qu’il n’y a pas plus d’outils neutres que de faits sans théorie ; le lecteur ne sortira pas pour autant convaincu de l’enfermement des « purs techniciens » dans un cadre néoclassique qui ferait ainsi tomber leurs analyses systématiquement sous le coup des critiques que l’auteur lui adresse. Le travail critique reste à faire ici, qui partant d’une série de travaux empiriques dénicherait dans chaque cas l’impensé néoclassique à l’œuvre et ses conséquences problématiques. Mais sans doute la critique de cette posture doit-elle porter à un autre niveau. Concernant la neuroéconomie, le lecteur restera aussi probablement sur sa faim. Même si André Orléan souligne que ces travaux n’abandonnent pas l’idée de substance de la valeur, c’est vraisemblablement eux qui sont les mieux placées aujourd’hui pour produire un changement de paradigme. Une critique aussi détaillée que celle fournie pour la théorie néoclassique reste donc à faire [6]. Finalement, le succès de ces deux séries de développements laissées de côté par l’auteur amène à se demander si les instruments d’analyse et dispositifs d’enquête ne seraient pas plus efficaces pour la diffusion de nouveaux paradigmes en sciences sociales que les métaphysiques engagées (ce qui expliquerait la moindre efficacité d’une critique de ces dernières, aussi pertinente soit-elle).

Seconde restriction de taille au regard de l’ambition affichée, « la réflexion de ce livre porte exclusivement sur l’économie marchande et non sur le capitalisme » (p. 23), entendu a minima comme résultant du rapport marchand et du rapport salarial. Plus précisément, la réflexion porte d’abord sur une certaine conceptualisation du marché (la conceptualisation néoclassique), et s’applique ensuite à certains types de marchés empiriques (les marchés financiers par excellence), mais pas à l’ensemble de ces derniers (bien d’autres éléments transforment la logique des marchés du travail, des services juridique ou de l’immobilier par exemple). Tant qu’on reste au voisinage de cette représentation abstraite du marché, l’hypothèse mimétique est sans doute suffisante pour restituer le comportement des acteurs. Mais dès lors qu’on s’en éloigne, ne doit-on pas faire intervenir d’autres logiques d’action pour ne pas reproduire l’impérialisme de la science économique à l’égard des autres disciplines en remplaçant simplement le calcul instrumental par l’imitation ? Le problème apparaît de manière plus nette si on cherche à analyser, non plus seulement différentes formes de marché, mais des organisations capitalistes classiques ou d’économie sociale et solidaire : il semble difficile de réduire les logiques d’autorité et de réciprocité au seul comportement mimétique tout en préservant la démarche compréhensive chère à l’auteur.

La prise en compte d’autres logiques d’action sur les marchés comme en dehors de ceux-ci peut être éclairée par le travail de Luc Boltanski et Laurent Thévenot (De la Justification, Gallimard, 1991). Ces auteurs partent également de l’idée qu’il ne peut pas y avoir de substance de la valeur mais seulement différents processus de valorisation. Leur insistance sur l’idée de légitimité permet d’ajouter un élément décisif au raisonnement : il s’agit de ne pas jeter la portée morale des valeurs avec le substantialisme. Les théories substantialistes de la valeur (travail, utilité ou autre) sont des conceptions auxquelles peuvent adhérer les acteurs et qui fondent leurs critiques des formes d’évaluation existantes (et des formes de distribution associées). Pour en rester à l’ordre marchand, l’auteur insiste d’ailleurs sur ce point : il ne s’agit pas de rejeter l’idée d’une adhésion des agents au principe d’utilité mais plutôt de montrer que cette manière de valoriser les biens est le résultat provisoirement stabilisé de comportements mimétiques. L’ensemble de sa présentation minore cependant ce point parce que sa démonstration, partant de la déconstruction du cadre néoclassique, commande de se concentrer sur une représentation théorique dépourvue de toute institution stabilisée (une sorte d’état de nature). À l’inverse, le point de départ de Boltanski et Thévenot réside dans le caractère problématique du trop-plein de valeurs stabilisées observable dans les situations concrètes (des conflits de valeurs en somme). Leur présentation minore par conséquent la possibilité toujours présente d’une déconstruction radicale de ces valeurs et le retour en pensée à une situation d’état de nature proche de celle envisagée par André Orléan. Il permet en revanche de maintenir une place dans l’analyse à l’idée d’exploitation [7]. En somme, l’étude d’une situation abstraite dépourvue de normes et celle de situations empiriques saturées de normes doivent donc être appréhendées comme deux moments de l’analyse qui se complètent.

En définitive, le travail de refondation du paradigme économique appelé de ses vœux par André Orléan est déjà bien entamé mais le cadre théorique présenté dans son ouvrage ne semble pas s’appuyer sur une théorie de l’action suffisamment générale pour répondre entièrement à cette ambition. Une conception pluraliste de l’action est requise pour restituer d’autres formes d’engagement à côté de celle visée par la rationalité instrumentale des économistes ou l’hypothèse mimétique mise en avant par l’auteur. Dans cette optique, les ressources ne manquent pas pour pratiquer l’ouverture aux sciences sociales, que l’on pense sans souci d’exhaustivité aux formulations de Bernard Lahire (L’homme pluriel), Laurent Thévenot (L’action au pluriel), Alain Caillé (Théorie anti-utilitariste de l’action), Danilo Martucelli (Grammaires de l’individu) ou de Cyril Lemieux (Le devoir et la grâce). Aussi la poursuite de ce travail passe-t-elle sans doute moins aujourd’hui par l’édification d’une nouvelle cathédrale théorique pluraliste que par l’étude plus détaillée de problèmes économiques à partir de dispositifs d’enquête adaptés à ce paradigme constructiviste. Pour finir, on peut se demander jusqu’à quel point ces déplacements remettent en question l’identité des économistes.

L’identité institutionnelle des économistes : retour à Weber ?

Du point de vue du reste des sciences sociales, le changement de perspective sur la valeur proposé par l’auteur revient simplement à remettre l’analyse économique à l’endroit. Pour originale qu’elle soit par rapport à la théorie néoclassique, l’idée que les valeurs (morales, religieuse, esthétiques, etc.) ne doivent pas être considérées comme données mais qu’elles se construisent dans l’interaction est largement répandue dans les disciplines voisines. C’est pourquoi André Orléan qualifie également cette perspective d’« unidisciplinaire » : « une fois rejetée l’hypothèse de la valeur substance, il est possible d’élaborer un modèle général d’intelligibilité des valeurs qui englobe également l’activité économique » (p. 186).

L’AFEP promeut aujourd’hui la création d’une nouvelle section CNU dont le périmètre serait celui d’une Économie Politique pluraliste ouverte aux autres sciences sociales. Un autre apport essentiel de ce livre est de fournir de solides justifications à ce projet tout en alimentant directement cette Économie Politique contemporaine. Une commission chargée de réfléchir à l’enseignement à l’Université a été mise en place au sein de cette association. On connaît également les réticences de l’Association des Professeurs de Sciences Économiques et Sociales (APSES) à voir la micro-économie occuper une place trop importante dans l’enseignement secondaire. L’ouvrage montre à ce sujet que toute initiation aux outils de l’analyse économique devrait commencer par l’étude de la valeur chez Smith, Marx et les néoclassiques, et plus généralement par une solide initiation à l’histoire de la pensée économique, comme cela reste le cas aujourd’hui dans trop peu d’universités. La première partie de l’ouvrage offre dans cette optique une excellente trame pour un manuel adapté à cette future section d’Économie Politique. Son degré d’abstraction n’a rien à envier au programme d’optimisation du consommateur par lequel commence toute initiation à la microéconomie, mais comme nous l’avons vu précédemment, l’abstraction est cette fois mise au service d’une véritable généralité du raisonnement.

La question du rapport entre l’économie et les autres sciences sociales se pose peut-être de manière plus délicate au niveau des « styles de raisonnement scientifique » (Ian Hacking). L’auteur relève très bien le problème à la fin de son avant-dernier chapitre en rapportant la position du prix Nobel Robert Lucas sur la différence entre risque et incertitude. Selon ce dernier « dans les situations d’incertitude, le raisonnement économique ne sera d’aucune valeur » (p. 258). Cette distinction classique entre risque et incertitude, que l’on doit à l’économiste Frank Knight, tient au fait que le risque peut s’appréhender en termes de probabilités à partir de fréquences observables d’événement passés tandis que l’incertitude désigne des événements fondamentalement imprévisibles car inédits et donc assimilables à aucun autre. Dans les situations d’incertitude, les calculs statistiques sont inopérants et « l’acteur n’a d’autre instruments que sa faculté de jugement » (p. 253). Après avoir très bien montré le lien entre l’objectivité des valeurs et l’objectivité du futur que doit postuler la théorie néoclassique pour faire fonctionner son modèle, André Orléan entreprend dans le dernier chapitre de contredire le pessimisme de Lucas en expliquant le fonctionnement des marchés financiers sans contourner le fait que ceux-ci sont nécessairement marqués par une irréductible incertitude au sens où l’entend Frank Knight. La démonstration en termes de convention financière est bien connue et tout à fait convaincante (déjà présente dans son livre intitulé Le Pouvoir de la finance, 1999, Odile Jacob), mais la position de Lucas pose la question de savoir s’il s’agit encore à ses yeux d’un « raisonnement économique ». Comment raisonnent les économistes ? demandait dans le titre d’un ouvrage récent Bernard Walliser (Odile Jacob, 2011) pour répondre aussitôt « par la construction et l’utilisation de modèles ». Il faut clairement entendre ici par « modèles » les formalisations mathématiques généralement testées à partir d’hypothèses statistiques, et non les représentations idéaltypiques de Weber. Bien qu’ils partagent une caractéristique évidentes de ces derniers (ce sont des représentations simplifiées), ces modèles n’adoptent pas du tout les démarches empiriques compréhensives et comparatives du sociologue allemand [8] (qui, rappelons-le, a occupé une chaire d’économie). Ainsi, si « du point de vue de l’intelligibilité du monde économique », ce qui est vraiment important pour André Orléan est de « savoir ce qui fait que l’individu poursuit telle finalité ; autrement dit, la question du sens de son action et des valeurs qui la gouvernent » (p. 328), on peut se demander si le changement de paradigme visé et la perspective « unidisciplinaire » défendue ne correspondent pas mieux au pluralisme des approches et méthodes d’investigation empirique reconnus et maîtrisés depuis ses origines multiples par la sociologie. À ce titre, on peut interroger le choix fait dans l’ouvrage et repris dans cette note d’appliquer l’idée de « paradigme » pour défendre un fonctionnement de la discipline économique plus proche du reste des sciences sociales, où les différentes approches coexistent plus qu’elles ne se succèdent.

Pour finir, la critique des théories substantialistes de la valeur met en cause également au niveau des considérations institutionnelles les modalités d’évaluation des enseignants-chercheurs [9]. Critiquer l’hypothèse substantialiste qui postule « la présence d’une grandeur cachée qui préexiste logiquement aux transactions et les organise » (p. 24), c’est au fond reprendre l’un des gestes inauguraux de la démarche de l’« économie des conventions » qui soulignait l’importance des opérations politiques de quantification en amont de l’établissement de mesure [10]. La portée critique de cette démarche réside dans le rejet d’une définition objective des valeurs a priori sur des questions pour lesquelles des réalités physiques mesurables (comme des poids ou des distances) n’existent pas préalablement à l’évaluation. Elle conduit plus généralement à identifier le rôle déterminant de cette opération de jugement dans les trajectoires professionnelles des individus [11]. Le livre d’André Orléan contribue donc à sa manière à un ensemble de travaux qui fondent la critique de ces systèmes d’évaluation et appellent un usage raisonné (délibératif plutôt que mimétique) de ces instruments.

par Franck Bessis, le 11 juin 2012

Pour citer cet article :

Franck Bessis, « Vers un changement de paradigme en économie ? », La Vie des idées , 11 juin 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Vers-un-changement-de-paradigme-en,1919

Nota bene :

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Notes

[1«  L’auto-référence dans la théorie keynésienne de la spéculation  », André Orléan, Cahiers d’Économie Politique, n°14-15, pp. 229-242, 1988 (Texte disponible sur la page personnelle de l’auteur)

[2Manifeste d’économistes atterrés, Les éditions qui libèrent, 2010.

[3Changer d’économie. Nos propositions pour 2012, Les éditions qui libèrent, 2012.

[4Angeletti Thomas, «  (Se) rendre conforme. Les limites de la critique au Conseil d’analyse économique  », Tracés. Revue de Sciences humaines, 17 | 2009.

[5La neuroroéconomie est caractérisée par l’utilisation des instruments des neurosciences et en particulier des imageries cérébrales pour tenter d’expliquer les décisions économiques.

[6Voir pour une critique générale «  D’une hégémonie, l’autre  », communication de Frédéric Lordon au premier Colloque de l’AFEP, 2011, disponible sur le site de l’AFEP.

[7Le nouvel esprit du capitalisme, Luc Boltanski et Eve Chiapello, Gallimard, 1999.

[8Les valeurs, les idées et les intérêts. Introduction à la sociologie de Max Weber, Stephen Kalberg, La découverte, 2010.

[9Voir à ce sujet les travaux de la commission évaluation de l’AFEP]. Les économistes ont été parmi les premiers en sciences sociales à faire une grande place dans l’évaluation (dans l’appréciation de la valeur des enseignants-chercheurs) aux classements de revues, important ainsi une pratique à l’œuvre dans les sciences exactes[[«  La multiplication des classements dans les sciences sociales  », Patrick Fridenson, Le mouvement social, n°226, p. 5-14, 2009.

[10«  Les origines statisticiennes de l’économie des conventions : réflexivité et expertise  », Alain Desrosières, Oeconomia, n°2, pp.299-319, 2011.

[11Épreuve d’évaluation et chômage, François Eymard-Duvernay, Octares, 2012.

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