Huit ans après la sortie de son ouvrage 80% au bac et après [1], qui portait sur les modalités d’accession à l’université de ceux qu’il appelle « les enfants de la démocratisation » Stéphane Beaud – avec Bernard Convert – continue dans le dernier numéro des Actes de la Recherche en Sciences sociales d’explorer les pratiques des étudiants des milieux populaires dans l’enseignement supérieur massifié. Le numéro, spécifiquement tourné vers les stratégies et les pratiques des élèves, permet ainsi le renouvellement empirique d’un objet d’études où l’apport bourdieusien demeure encore aujourd’hui central, bien que, comme le notent les auteurs, ses tenants et aboutissants ne soient pas toujours clairement compris par les pouvoirs publics. Les discours institutionnels, constitués d’objectifs chiffrés comme le fameux « 30% de boursiers en Grande École » lancé en janvier 2010 et de thématiques floues comme « la professionnalisation » ou « l’égalité des chances » contribuent en effet à obscurcir une partie des mécanismes de création des inégalités sociales à l’égard des classes populaires, qui semblent résister à toutes les formes de réponses structurelles.
Dès lors, la grande force de ce numéro repose sur la prise en compte d’un grand nombre de filières du supérieur, à travers une approche globale de la condition étudiante qui inclut l’emploi et les sociabilités. Cette mise en perspective rend les contributions particulièrement éclairantes sur la multiplicité des processus de production des inégalités sociales dans un espace éducatif de plus en plus segmenté. De ce panorama semble pourtant émerger une convergence des pratiques et des perceptions de l’avenir entre ces étudiants issus du même milieu social, malgré des contextes d’études différenciés. C’est justement cette tension entre la segmentation des filières et la régularité des trajectoires des classes populaires dans l’enseignement supérieur qui nourrit ici les contributions.
Un espace segmenté qui continue de nourrir les inégalités
Á partir de données quasiment exhaustives sur la répartition des élèves dans l’enseignement supérieur dans l’académie de Lille, Bernard Convert propose ainsi une mise en perspective de l’espace de l’enseignement supérieur, en se fondant sur les stratégies d’orientation des élèves. Dans ce panorama, il confirme le morcellement disciplinaire de l’université qui, si elle demeure le destin modal des bacheliers issus de milieux populaires, n’en est pas moins le lieu d’un véritable éclatement des réalités académiques entre choix disciplinaire électif (en droit par exemple) et choix par défaut, entre le niveau de la Licence et celui du Master. Ainsi, une même discipline peut faire l’objet d’une plus ou moins grande diversité de sens, c’est-à-dire qu’elle peut attirer des élèves qui y font un investissement fortement différencié. C’est notamment le cas des mathématiques, par exemple investies par les femmes pour ses débouchés dans l’enseignement et par les hommes attirés par l’informatique. Cette diversité des attentes étudiantes et des publics pour une même filière relance la question de leur gestion par l’institution, notamment à l’égard d’un public populaire ne possédant pas les dispositions académiques ou sociales pour entrer dans le « métier d’étudiant », pour reprendre le titre d’un ouvrage d’Alain Coulon.
Des discours institutionnels en trompe l’œil
C’est dans la lignée des résultats de Bernard Convert autour des trajectoires modales des élèves des catégories populaires qu’il faut comprendre la contribution de Sophie Orange sur les processus de choix d’orientation en BTS. Sur la base d’un matériau original, (les données issues des procédures de choix d’orientation remplies par les lycéens de Terminale de l’académie de Poitiers), elle reprend et éclaire deux hypothèses importantes. Tout d’abord, que le marché de l’enseignement supérieur court symbolisé par le BTS constitue un « espace de projection privilégié, voire exclusif » (p.33) pour les élèves des filières technologiques du secondaire, anticipé en amont de leurs choix d’orientation de terminale. En conséquence, malgré la sélection à l’entrée, le choix du BTS peut aussi être un choix par défaut. La seconde hypothèse repose ensuite sur le fait que les filières courtes ne font pas concurrence à l’université pour les meilleurs élèves mais au contraire demeurent attachées à un public d’élèves moyens, jugés les plus conformes à la filière, c’est-à-dire les plus susceptibles d’assurer sa continuité académique avec les filières du secondaire. Les caractéristiques du public ne sont pas sans lien avec les stratégies institutionnelles : l’étude des catégories de jugement professoral en cours dans les processus de sélection révèle la capacité de ces institutions à se saisir de leur image afin d’assurer des positionnements optimaux sur un marché de la formation et de l’emploi qui est, pour le cas des BTS, aussi marqué par une grande clôture géographique, pour ne pas dire un localisme. Dès lors, de telles stratégies ne contribuent pas seulement à homogénéiser le public des filières courtes, mais aussi à fausser le signal de la sélection à l’entrée, souvent considéré comme un gage de réussite dans le supérieur.
Tout comme la sélection, la professionnalisation des filières académiques fait partie des motifs récurrents de la réforme de l’université au titre de la responsabilisation des élèves et de leur préparation à la vie active. Vanessa Pinto tente d’en mesurer l’effectivité en éclairant les trajectoires scolaires et professionnelles des étudiants accédant à un emploi pendant leurs études. Si l’espace des emplois étudiants est a priori perçu par les jeunes comme un temps de latence provisoire, hors des « classements sociaux », elle y décèle pourtant trois logiques d’articulation entre travail et études qui contribuent à reproduire la stratification sociale : la logique de l’emploi provisoire ; celle de l’anticipation où l’emploi est cohérent par rapport aux études ; et enfin celle de l’éternisation où la situation d’emploi d’appoint devient durable, parfois en lieu et place des études. Dans ce contexte, « les enfants de la démocratisation » sont les moins armés pour reconnaître que « le job étudiant », loin d’assurer la professionnalisation, peut être source d’insécurité surtout s’il n’est pas contrebalancé par un dispositif d’intégration plus fort de la part de l’institution scolaire. Au-delà de la rhétorique de valorisation de l’expérience professionnelle, on distingue clairement des processus inégalitaires mais aussi des mécanismes d’intériorisation du destin social des classes populaires.
C’est à cette même question des mécanismes de décrochage étudiant que tente de répondre Sandrine Garcia. Dans un article passionnant, elle confronte les dispositifs de lutte contre l’échec académique lancés autour de « l’orientation par défaut », aux pratiques de travail développées par les jeunes de deux universités. Elle pose ainsi l’idée selon laquelle ce sont moins les choix d’orientation que les modes actuels de socialisation « déscolarisants » proposés par l’institution et la limitation des prescriptions académiques par rapport au secondaire qui contribuent à pousser vers la sortie les élèves les plus fragiles. Cette contribution conforte ainsi en les généralisant les thèses d’Yves-Marie Abraham sur les grandes écoles [2] : une tendance de l’enseignement supérieur consisterait à favoriser le glissement d’un capital purement scolaire vers une série de codes sociaux (ou capital social) inspirés du monde de l’entreprise. Dès lors, l’incapacité de l’université à expliciter ce qui constitue les vraies règles du jeu pour les élèves sans tradition universitaire familiale condamnerait durablement toute tentative de réforme dans le sens de la lutte contre l’échec des catégories populaires.
Des tensions biographiques dans les trajectoires ascendantes
A contrario des approches dévoilant les mécanismes de désengagement universitaire des « enfants de la démocratisation », Cédric Hugrée dessine quant à lui les trajectoires de ceux qui, loin d’être une minorité, ont investi avec succès les études longues offertes par l’université. Si ces réussites rappellent ici aussi que l’université demeure la destinée modale de ces élèves, elles soulignent surtout la constance de la perception de la fonction publique et en particulier de l’enseignement comme destin désirable, sans que cette tendance ne soit altérée par les restrictions budgétaires ou par une relative baisse de prestige. Cet investissement durable s’expliquerait par le fait que l’emploi d’enseignant demeure pour les familles un débouché honorable, c’est-à-dire source de mobilité sociale ascendante, quelle que soit la conjoncture. Par ailleurs, ce choix est aussi celui de la raison puisque le capital scolaire à mobiliser pour les concours correspond plus directement à celui de ces bons élèves que d’autres formes de capital plus valorisés dans les recrutements du secteur privé.
La dernière partie du numéro se concentre sur le cas des filières d’élite. La grande médiatisation des dispositifs d’ouverture sociale depuis le lancement du programme « Conventions d’Éducation Prioritaire » de Sciences Po en 2001 a suscité un renouveau des études sur les grandes écoles dont la Noblesse d’État et les Héritiers, constituent le socle commun. Cette sociologie empirique, centrée sur l’étude des processus de formation des élites, prises au prisme de l’internationalisation mais aussi – bien-sûr – de l’ouverture sociale [3] est d’ailleurs souvent connue des institutions elles-mêmes. Les établissements ont ainsi créé de nouveaux espaces de socialisation académique et sociale censés permettre à de bons élèves issus de milieux populaires de s’adapter aux normes en cours dans les formations d’excellence. C’est précisément ce processus que se propose d’étudier Paul Pasquali dans un article sur un type de dispositif facilitant ce qu’il nomme « le déplacement social » des élèves. La classe préparatoire expérimentale (« sup-expé ») créée dans l’académie qu’il étudie est ainsi destinée à répondre aux besoins scolaires et sociaux des bons élèves issus de zones d’éducations prioritaires et souhaitant intégrer un Institut d’Études Politiques ou une école de commerce. Au-delà des résultats scolaires, ce processus aurait un effet paradoxal sur les individus : si elle les socialise à des savoirs jugés indispensables à la réussite aux concours, l’intervention institutionnelle contribue à leur faire intérioriser une position dominée dans la hiérarchie scolaire, malgré leur réussite académique. Une des façons de tenir ces deux bouts cognitifs, entre milieu d’origine et milieu d’arrivée, réside alors dans la reconversion de capitaux acquis dans l’enseignement supérieur à la faveur de sa famille ou du groupe de pairs. Malgré la diversité des innovations institutionnelles intentées, on reste troublé par la stabilité des tensions dues à l’acculturation, entre ces déplacés et les boursiers d’hier décrits par Bourdieu ou Hoggart, notamment en ce qui concerne les codes extrascolaires liés à la sociabilité, et à l’anticipation du marché du travail.
L’article d’Anne Lambert sur les parcours de ces populations dans deux des plus grandes écoles de commerce françaises demeure à ce titre particulièrement frappant. Malgré une réussite scolaire que l’on peut qualifier d’exceptionnelle – au vu des statistiques fournies par HEC – il demeure dans leur discours un accent d’indignité sociale qui s’ajoute à la croyance récurrente de ces étudiants dans l’importance du capital scolaire qui les a portés jusqu’à ces écoles. Celle-ci, combinée à une sous-estimation des « sociabilités informelles » sur le marché du travail, se traduit par des orientations professionnelles relativement moins prestigieuses que celles des élèves de classes moyennes. A ce titre, cette contribution constitue un apport inédit sur les inégalités dans ces filières puisqu’elle fournit un suivi des élèves lors de leur entrée dans le monde professionnel, au-delà de la seule question de l’admission.
Mais les institutions gèrent-elles ces inégalités de la même façon selon leur positionnement dans l’espace éducatif ? Pour répondre à cette question, il semble que l’on pourrait, comme le fait Sandrine Garcia dans une perspective comparative, éclairer plus finement le rapport entre l’expérience étudiante et l’évolution de la structure institutionnelle du supérieur, sans pour autant écarter l’appartenance de classe. À cet égard, bien qu’il s’agisse d’un choix éditorial, il est dommage que les processus d’élaboration des politiques institutionnelles restent un peu dans l’ombre. Ce constat vaut par exemple pour certains dispositifs innovants dont la rhétorique d’expérimentation, en fait inspirée de divers processus de managérialisation du service public et de l’influence de mesures comme le RSA, reste relativement inexplorée. Une piste d’étude pourra alors peut-être reposer sur les conditions de diffusion et d’appropriation du cadre d’analyse de Bourdieu et de Passeron par les institutions et en quoi celui-ci contribue ou non à définir l’horizon de leur analyse des inégalités sociales.
Pour citer cet article :
Annabelle Allouch, « Une histoire sans fin ? . Les inégalités sociales perdurent dans l’enseignement supérieur »,
La Vie des idées
, 13 septembre 2010.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Une-histoire-sans-fin
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