Notre imaginaire politique européen est hanté par la figure de l’État fédéral. Bien sûr, depuis l’échec du projet de Constitution, nul ne se risque encore à user du vocable lui-même. Mais, au-delà des précautions sémantiques, la plupart des pistes envisagées en vue de « démocratiser l’Europe » – qu’il s’agisse d’élire un « gouvernement de l’Europe » en faisant de la Commission l’incarnation d’une majorité politique, de renforcer les partis politiques européens, de « politiser » les modes de décision européens par un plus grand recours au principe d’alternance fondé sur le clivage droite/gauche… [1] – en reviennent régulièrement à une forme de reconduction, à une échelle élargie, des mécanismes délibératifs et représentatifs forgés dans le cadre stato-national.
Ce volontarisme a pourtant montré ses limites. Du point de vue de l’implication citoyenne, le « mimétisme institutionnel » – nom barbare donné aux multiples tentatives faites pour transposer, au niveau européen, les formes de la démocratie nationale – a donné des résultats mitigés. Les réformes engagées pour « démocratiser » l’Europe – depuis l’élection, en 1979, du Parlement européen au suffrage universel jusqu’à son accession récente au rang de quasi-législateur – n’ont guère contribué à l’émergence d’une vie politique européenne.
Le taux de participation aux élections européennes, qui s’articulent largement sur des clivages nationaux, est passé de 63% en 1979 à 45,5% en 2004. Quant aux partis politiques au niveau européen, dont l’existence est souvent méconnue des adhérents nationaux, ils n’ont pas dépassé le stade d’une simple coopération comme en témoigne l’incapacité des partis socialistes à s’accorder sur le choix du futur président de la Commission. Comment rendre compte de ce décalage entre des institutions européennes devenues formellement de plus en plus démocratiques et une vie politique européenne restée anémique ?
Au-delà des facteurs liés à la nature du régime politique européen [2], un premier élément d’explication réside sans doute dans la longue sous-estimation, du côté des partisans d’une Europe politique [3], du fait qu’un vaste débat public peine à s’établir en l’absence d’une identité nationale partagée. Comme l’écrit Timothy Garton Ash, « le cœur du problème démocratique de l’Europe, ce n’est pas Bruxelles, c’est Babel » [4]. Jürgen Habermas et ses disciples ont raison sur le principe de poser avec fermeté qu’entre nation et démocratie, le lien n’est pas « conceptuel » mais « conjoncturel » [5]. Reste que la conjoncture résiste et que la forme nationale, si elle n’est pas une fin en soi, reste toujours le principal catalyseur de la délibération démocratique. Même si, répétons-le, il n’y a pas de rapport logique entre le principe national et l’idée démocratique, leur interdépendance pragmatique s’avère plus tenace que ne le pensaient initialement les « post-nationalistes ». Tant que les langues vernaculaires resteront le principal médium de la communication publique, le débat démocratique s’émancipera difficilement de sa matrice nationale.
Un autre élément d’explication, sans doute plus décisif, tient au fait que des institutions ne suffisent pas à créer une vie politique. Encore faut-il que cette dernière soit nourrie par ce que le politologue Andrew Moravsick appelle des questions « saillantes » – c’est-à-dire des questions qui soient susceptibles de mobiliser les électeurs, de les politiser, d’entraîner des transformations de majorité. Ce sont, par ordre décroissant, l’ensemble des enjeux liés à la sécurité sociale, aux pensions, aux retraites, aux impôts, à l’éducation, à la famille, à la loi ou à l’ordre. Or, on oublie trop souvent que l’Union ne joue pratiquement aucun rôle – sinon celui d’une vague coopération intergouvernementale – dans ces domaines. Ce qui ne signifie pas, évidemment, que les questions européennes ne soient pas « importantes » ou qu’elles soient dépourvues d’un impact redistributif significatif mais qu’elles ne sont pas de nature à « motiver le type de changements majeurs dans le vote de masse, l’apprentissage politique et l’organisation politique qui seraient nécessaires pour générer un déplacement en termes d’organisation, d’allégeance, d’éducation et de comportement nécessaires pour politiser le processus de décision de l’Union européenne à un niveau de masse » [6].
Une fédération de démocraties
Est-ce à dire qu’il n’y a plus lieu de s’interroger sur les voies possibles d’une « citoyenneté européenne » ? C’est ce que semblent penser tant les partisans d’un paradigme « national » – pour qui l’État-nation reste l’alpha et l’oméga de la citoyenneté – et les partisans d’un paradigme « supranational » – qui misaient sur l’émergence progressive d’un « peuple européen ». Les premiers ont beau jeu de dire qu’ils nous avaient prévenus que l’Europe ne deviendrait jamais un objet d’investissement politique, sauf à se transformer elle-même en une grande nation. Les deuxièmes, déçus du retour en force des États dans l’ensemble européen, en concluent parfois à la « mort » du projet d’Europe politique. D’autres, enfin, surtout du côté de la science politique anglophone, nous invitent à revenir sur terre et à considérer l’Union européenne comme une simple organisation internationale limitée à des fonctions de régulation et de défense des intérêts commerciaux des États [7].
La position défendue ici se veut à la fois plus modeste et plus optimiste. Plus modeste, en ce sens qu’elle prend acte qu’il n’existera vraisemblablement pas, du moins à vue humaine, de « peuple » européen. Tant que la redistribution sociale opérée par l’Union européenne restera inférieure à 2% du PIB, l’Europe ne pourra prétendre se substituer aux nations en tant que lieux premiers de l’intégration sociale et politique [8]. Plus optimiste, en ce sens où ce constat peut être aussi une invite à repenser la citoyenneté européenne en prenant congé de la figure de l’État fédéral. À vrai dire, plusieurs auteurs ont déjà souligné que la construction européenne, loin d’esquisser un mouvement vers un nouvel État, renoue davantage avec l’idée fédérale originelle entendue comme une union durable reposant sur une libre convention. Comme l’ont montré les travaux d’Olivier Beaud, la fédération se caractérise par un « dualisme de l’existence politique » puisqu’elle comprend, d’un côté une unité politique qui est la résultante de l’unité des États-membres (la fédération) et, de l’autre, une pluralité ou une multitude d’unités politiques qui « n’ont pas renoncé en créant une fédération à leur statut d’État et n’entendent nullement être traités comme des provinces d’un État unitaire décentralisé » [9].Précisément, la construction européenne s’est, depuis ses origines, définie comme un nouveau type de communauté politique fondée sur la pluralité persistante des peuples qui la composent – ses « demoï multiples coexistants » [10]. D’un point de vue historique, toute la spécificité du projet d’intégration européenne a résidé dans sa capacité à atteindre un niveau d’intégration politique comparable en certains domaines à celui des pays fédéraux les plus avancés, tout en maintenant des États puissants, voire renforcés [11]. D’un point de vue juridique, la singularité du modèle européen tient en cette idée d’une « harmonisation ou même d’une unification qui ne seraient pas imposées par subordination à un système dominant mais consenties par coordination de tous les systèmes autour de principes communs ; en somme l’idée que l’abandon partiel de souveraineté est bien celui d’une communauté d’États et non celui de vassaux soumis à des lois impériales » [12].Le juriste Joseph Weiler a montré que de cette particularité européenne découlaient deux conséquences. D’abord, la « discipline constitutionnelle » de l’Europe ne jouit pas du même type d’autorité que celui rencontré aux États-Unis – et d’ailleurs dans tous les États fédéraux – où le fédéralisme s’enracine dans une seule et même volonté souveraine. Ensuite, la primauté du droit européen n’est pas sous-tendue par une primauté du pouvoir politique. Le fédéralisme européen est « construit non sur une hiérarchie des normes descendante, mais sur une hiérarchie d’autorité et de pouvoir réel ascendante » [13] – dans la mesure où l’autorité ultime réside dans ses parties et non dans ce qui est perçu (à tort) comme son « centre ». L’Union européenne peut ainsi être saisie comme une « fédération de démocraties » [14] où deux voies de rénovation de la citoyenneté européenne pourraient se dessiner : celle de la construction d’un « universel du droit » [15] et celle d’une européanisation progressive des sphères publiques nationales.
La citoyenneté européenne ou l’universel du droit
La citoyenneté européenne est régulièrement brocardée pour son insignifiance supposée. Il est vrai que sa dimension « civique » est quelque peu décevante puisqu’elle se limite au droit d’élire des députés européens perçus comme lointains et peu représentatifs, droit assorti d’une possibilité de pétition au Parlement de Strasbourg et de celle d’adresser des plaintes au médiateur. Cependant, à force de penser la citoyenneté européenne à travers le prisme de l’autogouvernement collectif, on en manque peut-être la vraie nature. Car la citoyenneté s’entend aussi comme un processus historique – par nature toujours inachevé – d’extension des droits à ceux qui n’en ont pas.
À cet égard, les acquis de la citoyenneté européenne – entendue ici au sens large comme incluant le droit de circuler, voire de s’établir librement sur l’ensemble du territoire européen et de s’y voir reconnaître (presque) les mêmes droits que les résidents du pays d’accueil – sont loin d’être négligeables. À l’exception de certains secteurs protégés – tels que l’accès à la haute fonction publique – le principe qui prévaut désormais est bien celui de l’égalité de traitement entre les nationaux et les autres Européens qu’il s’agisse de l’accès à l’emploi, de l’égalité des salaires et des conditions de travail, mais aussi des divers avantages sociaux et fiscaux mis en place par les États. Et, contrairement à une idée reçue, on peut rappeler que cette forme de citoyenneté n’est pas l’apanage d’une élite. Elle ne concerne pas que les étudiants Erasmus. Les premiers à avoir conquis progressivement la jouissance de ces droits furent, hier, les migrants italiens. Ce seront, demain, les aides ménagères bulgares ou les travailleurs roumains. Au-delà des travailleurs migrants, des étudiants, des retraités et des touristes, le droit européen a également joué un rôle significatif pour la protection du droit des personnes proprement dit – qu’il s’agisse de lutter contre les discriminations entre hommes et femmes ou de reconnaître aux couples homosexuels le même statut qu’aux couples hétérosexuels.
Dans une certaine mesure, on pourrait presque se représenter la construction européenne sous la forme d’un « quatrième âge des droits », par référence à la célèbre (et discutable d’un point de vue historique) trilogie du sociologue Thomas Humphrey Marshall qui distinguait trois étapes de la citoyenneté : la citoyenneté civile (affirmation du principe d’égalité devant la loi) ; la citoyenneté politique (reconnaissance du suffrage universel) et la citoyenneté sociale (mise en place de l’État providence). « Un quatrième âge » qui serait marqué non pas tant par l’octroi de nouveaux droits, mais par la formidable expansion de leur aire d’application bien au-delà de leur ancrage national d’origine. D’un point de vue juridique, en effet, la citoyenneté européenne se déploie principalement sur un terrain transnational puisque les droits qui y sont attachés concernent avant tout les rapports entre les citoyens d’un État et un autre État membre de l’Union européenne. En ce sens, la citoyenneté européenne traduit « le noyau essentiel du projet européen, qui est d’éroder les frontières de la citoyenneté » [16].
À cet égard, il convient de souligner les avancées récentes réalisées par un certain nombre de textes européens en vue d’étendre les acquis liés à la libre circulation et à la non-discrimination aux ressortissants « non communautaires » régulièrement établis sur le territoire de l’Union. Le fait est intéressant dans la mesure où un certain nombre de penseurs ont régulièrement dénoncé la discrimination, voire « l’apartheid » qui s’opèrerait désormais entre Européens et non-Européens [17]. Au vu des textes, ce n’est plus tout à fait vrai – car même si les traités réservent formellement le statut de « citoyen européen » aux seuls nationaux des États membres, une directive européenne adoptée en 2003 [18] va plutôt dans le sens d’une égalisation (incomplète) des statuts entre les ressortissants des États membres et les ressortissants des États tiers en séjour de longue durée sur le territoire de l’Union et donc vers une forme de « citoyenneté résidence ».
Si elle poursuivait dans cette logique, l’Union européenne pourrait se profiler comme l’espace d’une érosion progressive des limites identitaires apposées à l’exercice des droits. L’usage du conditionnel se justifie ici au regard du fait que le rapprochement esquissé entre les droits des « Européens » et ceux des « ressortissants des États tiers en séjour régulier » se solde par une ligne de démarcation de plus en plus nette avec les immigrés illégaux dont le sort met directement en cause les ambitions cosmopolitiques de l’ensemble européen [19]. Combinée à une politique de l’asile qui tend à s’affranchir des obligations de la Convention de Genève [20], l’orientation restrictive de l’espace de « Liberté, Sécurité et Justice » [21] pourrait hypothéquer les prétentions (justifiées par ses acquis) de l’Europe à devenir le « laboratoire » d’un découplage entre appartenance nationale et reconnaissance des droits. En ce sens, on s’accorde avec Etienne Tassin pour considérer que loin d’être un « dommage collatéral » de l’unification européenne, « la clandestinité pourrait au contraire en être le cœur problématique », car on ne saurait considérer « que ce n’est là qu’une question de police des frontières qui laisserait intacte la logique inédite selon laquelle se structure l’Europe politique » [22].
C’est pourquoi, plutôt que de s’interroger sans fin sur les moyens de faire émerger une participation politique à large échelle, il serait plus conforme à la nature de l’entité européenne de relancer ce mouvement de « dénationalisation des droits » au profit des Européens, bien sûr, mais aussi de ceux qui n’appartiennent pas à « ses » nations en vue de faire progressivement de l’Europe le lieu de réalisation d’un « universel du droit » fondé sur une dissociation partielle du lien tissé entre nationalité et citoyenneté. On peut penser également à la proposition de Pierre Hassner de conférer la citoyenneté européenne à ceux des Européens qui, réfugiés ou apatrides, ne seraient pas citoyens d’un État qui leur serait propre. [23]
Pour autant, il convient de préciser que la distinction tracée ici entre la citoyenneté comme « participation à l’autogouvernement collectif » et la citoyenneté comme « extension des droits » n’équivaut pas à un clivage entre une citoyenneté qui serait « active » et vertueuse car fondée sur le sens du bien public et l’insertion dans une communauté et une citoyenneté qui serait « passive » et égoïste car entendue comme la simple jouissance de droits d’individus rétractés sur leurs intérêts propres. Le fait que la citoyenneté européenne s’inscrive « plus dans la logique des droits de l’homme, compris comme libertés, que dans celle des droits du citoyen, compris en termes de participation » [24] ne signifie pas pour autant qu’elle soit dépourvue de toute dimension politique. Dans un article devenu classique, Claude Lefort a montré que les droits de l’homme, loin de masquer la dissolution des rapports sociaux, pouvaient aussi attester et susciter un nouveau réseau de rapports entre les hommes. Ils peuvent être le signe d’un nouveau type de légitimité et d’un espace public dont les individus sont autant les produits que les instigateurs [25]. S’agissant plus précisément du contexte européen, deux dimensions liées à cette « citoyenneté des droits » méritent d’être soulignées.
D’une part, le fait que les droits protègent des intérêts individuels ne signifie pas qu’ils ne puissent être réclamés par une lutte politique menée avec d’autres et pour d’autres – « dans le monde réel, le plus frappant est que ces revendications (de droits) sont en général portées au nom d’autres individus » [26]. À titre d’exemple, les actions de mobilisation menées aujourd’hui, au niveau européen, par des associations de défense des droits des migrants pour étendre l’ensemble des acquis de la citoyenneté européenne aux résidents réguliers sur le territoire de l’Union ou pour refuser les dispositions des directives « retour » de 2008 relatives aux ressortissants des États tiers en séjour irrégulier ont bel et bien une dimension collective. Le fait que ces modes d’action civique ne transitent pas par les partis traditionnels et que leurs revendications s’articulent en termes de « droits » ne les fait pas basculer pour autant hors du champ du politique.D’autre part, la reconnaissance progressive de l’égalité des droits peut contribuer à renforcer l’estime de soi des populations qui en bénéficient et, donc en retour, favoriser une certaine forme de reconnaissance mutuelle entre les peuples d’Europe. Comme l’écrit Paul Magnette : « Pour des centaines de milliers de ressortissants italiens, venus travailler dans les mines et industries sidérurgiques françaises ou belges, ceci a correspondu à un expérience concrète. Traités avant-guerre comme des étrangers destinés à rentrer dans leur pays d’origine, devenus des résidents permanents de seconde classe après-guerre, ils ont progressivement accédé aux droits civils et sociaux et à certains des droits politiques qui leur avaient été refusés. Les rares enquêtes sociologiques consacrées à cette question ont montré que ce phénomène avait contribué à la restauration de la fierté nationale des travailleurs migrants. Voire même que, par extension, les pays d’émigration, dont les ressortissants cessaient d’être discriminés, se sentaient libérés des préjugés négatifs dont leur perception à l’extérieur était affectée » [27]. Rien n’interdit de penser que ce processus puisse s’étendre à d’autres peuples européens au fur et à mesure que seront levées les mesures limitant les mouvements des ressortissants des nouveaux États membres. Autrement dit, ceux qui voient dans l’Europe un « vaste territoire d’expérimentation de l’idéologie des droits de l’individu » [28] n’ont pas forcément tort sur le constat. Mais ils sous-estiment peut-être les implications politiques de ces « luttes de droits », que ce soit en termes de socialisation, d’émancipation, de restauration de la confiance en soi et de reconnaissance mutuelle entre les peuples.
L’européanisation des sphères nationales
D’autant qu’il ne s’agit évidemment pas ici de réduire la citoyenneté européenne à la seule construction d’un « universel des droits ». Le jeu des droits et des intérêts, s’il peut constituer l’embryon transnational de formes nouvelles de citoyenneté, ne suffira jamais à répondre au sentiment des citoyens de se heurter à des orientations européennes « dont ils ne voient pas bien comment elles sont formées ni comment ils peuvent les infléchir » [29]. Mais, sur ce point, on se représente souvent l’avenir de la « démocratie européenne » sur le mode de la « superposition » – comme composée d’une vaste sphère publique où tous les Européens débattraient des enjeux européens tandis que les questions domestiques resteraient, elle, l’apanage des sphères nationales. Pourtant, en l’absence d’un demos européen, un processus public de discussion sur l’Europe ne peut guère prendre appui que sur les « veilles » formes de citoyenneté mises en place au sein des États membres [30]. Penser la citoyenneté européenne revient, dans une large mesure, à réfléchir à l’articulation possible entre le « national » et le « transnational » ; entre des approches dites « libérales » et des conceptions plus « républicaines » de l’implication politique.
Telle est peut-être la principale leçon des référendums organisés en France en 1992 et 2005 – moments qui virent les citoyens se mettre à « parler d’Europe » de la rue au marché en passant par le métro et les sorties d’écoles. Ce qui nuance d’ailleurs sérieusement l’idée de Moravsick mentionnée plus haut sur l’absence de « saillance » des questions européennes ou celle d’Anand Menon selon laquelle la nature même de l’Union la condamnerait à « l’apathie et à l’indifférence » [31]. De vraies mobilisations sur l’Europe semblent possibles mais, à ce stade de développement historique, elles ne « prennent » qu’au sein des sphères nationales. En ce sens, une ébauche de réponse à la dépossession éprouvée par les citoyens sur les questions européennes passe peut-être davantage par une « re-saisie » des enjeux européens dans l’espace national que par la projection immédiate dans un espace public européen qui, pour indispensable qu’il soit, ne concerne pour l’heure que les représentants des États, des associations professionnelles et sociales.
Cette « européanisation » des sphères nationales ne ferait d’ailleurs que répondre aux principes d’un cosmopolitisme bien compris, lequel n’a jamais signifié l’abolition des identités nationales au profit d’une nouvelle communauté politique intégrée. Le cosmopolitisme « n’est pas une construction abstraite qui s’érige sur les ruines de la théorie de la démocratie nationale (…) c’est par le biais de l’État-nation que la dimension cosmopolitique du droit devient envisageable et réalisable » [32]. Bien sûr, dans son horizon ultime, le paradigme cosmopolite ne peut se contenter de « rapatrier » le débat européen au sein des nations au risque de consolider les perceptions différentes de l’Union qui ont cours d’un État à l’autre. Une fédération n’est pas une simple association de démocraties cloisonnées [33]. Mais le « deuxième niveau de démocratisation » envisagé par les tenants d’un « cosmopolitisme républicain » [34] – celui de l’ouverture des sphères nationales les unes sur les autres en vue d’élaborer les rudiments d’une culture politique partagée – suppose, au préalable, qu’un travail d’appropriation de la dimension européenne ait été accompli au sein de chacun des États membres.
Autrement dit, la réflexion sur la « démocratie européenne » ne s’épuise pas dans la réflexion sur les réformes à apporter aux institutions communautaires. Elle commence d’abord par une interrogation sur les modalités possibles d’une implantation quotidienne, et non plus épisodique, des questions européennes au sein des démocraties nationales. Cela peut passer, notamment, par un renforcement du contrôle exercé par les parlements nationaux sur les négociations menées au niveau européen par leur exécutif – renforcement d’ailleurs prévu par certaines dispositions du traité de Lisbonne. Car le vrai « déficit démocratique », il est là : dans l’absence de vigilance, au sein des sphères nationales, sur les tractations européennes, absence qui permet parfois aux gouvernements d’utiliser l’échelon communautaire pour faire passer des mesures qui seraient rejetées dans leur pays. Si la construction européenne a indéniablement permis d’accélérer la transition démocratique dans nombre d’Etats – qu’il s’agisse de la Grèce, de l’Espagne, du Portugal et aujourd’hui des « nouveaux » pays d’Europe centrale et orientale – elle contribue aussi, c’est vrai, à affaiblir le contrôle exercé sur les gouvernements au niveau national [35]. Un exemple intéressant à cet égard – même s’il complique évidemment le déroulement des négociations – est celui du Danemark et de la Suède où les ministres ne peuvent voter à Bruxelles sans avoir reçu ex ante l’assentiment de leurs parlements nationaux. En même temps, le remède ne doit pas être surestimé : comme le souligne Renaud Dehousse, c’est bien l’ensemble des acteurs du jeu politique national – des partis politiques aux médias en passant par les corps politiques intermédiaires – qui devra s’adapter pour mettre fin à la césure devenue artificielle entre systèmes politiques nationaux et niveau européen [36].
Maintenant, il convient de garder à l’esprit que cette « appropriation » citoyenne des questions européennes n’est pas sans dangers pour les partisans de l’intégration européenne. Dans une discussion serrée des inconvénients d’une vaste politisation des mandats exercés au niveau européen, Stefano Bartolini souligne qu’« il n’est pas rare pour les hauts fonctionnaires européens ou les supporters de l’intégration/plus/démocratisation de croire fermement que si les gens en savaient plus, étaient plus compétents et mieux informés et participaient davantage, alors ils verraient que ce que fait l’UE est bon et dans leur intérêt futur ». Pourtant, la « politisation » des questions européennes n’a de sens que si ses partisans sont prêts à admettre que cette ouverture du débat public puisse transformer l’indifférence, voire le soutien initial, en une opposition aux formes concrètes prises par la construction européenne [37]. Transposée à la sphère nationale, cette remarque signifie que l’ouverture, au-delà de la seule sphère parlementaire, de débats nationaux sur l’Europe peut être un risque du point de vue des avancées de l’Union européenne – un risque que les dirigeants européens ne semblent pas toujours prêts à assumer. On peut, en effet, s’interroger sur la pratique qui consiste à contourner un vote référendaire par une ratification parlementaire – le nouveau traité de Lisbonne étant, à peu de choses près, le même texte que celui rejeté par les Français le 29 mai 2005. On peut rester songeur devant le procédé qui consiste à demander à un « petit » État – l’Irlande – de revoter jusqu’à ce que sa réponse soit conforme à celle qu’attendent les autres pays. Le militantisme européen ne justifie peut-être pas tout : si à court terme, l’Europe en sort gagnante (car dotée d’un nouveau traité), à long terme, en procédant de la sorte, on risque d’accréditer le diagnostic de ceux qui dénoncent « une Europe pour les peuples, sans les peuples » [38].
Ou, plus précisément : il y a une certaine consistance à plaider, comme le font certains des adversaires d’une « politisation » des questions européennes, que l’Europe ne se serait jamais faite si elle s’était appuyée, dès le départ, sur la volonté directe de ses peuples et que les bienfaits de l’intégration européenne valent bien quelques « pertes » en termes de participation démocratique à l’élaboration des normes. Mais il n’est pas cohérent, en revanche, de prétendre simultanément « politiser » l’Europe et garder la haute main sur les résultats du processus ainsi engagé.
Bien sûr, certains diront – ont déjà dit – qu’une majorité d’État européens avaient déjà ratifié le projet de Constitution et que cela justifiait, du point de vue démocratique lui-même, de passer outre au vote français et néerlandais par ce tour de passe-passe qu’a représenté l’adoption du traité simplifié. Mais, précisément, on touche là à une différence essentielle entre l’État fédéral et une fédération de démocraties. Quand la Constitution des États-Unis fut adoptée en 1787, il avait été prévu qu’elle entrerait en vigueur après ratification par neuf États sur les treize que comptait alors la Confédération américaine. Aujourd’hui, tout amendement à la Constitution des États-Unis doit être ratifié par les ¾ des États fédérés. L’ordre constitutionnel européen repose, lui, sur le libre consentement de chacun des États qui y participent. Il ne s’agit pas ici de dire que la construction européenne repose sur un procès d’intégration purement horizontal dont le seul ciment serait la bonne volonté des parties. Les contraintes auxquelles souscrivent les États et les citoyens du fait de leurs engagements européens sont parfois plus exigeantes que celles imposées par le fédéralisme américain. Ils acceptent la primauté du droit européen sur leur droit national – se réservant toutefois le droit de vérifier la conformité de ce droit à leur constitution. Ils acceptent d’être mis en minorité dans certains domaines et d’être traduits devant la Cour de Justice des Communautés Européennes s’ils manquent à leurs obligations. Depuis les arrêts fondateurs de la Cour de Luxembourg au début des années 1960, les principes de « l’effet direct » et de la primauté du droit communautaire s’enracinent dans une relation immédiate entre les normes européennes et les citoyens.
Mais ces peuples sont également organisés en États – lesquels restent au cœur du processus de décision de l’Union européenne, et maîtres de sa charte constitutive – en l’espèce, les traités européens. Autrement dit, ces États sont liés par une discipline de nature constitutionnelle par l’effet de leur propre volonté, et non parce qu’ils seraient subordonnés à la souveraineté et à l’autorité d’un « peuple fédéral ». « Ils (les États) l’acceptent (la discipline constitutionnelle communautaire) comme un acte autonome et volontaire, sans cesse renouvelé à chaque occasion, de subordination dans les domaines précis gouvernés par l’Europe… » [39]. En ce sens, le passage au vote à la majorité pour la révision des traités, s’il peut être souhaité pour des raisons d’efficacité [40], remettrait en cause l’équilibre politique européen – un principe qui n’interdit évidemment pas à ceux qui le souhaitent d’aller plus loin par des dispositions distinctes.