J’ai été confronté aux risques épistémologiques du métier de sociologue dès mes premiers travaux, sur l’enseignement technique. Plus je poussais la critique sociologique, plus j’essayais de réduire des savoirs et des normes relatifs à l’action sur les choses à leurs aspects arbitraires et à leurs fonctions sociales, et plus je risquais de manquer ce qui fait la spécificité de cet enseignement par rapport à l’enseignement dominant (général, supérieur et littéraire), à propos duquel avaient été conçus les notions et les schèmes explicatifs que je m’efforçais de lui appliquer. C’est ainsi que j’ai commencé à prendre conscience des déficits descriptifs et explicatifs auxquels se condamne la sociologie la plus exigeante, la plus ambitieuse, la plus soucieuse d’étendre sa capacité et son pouvoir d’explication, bref la plus sociologisante, quand elle cède à un sociologisme qui ignore par principe les composantes extra-sociales (techniques, biologiques, physiques, etc.) des faits sociaux. Les recherches que j’ai menées ensuite, avec Christiane Grignon, sur l’alimentation m’ont posé le même problème. Élaboré par et pour l’étude de la culture savante (sociologie de l’éducation, sociologie de l’art), l’appareil théorique dont nous disposions ne permettait pas de rendre compte de la diversité des modes de vie, des savoirs faire et des savoirs vivre populaires [1]. Le constat des inégalités devant la culture peut conduire à ne voir dans les cultures populaires que des cultures dominées, qu’on ne peut décrire que par référence aux cultures dominantes, c’est-à-dire par défaut, comme des manques. J’ai été ainsi amené à décrire et à caractériser, avec Jean-Claude Passeron, la dérive légitimiste dont la critique sociologique de l’ordre social est menacée [2].
Ma fonction à l’Observatoire de la Vie Étudiante (président du Conseil scientifique) m’a permis de faire l’expérience d’une expertise directement confrontée aux demandes de l’administration et des politiques. J’y ai fait réaliser une enquête triennale sur les conditions de vie des étudiants (l’analogie avec l’astronomie s’imposait, un observatoire ne peut se passer d’instruments d’observation). L’indépendance de cette expertise était garantie par l’existence de cette enquête, par la possibilité de donner à ces demandes des réponses objectives et neutres, fondées sur des données de fait. Je me suis efforcé de la conforter socialement, en obtenant pour l’OVE le statut institutionnel d’une fondation ; je suis parti quand j’ai constaté que nos tutelles, administratives et politiques, ne pourraient jamais y consentir.
Mes recherches sur l’alimentation m’ont confronté à d’autres dérives de l’expertise. L’alimentation est un sujet courant, familier, pittoresque, capable d’attirer l’attention du grand public et des media, propice à ce que Hermann Hesse appelait les « variétés culturelles » ; l’expertise se trouve ainsi soumise à l’influence de l’opinion, qui la porte à reprendre à son compte des idées reçues et des lieux communs en vogue, comme par exemple « l’américanisation », la standardisation et l’uniformisation de l’alimentation. La reprise de ces stéréotypes peut aller de pair avec des partis pris interprétatifs liés à une « vision » d’ensemble de la société, elle-même liée à des prises de position idéologiques et politiques, l’uniformisation de l’alimentation étant alors vue à la fois comme l’indice et comme la conséquence de l’uniformisation sociale, de l’extension de la classe moyenne, de la disparition des différences entre les classes et donc des classes elles-mêmes. La dérive de l’expertise est alors du même ordre, idéologique, que celle de la critique. Le thème de la standardisation de l’alimentation, par généralisation du fast-food et du grignotage, dépérissement et disparition du repas traditionnel, peut correspondre aussi aux attentes et aux intérêts de certains secteurs de l’industrie et du commerce agro-alimentaire. L’expertise s’apparente alors à une prophétie auto-réalisatrice. S’agissant de l’alimentation, cette prophétie ne s’est pas réalisée [3] ; il ne restait plus aux « experts » qu’à virer de bord à 180° et à s’aligner (sans les nommer) sur les positions de ceux qu’ils avaient jusque-là combattus.
La norme et le normal
« Norme » et « normal » sont des termes équivoques [4]. Il faut distinguer entre la norme impérative et la norme indicative. La norme impérative énonce, dicte ce que l’on doit et ce que l’on ne doit pas faire pour faire le bien, pour être bon, pour bien penser, pour bien dire. Le normal auquel elle correspond, auquel elle se réfère, est une appréciation, un jugement de valeur ; il est de l’ordre du possible, du souhaitable jamais complètement réalisé, de l’idéal. Au même titre que la loi ou que la règle, la norme impérative participe de la morale et du droit ; même si elle n’a pas le même niveau d’obligation (on obéit à la loi, on respecte la règle, on se conforme aux normes), elle repose comme elles sur la distinction du Bien et du Mal. La norme indicative définit le normal comme ce qui est de fait, comme une réalité, observable et mesurable. Elle se borne à fournir des indicateurs objectifs, comme par exemple les grandeurs étalons (température, rythme cardiaque, tension artérielle, etc.) par rapport auxquelles on évalue l’état de santé d’un patient, on pose un diagnostic. De même on peut entendre par normal ce qui est usuel, courant, conforme à l’ordre habituel des choses ; dans ce cas aussi, le normal est de l’ordre du réel. S’agissant de la santé, le statut de la norme demeure ambigu. Les normes diététiques disent ce qu’il faut et ce qu’il ne faut pas manger pour « bien » manger. L’état normal est à la fois l’état ordinaire, celui qui correspond à la réalité du corps, à son organisation et à son fonctionnement existants et durables (reproductibles à l’identique), et l’état souhaitable, l’idéal de la santé parfaite ; la réalité du corps (son anatomie et sa physiologie, du moins la connaissance que l’on en a) est alors érigée en modèle, en canon, i.e. en une perfection par référence à laquelle tout écart est une anomalie.
La définition réaliste du normal est au principe de la sociologie durkheimienne. « Pour que la sociologie soit vraiment une science de choses, il faut que la généralité des phénomènes soit prise comme critère de leur normalité » [5]. Durkheim se donne ainsi le moyen de faire de la sociologie une science objective, affranchie des jugements de valeur, aussi peu morale que possible ; au risque de scandaliser l’opinion commune lorsqu’il appelle normales des pratiques généralement détestées, comme c’est le cas, limite, du crime [6]. Mais il rejoint le sens commun lorsqu’il assimile par ailleurs ce qui est général, et donc normal, à ce qui est ordinaire, faisant ainsi de la fréquence un autre critère de la normalité [7]. C’est ce que l’on fait communément, par exemple dans la perception du temps qu’il fait (« de saison » ou trop chaud, trop froid pour la saison) et aussi bien en météorologie et en climatologie, où l’on compare la température actuelle aux « normales saisonnières », c’est-à-dire à la moyenne des températures observées dans le passé au même endroit. L’assimilation du normal à la moyenne se rencontre aussi dans la perception et le classement spontanés des corps ; la taille en dessous de laquelle on est jugé petit, trop, anormalement petit est sans doute plus basse dans les pays méditerranéens que dans les pays scandinaves. C’est par référence à la taille la plus souvent rencontrée (ordinaire, habituelle), qui tient lieu de taille moyenne, variable selon les lieux, que l’on définit le gigantisme et le nanisme ; les individus à qui l’on attribue l’état de géant sont sans doute plus grands en Suède qu’au Portugal. On passe ainsi de l’opposition du normal et de l’anormal à l’opposition du normal et du pathologique, et c’est ce qui fait problème dans le cas qui nous occupe : si l’on applique ce principe au poids, on sera conduit à élever le seuil à partir duquel commence le surpoids ou l’obésité à mesure que le poids moyen de la population augmente.
La critique sociologique
La détermination et l’existence même de ces seuils sont parmi les éléments qui donnent le plus de prise à la traque sociologique de l’arbitraire. Pourquoi retenir le poids plutôt que le tour de taille ? Pourquoi, surtout, décider que l’obésité commence quand l’indice de masse corporelle [8] est de 30 plutôt que de 29 ou de 31 ? La prise et la perte de poids sont graduelles ; fixer un seuil à partir duquel on devient ou plutôt on est obèse introduit une discontinuité radicale dans la continuité ; on passe du quantitatif au qualitatif, et on confère à l’obésité le statut d’un état, d’une entité pathologique. On assimile du même coup l’obésité à une infirmité, voire à une maladie (on parle souvent à son propos d’épidémie) [9]. L’étude de l’alimentation offre au sociologue, et aussi à l’historien et à l’ethnologue, l’opportunité de montrer que des usages, des pratiques, des goûts et des prescriptions qui répondent à une nécessité biologique sont aussi, et peut-être surtout, des faits sociaux et des traits de culture, de faire voir leur caractère conventionnel et arbitraire, bref de les « déconstruire » en démontant les mécanismes dont ils sont le produit. À une nécessité biologique universelle et intemporelle devraient correspondre des invariants ; mais la définition, fondamentale, du mangeable et de l’immangeable (type de la norme implicite qui va de soi et à laquelle on se conforme sans y penser) varie selon les cultures et selon les époques (impossible, impensable de faire manger du chien à un européen). Les interdits les plus répandus, ceux dont la transgression paraît la plus inacceptable, la plus monstrueuse, comme l’anthropophagie, souffrent des exceptions, ne sont pas universels. L’alimentation est, au même titre que la sexualité, l’objet d’interdits religieux particulièrement sévères. Ce qui est interdit à tel moment (les « jours maigres »), en tel lieu peut être autorisé à d’autres ; on retrouve cette répartition dans le domaine profane, dans la vie quotidienne, avec les usages qui font normes, qui déterminent le regroupement des prises alimentaires en repas, leur répartition dans le temps, les combinaisons de l’ostentation et de la pudeur alimentaire, la possibilité de manger en dehors de chez soi ou des lieux spécialisés. Les normes diététiques les plus indicatives, les plus neutres, les mieux fondées sur la connaissance scientifique des contraintes naturelles et des pathologies, comportent elles aussi des interdits, sous la forme atténuée et « douce » du conseil et de la « recommandation » (elles invitent sinon à ne pas consommer certains aliments, du moins à en consommer moins, « avec modération »), ce qui incite le sociologue à les assimiler aux règles religieuses. Autre exemple de conventions, les manières de table. Avec la gastronomie (un artisanat d’art paré d’un nom de science), l’alimentation présente le cas limite d’un luxe qui vient se greffer sur un besoin vital. Les normes de la « grande cuisine » sont des modes, au même titre que celles de la « haute couture » ; « bien manger », c’est manger « supérieurement ».
Autre raison de soupçonner l’arbitraire des normes qui régissent les prises alimentaires : en même temps qu’elle est combattue pour des raisons d’hygiène, parce qu’on la sait mauvaise pour la santé, l’obésité est réprouvée pour des raisons esthétiques, parce qu’elle paraît laide selon les critères de beauté du corps dominants dans les sociétés où s’édictent ces normes. Santé et apparence physique sont étroitement liées, comme en témoigne entre autre l’ambivalence de l’expression courante « être en forme ». Mauvaise pour la santé, l’obésité est aussi moralement mauvaise. On soupçonne implicitement les obèses d’être responsables de « leur » obésité : s’ils sont tels c’est leur faute, c’est qu’ils ont trop et mal mangé. Comme toutes les normes impératives, les normes alimentaires culpabilisent ceux qui ne s’y conforment pas ; on reproche couramment aux campagnes d’information sur les dangers de l’obésité de « stigmatiser » les obèses. C’est à juste titre que le sociologue s’efforce de reconstituer les conditions sociales de production de ces normes et de montrer ce qu’elles doivent aux particularités du contexte dans lequel elles ont été élaborées, aux caractéristiques et aux intérêts des groupes et des milieux qui les conçoivent et qui les imposent. Proprement sociologique, cette relativisation fait voir comment des modes diététiques non moins arbitraires que les modes vestimentaires ou cosmétiques peuvent passer pour des normes, mais elle aide aussi à distinguer les normes fondées sur les savoirs scientifiques des modes imaginées à la faveur de l’ignorance. Le sociologue demeure dans son rôle, dans le cadre de son métier et de la vocation de sa discipline lorsqu’il veut connaître les fonctions sociales de la diffusion et de l’imposition des normes alimentaires, lorsqu’il cherche en quoi des normes en provenance de cette espèce particulière de culture savante qu’est la culture scientifique font partie de la culture dominante et contribuent à sa domination, en quoi elles s’opposent aux savoir-faire, aux savoir-vivre, aux modes de vie propres aux classes et aux cultures populaires et les contrarient.
De la relativisation au relativisme
Mais à vouloir tout expliquer par les déterminismes sociaux, on en arrive à ne voir que des constructions arbitraires dans les normes fondées sur la connaissance scientifique des contraintes biologiques, et dans ces contraintes elles-mêmes. La relativisation sociologique rejoint alors le relativisme idéologique qui imprègne l’esprit du temps et domine l’opinion intellectuelle. En érigeant en dogme l’impossibilité de distinguer le vrai du faux, le scepticisme absolu qui est au principe de ce relativisme discrédite la science, réduite à ses fonctions sociales, réelles ou supposées. Le relativisme radical s’inscrit dans un courant d’idées qui remonte à la réaction romantique contre le rationalisme des Lumières, en Allemagne au Sturm und Drang, en France au culte rousseauiste de la bonne nature (incarnée par l’enfant, le sauvage ou le peuple) [10]. Le culte de la nature va de pair avec le rejet de tout ce qui semble artificiel, avec des formes plus ou moins fortes de technophobie, et, en pratique, avec un goût pour le « naturel » dont les manifestations sont particulièrement nombreuses en ce qui concerne l’alimentation (végétalisme, crudivorisme, instinctonutrition, etc.). Le sociologue se doit de relativiser aussi ce relativisme, de faire voir l’arbitraire de ces options et de ces croyances en mettant au jour les caractéristiques sociales de ceux qui les adoptent et les conditions de leur production et de leur diffusion. On peut supposer qu’elles sont particulièrement répandues dans les fractions diplômées des classes dominantes et des classes moyennes, où la prévalence de l’obésité est faible et qui sont sans doute les plus à même de se conformer aux normes alimentaires.
Le sociologue doit donc admettre que les normes alimentaires ne sont pas entièrement réductibles à des modes, qu’elles ne sont pas, dans leur principe, arbitraires, qu’elles ne le sont que par défaut, en l’absence de connaissances scientifiques suffisamment établies. Les restrictions, les interdits particuliers qu’elles imposent ne sont pas d’ordre moral ; ils résultent non d’une orthodoxie, du pouvoir et de la légitimité d’une institution, des croyances et de l’autorité d’un groupe, mais d’une réalité objective, indépendante des volontés humaines et des déterminismes sociaux, et c’est ce qui fait leur spécificité. S’il est bon de savoir, c’est parce que, conformément à l’idéal positiviste [11], il faut savoir pour agir, en l’occurrence, dans ce cas particulier d’application de la biologie à la médecine, pour prévenir plus que pour guérir. Mais, si éclairée et si rationalisée que soit l’action, si réalistes et si objectives que soient les connaissances sur lesquelles elle se fonde, ses motifs et le choix du but qu’elle poursuit demeurent d’ordre humain et moral. En choisissant de prévenir l’obésité, on valorise implicitement la santé, on admet implicitement que la santé est un bien et la maladie, son contraire, un mal, et, du même coup que la vie est le souverain bien et la mort le mal absolu ; prévenir l’obésité pour préserver la santé paraît aller de soi, on voit mal comment on pourrait faire le choix contraire (préserver l’obésité pour prévenir la santé). En fait la valorisation de la santé et de la vie est loin d’être universelle, comme en témoignent les guerres, les suicides, le culte, pas seulement religieux, du sacrifice, etc. Dès lors qu’on valorise la vie, et qu’on souhaite en profiter le plus longtemps possible en restant en bonne santé, on a semble-t-il tout intérêt à suivre les normes alimentaires. Mais l’intérêt que l’on a à se restreindre, à se priver du plaisir procuré par les aliments déconseillés pour vivre plus longtemps dépend de l’espérance de vie que l’on a et de l’évaluation que l’on en fait, de l’exposition à d’autres facteurs d’abrègement de la vie (antécédents médicaux, conditions de travail, etc.). Plus l’espérance de vie est réduite, comme c’est le cas dans les classes populaires, et plus on a intérêt à profiter du présent, quitte à la réduire encore, et à adopter des comportements déraisonnables, et pourtant rationnels [12].
Au risque de l’expertise : ce que peut la sociologie
L’étude de l’obésité et des normes diététiques intéresse le sociologue parce qu’elle lui pose des questions difficiles et excitantes ; elle l’amène à s’interroger sur la portée et les limites des explications que la sociologie, et plus généralement les sciences de l’homme collectif sont en mesure de donner, sur les relations que ces explications entretiennent avec celles des sciences de la nature, sur les conditions sociales d’une expertise suffisamment objective pour être vraiment utile, pour être, dans le prolongement de l’idéal positiviste de Claude Bernard, l’avant-garde d’une sociologie scientifique qui serait à la politique ce que la biologie est à la médecine. À la critique de principe des normes diététiques, à leur relativisation radicale a priori, il faut substituer ce qu’elles découragent par avance d’entreprendre, l’étude empirique des conditions sociales dans lesquelles ces normes sont conçues, diffusées et reçues. C’est en examinant les propriétés des milieux qui les produisent, leurs positions respectives, leurs appartenances professionnelles (biologie, médecine, communication), leur composition, leur organisation, leur fonctionnement, leur hiérarchie interne, les relations qu’ils entretiennent entre eux, que la sociologie permettra de distinguer, dans toute la mesure du possible, entre l’arbitraire et la nécessité, entre les savoirs et les croyances, entre les normes et les modes. Il faut pour cela revenir au principe d’une sociologie des sciences qui s’intéresse exclusivement à leur contexte social sans se croire pour autant habilitée à juger de leur contenu [13].
Les enquêtes statistiques font apparaître des différences sociales significatives dans la prévalence de l’obésité ; elle augmente à mesure qu’on descend dans la hiérarchie des classes, que le niveau d’instruction et le niveau de revenu baissent, elle varie aussi selon le sexe, selon l’âge, selon les régions [14]. Elles montrent ainsi qu’il existe des déterminants sociaux de l’obésité, à tout le moins des conditions sociales favorables à son apparition et à son développement. À partir des données statistiques, la sociologie explique en établissant des régularités qui sont l’équivalent, le substitut des lois des sciences physiques. Mais cette explication pose problème. Elle est insuffisante ; les régularités statistiques sont des « boîtes noires », qui recouvrent des processus dont on ignore le déroulement ; elles établissent une relation dont on admet implicitement qu’elle est de cause à effet entre des variables trieuses, explicatives, et des variables triées, à expliquer, mais elles ne permettent pas de connaître la succession des enchaînements causals, la réunion des conditions qui aboutissent aux variations qu’elles mesurent. L’analyse des données statistiques ne fait pas apparaître des déterminismes sociaux, du moins dans la pleine acception et au sens strict du terme. Elle identifie les caractéristiques sociales (communément appelées les « facteurs ») qui augmentent les probabilités de devenir obèse, et définit ainsi des catégories, des groupes à risque. Les individus qui présentent ces caractéristiques sont plus souvent obèses que ceux qui ne les présentent pas, et que l’ensemble de la population, mais ils ont plus de chances de ne pas être obèses que de l’être : un ouvrier a plus de chances d’être obèse qu’un cadre, mais la grande majorité des ouvriers (83%) ne sont pas obèses. Inversement ceux qui ne présentent pas ces caractéristiques et qui ont le moins de chances de devenir obèses peuvent le devenir ; c’est le cas d’une minorité de cadres supérieurs et de membres des professions libérales (8,7%), de titulaires d’un diplôme d’enseignement supérieur de troisième cycle (7,3%), de titulaires d’un revenu mensuel du ménage supérieur à 5 301 € par mois (7%).
Que la règle statistique soit l’exception et l’exception la règle pose au sociologue un problème embarrassant, mais particulièrement intéressant. Probabiliste dans ses résultats et dans son principe même, l’étude statistique l’invite à rompre avec le déterminisme strict, à s’interroger sur le rôle du hasard et à admettre qu’il n’est pas, ou pas seulement la mesure de notre ignorance ; c’est la position de Cournot, pour qui l’idée du hasard « est la clé de la statistique » [15]. Les régularités statistiques demandent elles-mêmes à être expliquées. On peut sans doute essayer d’aller toujours plus loin dans l’analyse statistique, d’entrer toujours plus avant dans le détail en multipliant les variables explicatives et en utilisant des catégories de plus en plus fines [16]. On essaiera par exemple de montrer que les cadres supérieurs obèses sont porteurs de handicaps sociaux particuliers, liés à leur origine, à leur résidence, à leur âge, à leur statut matrimonial, etc. On s’appuie ainsi sur la pluralité des causes, sur ce que Claude Bernard appelait le « déterminisme complexe », pour ramener l’exception à la règle, réduire la part du hasard et revenir au déterminisme strict. Mais on continuera d’ignorer ce que recouvrent ces régularités supplémentaires, elles-mêmes probabilistes et porteuses d’exceptions. Pour le savoir, il faut passer aux études de cas fondées sur l’observation directe, l’interview et la reconstitution des biographies. On s’intéressera en particulier aux cas atypiques, les plus improbables, comme celui de cette patiente, agrégée de Lettres classiques, fille de médecin, devenue obèse, alors que personne ne l’est dans sa famille ni parmi ses antécédents. À partir de ces cas individuels, en les comparant entre eux, on pourra constituer des familles de cas, distinguer par exemple entre les ouvriers qui ne sont pas devenus obèses parce qu’ils ont été protégés par des propriétés biologiques, par un métabolisme déficient, qui devient bénéfique quand la nourriture devient surabondante et ceux qui ont perdu, ou n’ont pas contracté les habitudes génératrices d’obésité liées à leur milieu et à leur origine sociale. C’est en associant et en combinant entre elles les méthodes quantitatives qui permettent de définir et de cibler des groupes à risque, et les méthodes qualitatives, qui permettent de reconstituer l’enchaînement des causes, que la sociologie pourra aider à prévenir l’obésité, voire à y remédier.
Plus la sociologie est scientifique, plus ses méthodes sont rigoureuses, et plus ses enseignements devraient attirer et retenir l’attention des professionnels de la santé. Mais sa crédibilité et son audience se heurtent à des obstacles sociaux ; la culture professionnelle des médecins, la formation qu’ils ont reçue ne les incitent guère à s’intéresser aux aspects sociaux des pathologies et à les prendre en compte. J’en ai fait l’expérience en participant à un groupe de réflexion sur le diabète et le surpoids. Ma participation à ce groupe était sociologiquement improbable ; elle est due à l’intervention d’un médecin sociologue, exceptionnellement doté de propriétés sociales généralement incompatibles entre elles, en l’occurrence (sur le modèle de Canguilhem, médecin et philosophe) d’une double formation que la dichotomie du système d’enseignement français, divisé entre les lettres et les sciences, rend le plus souvent impossible. Garantie, s’il en eût été besoin, par l’exotisme de ma discipline, mon indépendance par rapport à d’éventuelles demandes des commanditaires du groupe était totale. Mes interventions ne laissaient pas les médecins indifférents ; l’un d’entre eux m’a demandé un article pour une revue spécialisée (Diabète et obésité). Je pouvais les sensibiliser au point de vue sociologique, mais je ne pouvais pas les amener à se l’approprier, à l’intégrer dans leur culture, dans leur vision du malade et de la maladie.
La connaissance des caractéristiques sociales des patients n’est sans doute pas dépourvue d’intérêt pratique ; elle permet de mieux adapter à chaque cas les prescriptions médicales relatives à l’hygiène de vie et au régime alimentaire, de les rendre plus réalistes et plus acceptables, plus faciles à observer et à suivre durablement. Mais les prescriptions du sociologue ne sont pas toujours aisées à suivre pour un médecin. Il est difficile, par exemple, de doubler l’interrogatoire médical par un interrogatoire sociologique ; les conventions sociales propres à la situation de consultation définissent en effet ce qu’il est d’usage et donc normal de demander (on peut demander au patient sa profession ; il est déjà plus délicat de l’interroger sur ses revenus, sur ses diplômes, sur la profession de son père). Par ailleurs, les médecins n’ont pas plus que les sociologues le pouvoir de « changer la société ». Plus les déterminismes que la sociologie met en évidence sont puissants, plus l’explication sociologique est pertinente, et plus les possibilités d’action offertes par l’expertise sociologique sont limitées. Dans la présentation de ses prescriptions, dans sa relation avec le patient, le médecin peut tenir compte des dispositions liées à l’origine et à la position de celui-ci ; il peut essayer de les infléchir, de les tourner, mais il ne peut pas agir sur les causes profondes qui sont à l’origine de ces dispositions et qui les entretiennent. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que les obstacles sociologiques à l’acceptation et à l’observation des prescriptions et des normes relatives à l’alimentation soient souvent perçus comme des obstacles psychologiques.
Expertise critique et critique de l’expertise
La critique proprement sociologique des normes diététiques vise à distinguer ce qui, dans ces normes, est le produit de l’arbitraire des goûts, des opinions et des croyances et les apparente à des modes vestimentaires, cosmétiques ou intellectuelles, de ce qui est nécessaire, i.e. de ce qui correspond aux exigences et aux sanctions de la réalité biologique et qui permet de prévenir et de guérir des pathologies objectivement définies comme telles par leurs effets nocifs. Pour que cette critique se développe et s’aiguise, il faut concevoir et réaliser les recherches empiriques capables de démêler les relations de l’arbitraire et de la nécessité, de montrer comment l’arbitraire se greffe sur la nécessité ; il faut la protéger contre la tentation et les facilités d’une critique expéditive, fondée sur l’idéologie du relativisme absolu et sur ses raccourcis pseudo-théoriques. Pour éviter que la sociologie sociologisante tourne au sociologisme, et la relativisation sociologique au relativisme, il faut que la sociologie critique fasse sa propre critique en s’appliquant à elle-même les méthodes d’investigation empiriques caractéristiques de l’expertise. L’expertise de son côté doit se soumettre à la critique sociologique des conditions dans lesquelles elle est conduite et produit ses rapports. Ses procédures empiriques, ses choix de méthode, l’outillage dont elle se sert, les techniques qu’elle met en œuvre doivent aussi faire en permanence l’objet d’un examen critique visant à contrôler leur objectivité, leur neutralité interprétative, à reconnaître leur portée, c’est à dire leurs limites, à savoir ce qu’ils permettent ou non de savoir, ce qu’ils donnent à penser et ce qu’ils portent à croire ; c’est le principe de la vigilance bachelardienne. Sous ce rapport la sociologie engagée ne diffère pas de la sociologie appliquée. Le sociologue qui se met au service d’une cause doit lui aussi veiller à préserver son indépendance et sa neutralité professionnelles, activer sa capacité critique et la mobiliser pour se soustraire à l’influence des modes intellectuelles et des orthodoxies [17].