Les débats sur la réforme de l’université buttent presque toujours, au final, sur la même difficulté : son financement [1]. Résumons la situation. Un certain consensus se dégage sur le fait qu’il convient d’augmenter le nombre de diplômés du supérieur pour prendre pied dans la nouvelle division internationale du travail, alimenter en cadres et ingénieurs l’économie de la connaissance, et favoriser l’innovation. Et, de fait, une forte demande de formation supérieure se manifeste dans la plupart des pays développés. Mais les fonds publics peinent de plus en plus à satisfaire une telle demande (la misère actuelle des universités françaises en témoigne, notamment dans les premiers cycles des filières les moins sélectives). Problème d’autant plus aigu que l’éducation reste considérée, à bon droit, comme un bien fondamental et qu’elle doit, pour cette raison, demeurer accessible à tous et, si possible, gratuite.
Voilà en quelques mots la douloureuse équation qu’il s’agit de résoudre. Comment le faire sans renoncer ni à l’intérêt économique général (avoir plus de salariés plus qualifiés), ni à la justice sociale (l’enseignement supérieur doit demeurer accessible et, si possible, sans discrimination de fortune) ? L’idée qui consisterait à augmenter simplement les droits d’inscription et les frais de scolarité des étudiants (qui contribuent aujourd’hui pour environ 3% seulement au financement de l’enseignement supérieur) ne satisferait probablement pas la première exigence et blesserait assurément la seconde. L’idée qui consiste à encourager les établissements du supérieur à rechercher les fonds des entreprises et autres acteurs économiques privés n’est pas inintéressante, mais on peut craindre qu’elle demeure très insuffisante, l’intérêt de ces acteurs pouvant s’avérer très sélectif et leurs disponibilités financières pas nécessairement à la hauteur des besoins.
Mais pourquoi innover, objecteront certains ? Ne suffirait-il pas de passer par la voie plus classique de l’impôt ? En réalité, cette stratégie se heurterait (et se heurte déjà, comme on le verra) à un critère de justice. Les personnes diplômées du supérieur ne représentent en effet aujourd’hui qu’une minorité (39%) de ceux dont les rémunérations sont au-dessus de la médiane des salaires. Si un diplôme du supérieur assure presque à coup sûr un salaire important, il demeure et demeurera toujours bien d’autres façons d’obtenir un niveau important de ressources et de contribuer à l’impôt. Dans ces conditions, financer une augmentation des moyens dévolus à l’université par l’impôt revient à faire payer, pour l’essentiel, des personnes qui n’ont pas voulu ou pas pu aller à l’université et obtenir un diplôme du supérieur.
Une autre manière de réfléchir pourrait être proposée, qui demeure encore inexplorée en France. Il s’agirait de faire contribuer, non pas les étudiants à l’orée de leur scolarité universitaire, mais les anciens étudiants, une fois qu’ils sont devenus diplômés du supérieur et qu’ils se trouvent dans une période de leur vie professionnelle où le remboursement progressif de leurs études ne leur pose plus de problèmes financiers. Dans la mesure où ils ont réussi leur intégration professionnelle grâce à leur diplôme, l’idée est qu’il est à la fois légitime et réaliste de leur demander une contribution pour assurer la pérennité des institutions qui les ont formés ainsi que le sort de ceux qui leur ont succédé.
Cette idée n’est pas à proprement parler nouvelle [2]. Et elle n’est pas non plus d’inspiration conservatrice. Elle trouva notamment le soutien d’économistes keynésiens comme le père de la fameuse « Taxe Tobin », James Tobin, qui fut à l’origine d’une des toutes premières expériences, au début des années 1970, à Yale. L’anecdote veut d’ailleurs qu’un certain Bill Clinton ait été l’un des premiers bénéficiaires de ce programme expérimental…
Pour préciser le mécanisme proposé ici, prenons un exemple. Imaginons un étudiant en biologie qui achève avec succès sa formation universitaire après plusieurs années d’études. Quelques mois après être sorti de l’université, il trouve un emploi à durée déterminée dans un laboratoire d’analyses médicales. Au terme de quelques mois encore, il signe avec son employeur un contrat de travail à durée indéterminée pour une rémunération mensuelle équivalent à deux fois le salaire minimum. Sa situation professionnelle est ainsi stabilisée. À partir de ce moment, un certain pourcentage de son salaire (qui peut être progressif en fonction de la rémunération) lui sera prélevé pendant quelques années pour contribuer au financement de l’université qui lui a permis de se former et de trouver un emploi. S’il perd son emploi, ce dispositif s’interrompt jusqu’à ce qu’il ait retrouvé une situation professionnelle stable.
Cette idée de solliciter après-coup les diplômés du supérieur est d’autant plus légitime qu’elle se démarquerait des injustices dont le financement public actuel est complice. En effet, la situation actuelle n’a que les apparences de l’égalitarisme. Les bénéfices de l’enseignement supérieur vont pour l’essentiel à une minorité de personnes issues des classes sociales les plus favorisées. Ces inégalités sont particulièrement vives en France, notamment du fait de la dualité grandes écoles / universités qui caractérise notre système d’enseignement supérieur. Dans ce contexte, une année de classe préparatoire aux grandes écoles coûte à l’État environ cinq fois plus qu’une année de premier cycle universitaire [3]. De même, une année passée dans une grande école coûte au contribuable près de trois fois plus qu’une année de troisième cycle universitaire standard (soit environ 30 000 euros). Au total, une scolarité complète dans le système des grandes écoles bénéficie d’un investissement public quatre fois plus important qu’une scolarité complète universitaire en droit ou en sciences économiques (soit environ 120 000 euros). Or, en France, les grandes écoles sont presque exclusivement accaparées par les enfants des classes supérieures. Quand ils accèdent au supérieur, les enfants d’ouvriers restent pour l’essentiel dans les filières universitaires classiques. Et ce, alors même que le système des grandes écoles est financé par l’impôt de l’ensemble des contribuables (et notamment tous les contribuables non diplômés du supérieur). Dans ce contexte, une réforme dont le principe paraît difficilement contestable, tant du point de vue de l’efficacité que de la justice sociale, serait que l’investissement dans l’enseignement supérieur soit davantage financé par les contribuables qui en ont bénéficié très directement, libérant des ressources pour les zones du système universitaire actuellement laissées à l’abandon [4].
Non seulement l’idée d’organiser une solidarité entre générations successives d’étudiants n’est pas nouvelle, mais elle a déjà été expérimentée à grande échelle et avec succès, notamment en Australie et en Nouvelle-Zélande. Examinons ces expériences.
L’expérience australienne
Jusqu’à la fin des années 1980, l’enseignement supérieur australien était financé exclusivement sur fonds publics. Au milieu des années 1980, il devint de plus en plus évident que le budget de l’Etat ne suffirait pas à accompagner l’accroissement de la demande de formation supérieure. Une première réforme (1986) consista à réintroduire des droits d’inscription uniformes (250 dollars de l’époque). Pour augmenter davantage encore le flux de financement sans accroître les barrières pour les familles, une seconde réforme intervint en 1988 [5] : les droits d’inscription furent multipliés par 10 (2 500 dollars par an, soit 25 % environ du coût d’une année d’étude), mais le paiement pouvait en être reporté jusqu’au moment où les bénéficiaires seraient sur le marché du travail et leurs revenus suffisamment importants.
En pratique, cette réforme ne rend le début du remboursement exigible qu’à partir du moment où les revenus dépassent la moyenne des revenus des personnes assujetties à l’impôt (environ 25 000 dollars annuels au milieu des années 1990). Les montants remboursés sont proportionnels aux revenus et cessent d’être exigibles quand ces derniers retombent sous le seuil de 25 000 dollars.
L’instauration de ce nouveau régime suscita beaucoup de réticences. Avec le recul, il semble qu’elles aient été en grande partie infondées, le nouveau dispositif ayant accompagné une expansion très nette des moyens donnés aux universités sans accroître les inégalités [6]. À peine cinq ou six ans après la mise en place du dispositif, les revenus issus des droits d’inscription étaient en pleine croissance et couvraient déjà l’équivalent de 10 % des besoins du système universitaire. En 2005, ce sont désormais 25 % des coûts de l’enseignement supérieur qui sont couverts par les remboursements. De fait, les projections disponibles révèlent un fort taux de recouvrement des dettes des diplômés par l’État (entre 75 % et 95 %). S’agissant des inégalités, une enquête conduite par le conseil australien pour la recherche en éducation permet de comparer les décisions d’entrée à l’université avant et après la réforme, selon que l’étudiant est issu des classes supérieures, des classes moyennes ou des classes populaires [7]. Résultat : la réforme n’a pas empêché la poursuite d’une hausse très rapide du public universitaire. Mais surtout cette hausse a été à peu près aussi sensible dans les catégories sociales les plus modestes (+31%) que chez les plus aisées (+32%). Une enquête plus qualitative auprès de lycéens montre que la perspective d’avoir à rembourser plus tard une partie des frais de scolarité n’est pas vraiment une préoccupation et ne figure pas du tout parmi les critères majeurs entrant dans la décision de poursuivre ou non ses études.
À la fin des années 1990, une nouvelle vague de réformes est entreprise par le nouveau gouvernement conservateur australien. Les droits d’inscription sont augmentés substantiellement (+70%) et modulés de façon très importante selon les filières. Certaines filières (comme les sciences sociales) impliquent des droits d’inscription annuels de 3 300 dollars. D’autres, des droits beaucoup plus élevés, jusqu’à 5 500 dollars annuels (pour la médecine, par exemple).
Toutes les filières n’induisent pas les mêmes coûts et il est tout à fait légitime de moduler la contribution des diplômés en fonction du montant réel investi par la collectivité. L’un des problèmes de la seconde réforme australienne est toutefois que la modulation ainsi introduite cherche également à traduire la valeur marchande supposée des différents diplômes. C’est ainsi que, dans le nouveau système, une formation de droit coûte 1,5 fois plus cher qu’une formation aux métiers de l’aide sociale (4 700 contre 3 300 dollars), alors que les coûts effectifs ne sont pas vraiment différents. Le principe consistant à rendre les remboursements d’autant plus importants que les diplômes sont « rentables » est assez discutable. Ce dispositif peut inciter les universités à mieux placer leurs étudiants sur le marché du travail, mais conduit également à détourner les élèves des filières les plus demandées, ce qui est contre-productif. Par ailleurs, la seconde réforme australienne abaisse le seuil au-delà duquel le remboursement des droits devient exigible de plus de 30 % (21 000 contre 28 000 dollars). Combiné à la hausse des droits, elle introduit néanmoins un risque de déprime de la demande d’éducation dans les catégories les plus pauvres.
Les expériences néo-zélandaise et britannique
La Nouvelle-Zélande s’est, elle aussi, engagée dans la voie des prêts à remboursement différé et conditionnel aux revenus, peu de temps après l’Australie, en 1992. Mais contrairement à l’Australie, elle a évolué sans transition vers une situation où les universités étaient totalement libres de fixer leurs droits d’inscription et où les prêts consentis aux étudiants étaient remboursés moyennant le même taux d’intérêt que n’importe quel prêt commercial. Il en a résulté une inquiétude très forte des familles devant la dette des jeunes diplômés et un rejet assez rapide de ce système. Suite au retour des travaillistes au pouvoir, un plafond a été instauré pour les frais d’inscription et les prêts sont désormais à taux zéro. Le relatif échec de la première réforme néo-zélandaise (comme celui des évolutions les plus récentes du système australien) démontre la nécessité d’être extrêmement prudent dans le détail concret des mécanismes de remboursements différés. Le principal problème aujourd’hui est que l’on dispose d’assez peu d’évaluations empiriques pour bien juger de la pertinence des différentes options qui s’offrent au réformateur.
La réforme du financement des universités votée en 2004 en Angleterre sous l’impulsion de Tony Blair est trop récente pour avoir délivré ses leçons. S’inspirant directement de l’exemple australien de la fin des années 1990, elle démontre néanmoins que cette dernière peut s’exporter sous d’autres climats [8].
Les frais de scolarité relativement modestes, fixes et payables à l’entrée ont été supprimés au profit de frais plus importants, variables d’une filière à l’autre et à paiement différé. Plutôt que de demander tout de suite aux étudiants de participer aux frais de leur formation [9], on ne commence à leur demander de rembourser qu’à partir du moment où ils gagnent plus de 15 000 livres sterling par an. Les remboursements sont calculés chaque année comme un pourcentage du revenu et s’adaptent donc mécaniquement aux fluctuations des ressources disponibles. Quand le salaire tombe en dessous des 15 000 livres, le remboursement s’interrompt, de même qu’il s’interrompt définitivement vingt-cinq ans après l’obtention du diplôme, que le diplômé ait ou non achevé de rembourser sa scolarité. Les frais de scolarité sont payés directement par le gouvernement aux universités et les remboursements sont versés par les diplômés directement dans les caisses de l’État. Les frais ainsi versés sont modulés en fonction du coût des cursus au terme desquels le diplôme est obtenu, mais plafonnés à 3 000 livres par an.
Il va sans dire que la réforme a rencontré beaucoup d’opposition, chez les étudiants bien entendu (alors même qu’en abolissant les frais payables à l’entrée, elle libère en partie des contraintes financières qui pèsent directement sur la vie étudiante), mais également au sein de la majorité travailliste de l’époque. Elle n’a finalement été adoptée que d’extrême justesse et après que Blair eut mis son mandat en balance devant le parlement. Comme en Australie, l’un des arguments les plus tenaces contre la réforme était que l’augmentation des frais de scolarité dans les filières les plus coûteuses risquait de décourager les étudiants les plus pauvres d’y tenter leur chance. Cela n’a pas été le cas en Australie. Il est trop tôt pour savoir si cela sera le cas en Angleterre, même si, d’un côté comme de l’autre, on devrait en fait plutôt attendre l’inverse. Dans un système sans remboursement différé, les principaux financeurs des étudiants sont les familles. Or, qui peut soutenir pendant dix ans un étudiant en médecine sinon les familles les plus aisées ? Dans le nouveau système, ce sont les médecins eux-mêmes, une fois installés, qui financent leur propre jeunesse. Le financement par remboursement différé a d’ailleurs une parenté évidente avec un système de sécurité sociale ou un système de retraite. Dans un système de retraite, les actifs cotisent en effet pour assurer leurs vieux jours ; dans le système à remboursements différés, les diplômés insérés dans l’emploi cotisent pour leur jeunesse passée. Il s’agit bien, au fond, d’organiser de nouvelles solidarités le long du cycle de vie. Et il est difficile de contester le fait que le capital de formation d’un individu est aujourd’hui partie intégrante des éléments les plus décisifs de sa protection sociale.