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Essai Histoire

Dossier / Débats autour du 15M

Une tradition hispanique de démocratie locale
Les cabildos abiertos du XVIe siècle à nos jours


« Occupe la place ! », scandent les Indignés. Selon trois historiens, ce recours aux assemblées locales s’ancre dans une tradition hispanique puissante et ancienne. Les formes locales de républicanisme participatif auraient persisté depuis le Moyen-âge, malgré les efforts constants pour les réduire.

Ce texte s’inscrit dans le dossier « Débats autour du 15M »

Les décennies 1530 et 1820 sont deux moments importants pour l’histoire du républicanisme hispanique moderne. Le récit national d’aujourd’hui, d’inspiration libérale, renverrait sans doute à une décennie antérieure, aux Communautés castillanes et à l’Indépendance espagnole, en s’en tenant à l’espace géographique péninsulaire. Mais le spectre de l’histoire est plus large et nous gagnerons à dégager de nouvelles perspectives pour mieux comprendre non seulement le passé, mais aussi la réalité actuelle. Le concejo ou cabildo abierto (conseil municipal) s’est perpétué comme institution fondamentale de participation citoyenne et de légitimation républicaine du Moyen-âge jusqu’à nos jours. Sans lui, on ne peut comprendre ni les indépendances hispano-américaines ni le mouvement du 15-M : les pages qui suivent veulent ainsi rendre compte de son rôle, de sa légitimation, de sa portée et de sa trajectoire sur la longue durée.

Le républicanisme hispanique moderne

Au cours de la décennie 1530, Francisco Pizarro fonda Lima et convoqua à cet effet un « concejo » ou « cabildo abierto ». Il en alla de même pour l’indépendance du Pérou, proclamée le 28 juillet 1821 après avoir été décidée en « cabildo abierto » de la ville de Lima. Ce ne sera ni le dernier cabildo abierto convoqué par Pizarro, ni le dernier dans le processus d’indépendance du Pérou [1]. Ce pays n’est pas un cas à part ; le même phénomène se produisit sous de nombreuses latitudes américaines du XVIe jusqu’au XIXe siècle, à l’imitation du modèle castillan. L’institution du « concejo abierto » ou du « cabildo abierto » existait dans la Péninsule ibérique depuis l’époque médiévale, elle vécut son heure de gloire pendant les Indépendances et elle subsiste de nos jours dans la Constitution espagnole de 1978 – tout comme elle persiste, sous une forme plus démocratique, dans la Constitution colombienne de 1991. Le cabildo abierto était (il l’est toujours) l’assemblée des vecinos [2] ayant pouvoir de décision sur les affaires qui concernaient tous les habitants d’une municipalité. Un système de gouvernement local dans lequel gouvernants et gouvernés se retrouvaient ; une institution qui peut être assimilée à la démocratie directe, réunie en assemblée ou délibérative (par opposition à la démocratie représentative ou libérale).

Depuis la République romaine, le discours politique du républicanisme civique a mis l’accent sur l’importance de la participation citoyenne au gouvernement. Le citoyen se définissait par sa capacité à gouverner et à être gouverné (civitas), qui constituait non seulement un droit (libertas) mais aussi un devoir. C’est pourquoi la res-publica, par le biais de sa constitution ou ordonnancement général (pour parler en termes « machiavéliens ») se devait de garantir cette participation : tous les citoyens devaient être partie prenante de la personnalité publique. L’égalité des droits politiques signifiait qu’on garantissait à l’ensemble du populus une participation politique au gouvernement (faute de quoi le républicanisme romain ne concevait pas qu’il pût exister de res publica ni de libertas), sans qu’il y eût pour autant égalité de participation. Il ne s’agissait pas non plus toutefois de la simple délégation gouvernementale donnée à des représentants, garants des intérêts citoyens, car déléguer l’autorité publique comme pour une affaire de droit privé était pour eux la définition de la corruption. Pour ce républicanisme, la citoyenneté active définissait la vertu, qui ne pouvait être ni déléguée, ni distribuée : celui qui déléguait pour pouvoir se consacrer à ses affaires privées corrompait la république, il était défini comme idiota. C’est par l’attention que les citoyens portaient au bien commun que s’exerçait cette vertu et qu’était préservée la république. [3]

Une autre clé du langage politique républicain a été le souci d’équilibre des pouvoirs et des factions au sein du gouvernement d’une res-publica. Éviter qu’une des parties ne s’impose aux autres contribue à préserver la république de la corruption, en maintenant l’objectif du bien commun. Dans une monarchie, il n’existe ni liberté ni citoyenneté, parce que l’une des parties se trouve au-dessus du reste. Certes, la monarchie anglaise adopta une part du langage républicain, en argumentant que son gouvernement était mixte de par l’équilibre des pouvoirs. [4] Mais de tels arguments ne signifient pas que le gouvernement de la monarchie britannique était démocratique, ni que le sujet-citoyen anglais était politiquement actif ; ils n’indiquent pas davantage que là où cet argument de légitimation n’était pas avancé régnait l’absolutisme, comme cela peut être le cas des territoires de la Monarchie d’Espagne (dépourvus d’un ordonnancement juridique unificateur), ou de la monarchie castillane elle-même (sans parlement véritable). [5] Les discussions historiographiques de ce type partent de présupposés inexacts et sont source de confusion. L’histoire du républicanisme s’incarne habituellement dans des communautés politiques très différentes : la cité-État grecque, la république impériale romaine, les cités-États italiennes, ou l’empire anglais. Ces républiques sont tenues pour autonomes, mais cette autonomie était loin d’être avérée dans tous les cas, et elle n’était d’ailleurs pas nécessaire pour employer le langage républicain.

Depuis le XIIIe siècle, existait un républicanisme qui défendait le gouvernement interne d’une communauté politique en termes de citoyenneté, alors qu’à l’extérieur de cette communauté il acceptait la protection d’un seigneur, dont celle-ci dépendait. Il y eut des humanistes qui proclamèrent les bienfaits de la vita activa et du vivere civile, légitimant à l’intérieur de leurs villes le gouvernement républicain et son souci du bien commun, avec comme modèle la Rome républicaine ; et par ailleurs, ils appuyaient parallèlement le gouvernement ou patronage de l’Église ou de l’Empire sur ces mêmes villes, qui permettait précisément de protéger leurs républiques, leurs États et leurs statuts au delà de leurs frontières. Ptolémée de Lucques défendit Lucques et la papauté ; Dante, l’Empire et Florence. Ne pas tenir compte de la complexité du républicanisme, en partant de postulats qui touchent davantage à l’historiographie qu’à l’histoire, et chercher le républicanisme hispanique uniquement dans les villes : voilà ce qui a empêché de porter attention aux pratiques et aux discours républicains hispaniques à l’Époque moderne. [6]

Vecindad [7] et citoyenneté active

Si nous prêtons attention aux langages et aux vocabulaires politiques (et aux pratiques qu’ils désignent) nous constatons que les mots cittadino, citizen ou bourgeois peuvent se traduire en castillan par « vecino ». En Castille, jouir de ce statut permettait au vecino « la participation à la vie politique, sociale, économique et religieuse », car « la condition de vecino d’une ville ou d’une villa constituée en concejo… était un privilège qui supposait la protection d’une législation (droits particuliers, ordonnances) et une justice civile autonome, la jouissance des biens communaux et la participation au moins à certains niveaux du gouvernement local. » Le vecino était « un homme adulte, chef de famille et propriétaire ». [8]

Le concejo abierto était une assemblée de ces vecinos, réunie pour statuer sur des affaires qui les concernaient tous. La coutume était de se réunir sur la place quand la cloche sonnait, le dimanche, et de consigner par écrit ces résolutions, qu’on peut trouver en excellent état dans les archives espagnoles. L’avantage qu’il y avait à se gouverner par concejos ou cabildos abiertos, argumentait-on, était de permettre la solution des rivalités entre groupes et de mieux s’occuper du bien commun : « Réunir ces congrès généraux ferait que les résolutions s’y prendraient avec un plus grand discernement, pour la satisfaction de tous ou du plus grand nombre de vecinos, et on éviterait procès et dissensions ». Même si les conseils ouverts ont disparu des grandes villes espagnoles au cours du XIVe siècle, ils se sont maintenus jusqu’aujourd’hui dans de petites localités. Dans certains cas, les notables locaux parvinrent à les réduire durant le XVIIIe siècle en affirmant que l’opinion majoritaire des moins instruits y prévalait et portait préjudice au bien commun. Le double argument – la plus grande aptitude de certains, mieux à même de protéger les intérêts communs, et une meilleure gouvernabilité – s’est maintenu au cours du temps, comme nous le verrons, même si l’oligarchie postulante a changé. [9] Cela étant, les cabildos abiertos ont conservé leur importance jusqu’en plein cœur du XVIIIe siècle, tout particulièrement en Amérique.

En Amérique, tous les vecinos de la ville, villa ou village se retrouvaient dans le cabildo abierto pour débattre de sujets d’intérêt général : « L’assemblée qui se fait dans une villa ou village à l’appel de la cloche, pour qu’y assistent tout ceux du lieu qui le voudraient, pour avoir lieu d’y traiter quelque sujet d’importance ou dont il puisse résulter quelque charge qui retombe sur tous ; chose qu’on exécute afin que nul ne puisse ensuite réclamer ». Souvent les emplois dans l’administration coloniale étaient proposés en cabildo ouvert, pour être ensuite ratifiés par les autorités de la Couronne. Le statut de vecino requérait « des propriétés, de la rente, des répartitions d’Indiens dans la plupart des cas » ainsi que résidence et protection de la localité. Les non-propriétaires et les personnes en situation de minorité civile (par exemple, les femmes et les natifs américains) ne jouissaient pas de la condition de vecino dans les « républiques d’Espagnols ». [10]

Les natifs américains avaient beau être civilement mineurs dans les « républiques d’Espagnols », ils pouvaient toutefois acquérir la condition de vecinos dans leurs « républiques d’Indiens », tant la complexité de la Monarchie espagnole était grande. L’organisation pré-incaïque n’était pas vue d’un bon œil par la couronne castillane, car on comprenait qu’elle consistait en l’élection du seigneur par la communauté : une telle autonomie vis-à-vis de l’extérieur pouvait mettre en péril son rapport de vassalité à la couronne (et les rentes qui en dérivaient) et son appartenance à la monarchie espagnole. C’est pourquoi les chroniqueurs castillans, comme José de Acosta, la nommèrent d’un terme castillan en voie d’extinction (la behetría [11]) : « Selon des conjectures très évidentes, pendant très longtemps ces hommes n’ont point eu de Rois, ni de République concertée, mais vivaient en behetrías ». Cependant, le renoncement à l’autonomie extérieure n’entraînait pas l’occultation d’un mode de gouvernement républicain interne, en charge de la gestion par tous de ce qui incombait à tous (comme dans le cas castillan, dans la Florence de Dante ou la Lucques de Ptolémée de Lucques). De fait, on usait d’une terminologie républicaine pour décrire l’autogouvernement des « républiques d’Indiens ». Celles-ci étaient gouvernées soit sur le mode de l’assemblée (comme dans certains cabildos abiertos péruviens), soit sur le mode représentatif (comme dans certains villages mexicains). Au Mexique seuls « étaient vecinos des villages les Indiens pères de famille, dont les ancêtres avaient été les fondateurs du village où ils résidaient », mais la terminologie était délibérément républicaine puisque le critère d’exclusion s’exprimait de la façon suivante : « comme [il n’était] pas vecino, il n’était pas qualifié légalement pour obtenir des emplois [qui étaient] destinés … à récompenser l’honnête disposition des patriciens ». Au Pérou, « dans les assemblées, les magistrats et les Indiens pères de famille prenaient des décisions sur l’administration de la justice, des impôts et de la police… Pouvaient y prendre part les Indiens pères de famille de la paroisse, des quartiers, villages, chefs-lieux, cantons annexes ou ayllus, selon l’intérêt qu’ils avaient dans les affaires traitées ». Le langage, à nouveau, est nettement républicain : « En 1797, l’auxiliaire d’un des procureurs généraux pour les natifs » soutenait qu’il avait « reçu du procureur… six pesos pour le voyage qu’[il] avai[t] fait au village de Surco afin d’assister au cabildo réuni par les maires et la population commune dudit village au sujet de diverses affaires relatives à la dite population ». [12]

Comme nous le signalions au début, les cabildos abiertos eurent leur heure de gloire pendant le déroulement des processus d’indépendance. C’est au travers de cabildos abiertos que se firent de nombreuses proclamations d’indépendance et d’émancipation, et que s’élaborèrent souvent les constitutions des juntes et les constitutions politiques. Les indépendances tirèrent légitimité de l’argument selon lequel la Monarchie espagnole, de par les Statuts de Bayonne (1808), passait sous la coupe de la France et disparaissait comme acteur politique international. Etant donnée l’incapacité du titulaire de la souveraineté, le roi, à maintenir celle-ci, on expliquait que la souveraineté de la couronne d’Espagne (État reconnu par le droit international comme souverain) passait aux mains de juntas. Les juntas étaient une sorte de « corps politique de la communauté locale », à l’image des municipalités, dont la constitution donnait « une corporéité politique au peuple », qui n’était pas autre chose que la communauté des vecinos. Ainsi donc, les juntas ne prétendaient pas représenter le peuple [pueblo] souverain, figure qui n’existait pas, mais les villages [pueblos], afin d’abriter la souveraineté royale en vertu de leur légitimité institutionnelle et traditionnelle. Au bout du compte, si un cabildo gouvernait ou rendait justice, il le faisait au nom de la couronne. C’est ce rôle que reflète le dénouement de Fuenteovejuna de Lope de Vega, lorsque le roi lui-même prend acte de l’exécution du commandeur aux mains d’une partie du village (communauté parfaite qui ne peut se tromper ni être punie), puis reprend son pouvoir de justice. Partie de la couronne, les cabildos pouvaient, par la réunion de leurs vecinos sur la place publique, gérer la souveraineté, maintenant ainsi la Monarchie espagnole comme un Etat indépendant dans l’ordre international : dans ce cas-là et à ce niveau, ils incarnaient la justice royale.

Le vecino-citoyen de la Constitution de Cadix (1812) s’identifia en fin de compte à celui qui existait dans l’ordre antérieur : « un homme âgé de plus de vingt-cinq ans, dépourvu de traits signalant une ascendance africaine, catholique assurément, réputé vecino de quelque village, qui ne servît point dans la maison d’autrui et qui bénéficiât d’un office, d’un emploi ou vécût de ses rentes d’une manière ‘notoirement connue’ par la communauté ». Beaucoup d’eau a dû couler pour que les nombreux exclus de la citoyenneté (comme les femmes et les serviteurs) finissent par y accéder. Inclusion qui n’est toujours pas complète, puisqu’il existe aujourd’hui dans l’Union européenne des restrictions à la citoyenneté fondées sur la résidence et la capacité économique. Depuis les indépendances jusqu’à nos jours, la forme originale du cabildo abierto comme mécanisme citoyen de participation politique a été dénaturée. Les cabildos abiertos, la démocratie d’assemblées et les vecinos s’endormirent du sommeil des justes : les Cortès, les hommes politiques et la représentation devinrent les protagonistes de la vie publique et de l’histoire, sa servante. [13]

Cabildos abiertos vs/ corporations privées

Semblables au village d’Astérix, il existe des endroits reculés où les cabildos abiertos ont résisté aux assauts du temps, et où les vecinos se sont gouvernés par le moyen d’assemblées jusqu’aujourd’hui. La Constitution espagnole de 1978 témoigne de leur existence, lorsqu’elle signale de façon ambiguë que « La loi règlera les conditions dans lesquelles pourra s’exercer le régime de concejo abierto ». La loi, de 1985, explicite que « 1. Fonctionnent sous le régime de Concejo Abierto : a. Les municipalités qui, de façon traditionnelle et volontaire, ont recours à ce régime particulier de gouvernement et d’administration. b. Egalement ceux pour lesquels, de par leur localisation géographique, une meilleure gestion des intérêts municipaux ou d’autres circonstances le rendent recommandable. » Le 29 janvier 2011, cette loi a subi une modification. Les concejos abiertos existants passent sous le régime du concejo cerrado, par la voie représentative et au travers des candidats des partis politiques, sauf si les trois membres élus et la majorité des vecinos décident à l’unanimité de continuer à fonctionner sous le régime du concejo abierto.

L’argument avancé est ancien et il est double : on pénalise tout d’abord la démocratie directe au motif d’une meilleure « gouvernabilité », c’est-à-dire qu’on élimine la politique (et l’espace public) au profit de l’économie (le gouvernement de la maison, des affaires domestiques ou privées) ; en second lieu, on pénalise la participation de la population, qui n’a pas les qualifications nécessaires. L’intention (qui est financière) est aussi vieille que l’argument : la modification du concejo abierto s’inscrit dans une loi de réforme électorale qui fait le jeu du bipartisme en Espagne. Elle accroît aussi bien la non-proportionnalité, déjà criante, du vote que les bénéfices économiques qui en découlent pour les partis les plus riches (des corporations de fait, à qui la magie comptable du système électoral accorde une majorité des voix dont elles ne disposent nullement). [14]

La légitimation républicaine du concejo abierto comme outil d’autogouvernement par assemblée a buté sur cet argument récurrent avancé par ses détracteurs. C’est la thèse des partis, qui prétendent constituer des corporations indispensables à la démocratie parlementaire et voient dans leurs membres les dirigeants capables de gouverner et de prendre des décisions au nom des citoyens, tenus de déléguer. Ils redéfinissent la démocratie comme « l’exercice périodique du droit de vote pour élire ceux qui agissent en représentation des citoyens, et qui sont préalablement sélectionnés par les acteurs politiques essentiels, les partis politiques ». [15] Ils identifient démocratie, libéralisme et parlementarisme de telle sorte que, au lieu de délibérer, les citoyens choisissent le produit électoral le plus attrayant sur un marché de dirigeants. Les partis justifient le rôle de ces dirigeants comme meilleurs gardiens du « bien commun » en vertu du charisme et de la professionnalisation qu’on leur suppose et eu égard à la complexité de la « gestion politique dans les sociétés avancées.  [16] » Même lorsqu’ils reconnaissent que c’est dans les municipalités qu’ « est né le premier ordre libre de vie en commun », les partis argumentent qu’ils perçoivent « la participation des citoyens non pas comme une alternative à la représentation mais comme la condition pour que nos représentants gouvernent avec excellence », et ils considèrent que leur rôle est de « prendre la tête de réseaux et de coalitions » [17].

L’opposition des partis politiques aux cabildos abiertos ne prend pas seulement sa source dans le préjudice que ceux-ci causent à leur économie corporative ; il s’y ajoute d’autres aspects qui nous ramènent à l’autre rive de l’Atlantique, et au début de cet article. En Amérique latine, il existe des mécanismes de démocratie participative qui débouchent sur un autogouvernement, au plan local davantage qu’au niveau national. Ils recourent au cabildo abierto en lui donnant des attributions plus restreintes que le cabildo médiéval et moderne. Mais la somme des outils de participation que nous allons énumérer correspond à bon nombre des fonctions que détenait le concejo abierto à son origine. Ils supposent un authentique gouvernement républicain ainsi qu’une véritable démocratie délibérative : révocation d’autorités élues, destitution d’autorités désignées, demande de reddition des comptes aux unes et aux autres, budgets participatifs, assemblées communales des résidents, surveillance citoyenne ; audience publique des autorités ; consultation des citoyens et résidents et jugements citoyens.Même si la Colombie est la seule à garantir constitutionnellement l’existence du cabildo abierto, il existe d’autres pays qui donnent un cadre à la participation citoyenne à travers des normes légales, nationales ou municipales, et où il trouve aussi sa place, comme au Pérou. Dans les dernières années, les commissions, assemblées et cabildos ouverts ont permis à des communautés locales de faire face à de puissantes multinationales, en recourant à la vecindad (cœur de la souveraineté populaire dans le domaine hispanique), à des mécanismes républicains qui ont résisté aux outrages du temps, tapis dans l’ombre. [18]

Ces questions ont une actualité très forte en Europe. La réforme de la Constitution espagnole du 2 septembre 2011 visant à introduire, sous la pression de l’Europe, un maximum légal au déficit public de l’Etat, suppose une aliénation de la souveraineté nationale semblable à celle qui se produisit en 1808. À cette différence près que de nos jours la souveraineté est populaire, mais on n’a même pas recouru au référendum « parce que cela enverrait aux marchés une image d’incertitude » [19]. Pendant ce temps, les vecinos se réunissent en assemblées, pour aborder les problèmes qui affectent tout le monde, consignant leurs résolutions, exigeant la révocation de cette réforme [20].

En Espagne se sont maintenues à travers le temps les formes d’autogouvernement par assemblées. Petites, minoritaires, semblables à une fine pluie persistante, infiltrant la société de leur énorme capacité constituante et de légitimation, elles ont pris part à des changements fondamentaux de l’histoire d’Espagne – il suffit de rappeler le rôle crucial des associations de vecinos pendant La Transition. Le mouvement du 15-M reprend ainsi la tradition hispanique de l’associationnisme de voisinage : une part fondamentale de l’histoire institutionnelle de l’Espagne. Ce républicanisme hispanique (à la fois ancien et moderne, comme seule la coutume peut l’être), enraciné dans des collectifs de voisins inaudibles dans les medias, a fonctionné et fonctionne en marge des partis politiques, des groupes de pouvoir, des privilèges monarchiques ou des divergences territoriales. Il s’agit d’un républicanisme qui montre les voix et les visages individuels du peuple, peuple qui œuvre en commun pour faire face à ses besoins et délibère sur des questions au sujet desquelles nul n’est plus expert ni plus efficace que les simples habitants du lieu ou les citoyens eux-mêmes. [21]

Traduit de l’espagnol par Marie Cordoba

Dossier(s) :
Débats autour du 15M

par Eva Botella-Ordinas & Domingo Centenero de Arce & Antonio Terrasa Lozano, le 28 octobre 2011

Pour citer cet article :

Eva Botella-Ordinas & Domingo Centenero de Arce & Antonio Terrasa Lozano, « Une tradition hispanique de démocratie locale. Les cabildos abiertos du XVIe siècle à nos jours », La Vie des idées , 28 octobre 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Une-tradition-hispanique-de

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Cogollos Amaya, S.  ; Ramírez León, J.  ; “Perspectiva histórica del Cabildo Abierto. Una forma de participación ciudadana”, Historia Política e Institucional, Memoria y Sociedad. Revista del Departamento de Historia y Geografía Pontificia Universidad Javeriana, Vol 8 n°16, enero-junio de 2004, Bogotá D.C.,Colombia  ; Tapia, F.X., Cabildo Abierto Colonial, Madrid, Ediciones Cultura Hispánica, 1965.

[2Vecino : nom qui recoupe plusieurs réalités : voisin, habitant, chef de famille, résident (au sens fiscal) (N.D.T).

[3ARENDT, H., ¿Qué es la política  ?, Barcelona, Paidós, 1997 (1993), p.79  ; Pocock, J.G.A., “The Ideal of Citizenship Since Classical Times”, Queen’s Quarterly, vol 99, Spring 1992, (33-55), p.55  ; Pocock, J.G.A., “Virtue, rights and manners. A model for historians of political thought”, in Virtue, Commerce, and History. Essays on Political Thought and History, Chiefly in the Eighteenth Century, Cambridge U.P., 1985 (37-50).

[4Wirszubski, Ch, Libertas as a political idea at Rome during the Late Republic and Early Principate, Cambridge U.P., 1968 (1950), p. 8  ; Pocock, J. G. A., The Machiavellian Moment. Florentine Political Thought and the Atlantic Republican Tradition, Princeton U.P. 1975, chap. VII et X.

[5Bartolomé Clavero, ‘Anatomía de España. Derechos hispanos y Derecho Español. Entre Fueros y Códigos’, QFSPGM, 34/35, (Milan : Giuffrè, 1990), I, 47-86  ; Bartolomé Clavero, Mayorazgo. Propiedad feudal en Castilla. 1369-1836, (Madrid : Siglo XXI, 1989), 143-144  ; Pablo Fernández Albaladejo and Julio A. Pardos, ‘Castilla, territorio sin cortes’, Revista de las Cortes Generales, 15 (1988), 113-208  ; Botella Ordinas, E., Monarquía de España : discurso teológico. 1590-1680, Madrid, UAM, 2006, pp. 110-113  ; Gil, X., “Republican Politics in Early Modern Spain : The Castilian and Catalano-Aragonese Traditions”, Van Gelderen, M. y Skinner, Q., Republicanism and Constitutionalism in Early Modern Europe, Cambridge, 2005.

[6Davis, Ch. T., ‘Ptolemy of Lucca and the Roman Republic’, Proceedings of the American Philosophical Society, 118, 1 (Feb. 28, 1974), 30-50  ; Bee Yun, ‘Ptolemy of Lucca —A Pioneer of Civic Republicanism  ? A Reassessment’, History of Political Thought, 29, 3, (Autumn 2008), 417-439. Con todo, para el republicanismo urbano castellano : MacKay, R., Lazy, Improvident People”. Myth and Reality in the Writing of Spanish History, (Cornell University Press, 2006)  ; Centenero del Arce, D. De repúblicas urbanas a ciudades nobles. La vida y el pensamiento de Ginés Rocamora, (Murcia, Biblioteca Nueva, 2011).

[7Vecindad  : statut juridique de vecino (N.D.T)

[8Carzolio, M. I., “En los orígenes de la ciudadanía en Castilla. La identidad política del vecino durante los siglos XVI y XVII”, Hispania, LXII/2, num. 211 (2002)  ; Herzog, Tamar, Vecinos y Extranjeros. Hacerse Español en la Edad Moderna, Alianza, Madrid, 2006 (2003).

[9Cerdá Ruiz-Funes, J. “Hombres buenos, jurados y regidores en los municipios castellanos de la BajCa Edad Media”, en Actas del I symposium de Historia de la Administración, Madrid (1970), p. 161-206  ; Martín Cea, J. C. y Bonachía, J. A., “Oligarquías y poderes concejiles en la Castilla bajomedieval : balance y perspectivas”, Revista d’Historia Medieval, 9, p. 17-40  ; Thompson, I. A. A., “El concejo abierto de Alfaro en 1602. La lucha por la democracia municipal en la Castilla seicienstista”. Berceo, 100, (1981) p. 307-331  ; Fernando Martínez Rueda, “La crisis de los concejos abiertos de las villas vizcaínas a fines del Antiguo Régimen”, Cuadernos de Sección. Historia-Geografía 23 (1995) p. 91-104, p. 100 : “préjudices qu’ils ressentent du fait que leurs affaires soient résolues en Concejos, comme ils en ont eu l’habitude  ; parce que … on n’y vote pas librement, on manque de respect envers les édiles, et le plus grand nombre, formé le plus souvent par les gens du peuple, l’emporte et laisse sans effet les avis des hommes plus instruits, qui grâce à leur juste connaissance des choses ont en tête ce qui est convenable et utile à la collectivité  »  ; «  Si les Mairies de ces lieux étaient fermées… il n’y aurait point tant de désordre, de conflits et de disputes violentes, comme celles qu’on peut voir de nos jours, car parfois les hommes les plus éclairés et savants du lieu n’y assistent pas, pour éviter de se voir outragés par des vecinos arrogants et de peu de valeur  »  ; p.101 : «  Dans ces deux villas… il y a un grand nombre de vecinos, et la plupart d’entre eux sont pauvres, dépourvus de capacités et de moyens pour répondre des préjudices qu’ils causeraient à la villa par leurs avis  ».

[10Cogollos Amaya, S. y Ramírez León, J., “Perspectiva histórica del Cabildo Abierto”, op. cit.

[11Behetria : localité dont les vecinos ont le pouvoir de choisir leur seigneur.

[12Guarisco, C., “¿Reyes o Indios  ? Cabildos, Repúblicas y Autonomía en el Perú y México Coloniales, 1770-1812”, Revista Andina 39, segundo semestre del 2004, Cuzco, Perú, pp. 1-34  ; p. 14.

[13Portillo Valdés, J. M., “Cuerpo de nación, pueblo soberano. La representación política en la crisis de la monarquía hispana”, Ayer 61/2006 (1) : 47-76  ; p. 57-60  ; p. 68  ; Cogollos Amaya, S. y Ramírez León, J., “Perspectiva histórica del Cabildo Abierto”, op. cit  ; normas actuales de residencia en España : extranjeros.mtin.es www.mtin.es www.mir.es www.map.es)  ; sur le républicanisme contemporain et la démocratie parlementaire : Ovejero Lucas, Félix, Incluso un pueblo de demonios : democracia, liberalismo, republicanismo, Katz, 2008.

[14Ley 7/1985, de 2 de abril, reguladora de las Bases del Régimen Local  ; BOE, Núm. 25 Sábado 29 de enero de 2011 Sec. I. Pág. 9504  ; en cuanto a la asimilación entre partidos políticos y corporaciones, en http://www.mir.es/DGPI/Partidos_Politicos_y_Financiacion/Tipos_Formaciones_Politicas/infogral01.htm

[15PEZ NIETO, Lourdes, «  Los nuevos apellidos de la democracia : retos de la participación dirigida o mediatizada en España”, http://www.fundacionfaes.org/record file/ filename/462/00068-06-los nuevos apellidos de la democracia.pdf 24/08/11, p.113  ; un ejemplo práctico en el PP : Fundación para el Análisis y los Estudios Sociales : http://www.fundacionfaes.org/es/que faes 24/08/11.

[16II Edición del Máster en Liderazgo para la Gestión Política, octubre de 2011, (Universidad Autónoma de Barcelona), coorganizado con las fundaciones vinculadas al PSOE :http://www.fundacionideas.institutojaimevera.es/pagina.php?id=157 24/08/11 : “nous avons besoin de responsables politiques cultivés, capables d’appréhender les besoins des personnes, de comprendre la citoyenneté, de concevoir des programmes politiques réalistes et qui aient une vision de l’avenir, qui sachent communiquer, gérer avec bon sens et obtiennent le développement (sic) durable et la justice sociale.” Sur le «  bien commun” : http://www.cadenaser.com/espana/audios/zapatero-busqueda-bien-comun-europeo-compatible-defensa-intereses-nacionales/sernotnac/20040615csrcsrnac_2/Aes/ http://www.elconfidencial.com/espana/2011/rajoy-reclama-autonomias-tengan-papel-motor-20110305-75697.html.

[17Dans Professional Challenge Seminar 2008, la députée du Parti Populaire, Cayetana Álvarez de Toledo, définit le leader comme celui «  qui n’attend pas de voir la direction qui est prise pour se faufiler ensuite en tête de la manifestation, le leader est celui qui prend l’initiative, qui appelle à manifester, qui hisse le drapeau et obtient que d’autres le suivent  » : http://www.youtube.com/watch?v=AvIVZmOjVNc 24/08/11  ; Propuesta de programa electoral municipal del PSOE para las elecciones del 25 de mayo del 2003, p. 3, 15, 17.

[18DERECHO A LA PARTICIPACIÓN Y A LA CONSULTA PREVIA EN LATINOAMÉRICA. Análisis de experiencias de participación, consulta y consentimiento de las poblaciones afectadas por proyectos de industrias extractivas, RED MUQUI - Red de propuesta y acción - Perú / Fundación Ecuménica para el Desarrollo y la Paz - FEDEPAZ – Perú, Lima, 2010, pp. 34-37.

[19C’est le secrétaire de l’organisation du PSOE qui l’affirme :http://politica.elpais.com/politica/2011/08/29/actualidad/1314599988_420663.html  ; 29/08/11. Les négociations ont été menées par des «  leaders  » du PP et du PSOE : http://www.elmundo.es/elmundo/2011/08/25/espana/1314277426.html 25/08/11  ;et elle a été présentée aux citoyens dans la presse : http://politica.elpais.com/politica/2011/08/26/actualidad/1314314619_582841.html.

[21Botella Ordinas, E., “La démocratie directe de la Puerta del Sol”, La Vie des idées, 24 de mayo de 2011, http://www.laviedesidees.fr/La-democratie-directe-de-la-Puerta.html  ; Gret, M., Sintomer, Y., Portoalegre. Desafíos de la democracia participativa, Abya-Yala, Ciudad Centro de Investigaciones, 2002, http://repository.unm.edu/bitstream/handle/1928/12264/Porto%20Alegre.pdf?sequence=1  ; Gómez Bahíllo, C., “Organizaciones vecinales y participación ciudadana. El caso de la ciudad de Zaragoza”, Revista Internacional de Organizaciones, n.0, pp. 45-64, en : http://aragonparticipa.aragon.es/attachments/248_Organizaciones%20vecinales%20y%20participacion%20ciudadana.%20El%20caso%20de%20Zaragoza%20(Carlos%20Gomez%20Burillo).pdf  ; en el 15M se es consciente de la tradición : http:// madrilonia.org/  ?p=4477.

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