Recensé : Douglas S. Massey, Categorically Unequal. The American Stratification System, New York NY, Russel Sage Foundation, 2007, 319 p.
Categorically Unequal est avant tout un ouvrage à caractère scientifique : il se distingue par la qualité de la synthèse qu’il propose d’une littérature pluridisciplinaire qui s’est penchée sur la mesure, l’analyse et l’explication des inégalités sociales aux États-Unis. Néanmoins, lire Categorically Unequal en cette fin d’année 2008, alors que le monde entier semble tourné vers l’Amérique et son futur président, amplifie le caractère éminemment politique de l’ouvrage qui aurait pu paraître secondaire dans d’autres circonstances. En effet, alors que les aspirations et attentes du monde se focalisent sur l’impact d’un éventuel changement de l’administration américaine sur la paix mondiale et la diplomatie internationale, Categorically Unequal permet au lecteur d’évaluer les enjeux des élections présidentielles américaines pour la société étasunienne elle-même.
La richesse de cet ouvrage réside dans le fait qu’il se prête à deux types de lecture. Il peut se lire d’abord comme une analyse socio-historique des inégalités liées à la couleur de la peau, l’origine ethnique, la classe sociale et le genre aux États-Unis. Cette analyse est délivrée au travers d’une synthèse particulièrement impressionnante de travaux scientifiques essentiellement à caractère empirique ayant relaté le niveau de ces inégalités et leur évolution tout au long du XXe siècle. L’ambition peut paraître démesurée mais Douglas Massey est probablement un des sociologues les mieux placés pour se prêter à ce type de défi. Professeur à l’université de Princeton, il a longuement travaillé sur les inégalités raciales aux États-Unis : American Apartheid (coécrit avec Nancy Denton) est à cet égard un de ses ouvrages les plus connus [1]. Il est également un des plus éminents spécialistes des questions migratoires dans ce pays ayant accordé un intérêt particulier aux populations hispaniques (notamment le cas de l’immigration mexicaine [2]). Plus récemment, ses travaux ont porté sur des questions d’inégalités de classes sociales et d’inégalités éducatives.
Un portrait de la stratification sociale aux États-Unis
Et quand il s’agit de synthétiser la recherche sur l’ensemble de ces questions, Massey s’avère à la hauteur de la tâche. Dans un style parfaitement accessible et avec une précision quasi exemplaire quant aux références scientifiques, il dresse un portrait très complet du système de stratification sociale aux États-Unis. L’Amérique se caractérise par un niveau d’inégalités record au sein des pays développés. Par opposition aux analyses marxistes orthodoxes qui présentent le capitalisme comme générateur d’inégalités, Massey montre comment c’est précisément l’exclusion durable et parfois institutionnalisée de certains groupes du marché (par les mécanismes de discrimination) et la protection d’autres groupes des défaillances de ce dernier qui créent les inégalités sociales. Alors que l’Amérique a connu une tentative de « capitalisme égalitaire » durant la période du New Deal/Faire Deal, dès les années 1970, les inégalités n’ont cessé d’augmenter. L’exemple le plus convaincant est celui de l’infériorisation durable des populations afro-américaines qui elles, n’ont même pas bénéficié des avancées de la période du capitalisme égalitaire (les G.I. Bills par exemple, véritable moteur de l’avènement de la société de consommation de masse, ont été réservés exclusivement aux Blancs). Le chapitre trois de l’ouvrage, sans doute le plus riche, dresse l’histoire des inégalités raciales aux États-Unis depuis le système ségrégationniste jusqu’aux années Bush. Il montre avec beaucoup de subtilité comment les mécanismes de catégorisation raciale ont résisté à la révolution des Civil Rights Acts : tout se passe comme si, en dépit d’un rejet rationnel du racisme qui transparaît dans toutes les enquêtes d’opinion, il existait comme une « inertie cognitive » qui n’a pas évincé les sentiments négatifs que les Blancs ont envers les Noirs.
Massey opère une recension tout à fait précieuse des études empiriques liées à la ségrégation spatiale des Afro-américains, les mécanismes de discrimination dont ils sont victimes dès qu’ils souhaitent louer ou acheter un logement, postuler à une offre d’emploi ou à une promotion salariale, demander un crédit à la banque ou un contrat d’assurance, etc. Il est à cet égard impressionnant de constater l’ampleur du travail de recherche réalisé aux États-unis afin de pointer ce type de pratiques discriminatoires et de les quantifier, que cela soit au travers d’analyses statistiques ou encore d’enquêtes d’audit (testing) ayant même porté sur les taxis (p. 93) ! Les recherches les plus frappantes s’intéressent au système judiciaire et pénitencier : en citant notamment les travaux de Loic Wacquant et de Bruce Western, Massey montre comment l’incarcération massive des Noirs – un jeune afro-américain sans diplôme a une probabilité de 0.59 d’être incarcéré avant son 35e anniversaire ! (p. 110) – double leur exclusion du marché d’une exclusion physique de la société. Et c’est tout bénéfice pour les statistiques de la pauvreté : les mesures courantes des inégalités présentent des écarts saisissants selon qu’elles soient calculées avec ou sans les populations incarcérées.
Les chapitres 4, 5 et 6 décrivent comment cette dynamique inégalitaire concerne plus généralement l’ensemble des groupes défavorisés dans la société américaine : les immigrés, les femmes et les pauvres. Les législations restrictives, notamment depuis l’Immigration Reform and Control Act de 1986, ont stimulé, via l’explosion de l’immigration clandestine et sa sédentarisation, une économie qui exploite les sans-papiers (avec le développement du subcontracting). Les immigrés légaux ont également vu leur position se détériorer et leurs droits se restreindre (notamment depuis le 11 septembre). L’exemple des Mexicains est emblématique : alors qu’ils occupaient une position intermédiaire entre les Blancs et les Noirs au cours de la première moitié du XXe siècle, les Mexicains ont vu leurs conditions de vie et de travail converger vers celles des Afro-américains.
En ce qui concerne les inégalités de classes, l’auteur montre les effets dévastateurs de la casse, sous l’administration Reagan, de la grève des contrôleurs aériens de 1981 sur l’équilibre patronat/salariat. L’Amérique depuis est celle des riches : dégringolade des salaires minimum, hausse des taux de pauvreté, démantèlement du Welfare State et rétrécissement progressif – devenu drastique sous Bush – de l’État fédéral. En parcourant les travaux de sociologie politique, on apprend comment, au travers de la multiplication des municipalités dans une même zone métropolitaine, les taxes importantes récoltées dans les quartiers pauvres financent les installations luxueuses des quartiers riches dont les habitants eux n’ont cessé de recevoir des cadeaux fiscaux. Même à l’école et dans les universités, les mécanismes de reproduction sociale restent très forts : la discrimination positive des enfants d’anciens étudiants, loin d’être négligeable notamment dans les universités les plus prestigieuses, contribue à la concentration des capitaux culturel et humain au sein des classes dirigeantes.
Enfin, en dépit de l’amélioration globale de la situation des femmes sur le marché du travail, Massey affirme qu’en réalité elles n’échappent pas à la dynamique inégalitaire qui caractérise l’Amérique de nos jours. Si les études révèlent une certaine réduction des écarts des salaires, la séparation horizontale entre les professions masculines et féminines n’a cessé d’augmenter (professions manuelles et non manuelles) et au sein même de chaque catégorie de professions la séparation verticale (le prestige et la rémunération des postes) reste très saillante. En reprenant notamment les résultats des travaux de Maria Charles et David Grusky, l’auteur développe le schisme grandissant entre deux catégories de femmes américaines : d’une part les femmes hautement qualifiées, accédant à des professions rémunératrices et prestigieuses, épousant des hommes éduqués et peu machistes et d’autre part les femmes peu éduquées des classes populaires, se retrouvant confinées dans les secteurs peu rémunérateurs et particulièrement pénibles, souvent mères célibataires nettoyant les habitations ou gardant les enfants de leurs consœurs fortunées.
On l’aura compris, Categorically Unequal dresse un portrait très négatif de l’Amérique, notamment celle des trente dernières années, une Amérique raciste, xénophobe, dominatrice, machiste et peu démocratique. L’auteur se permet même quelques emportements : ont peut relever le passage comparant le système pénitencier de l’Amérique à un Goulag qui « excède celui mis en place par les soviétiques » (p. 112), ou celui sur le fonctionnement démocratique d’un pays où « l’argent parle » alors que la parole des pauvres compte pour du beurre (« bullshit » des pauvres p. 186). Ces passages font transparaître, derrière la posture objective du sociologue, sans doute une âme de militant. Massey le dit d’ailleurs sur sa page web : c’est l’impact de ses recherches sur le monde réel qui lui donne le plus de satisfaction. « Je suis le plus fier de faire la différence dans la vie des gens », y écrit-il.
Les fondements cognitifs de la stratification sociale
À côté de ce portrait fait de l’Amérique, Categorically unequal peut aussi se lire comme un essai théorique sur la production et la pérennisation de la stratification sociale au travers l’exemple historique de la société étatsunienne. Et c’est certainement cette lecture qui pourrait être la plus critique. Massey transgresse en effet certains tabous de la théorie sociale classique, qui insiste sur le caractère constructiviste de toute forme de catégorisation sociale, qu’elle se reporte à des différences liées à la biologie (le genre), l’origine (l’ethnicité) ou la couleur de la peau. Sous l’influence de plusieurs travaux en psychologie sociale, sciences cognitives et neurosciences, Massey remonte aux racines de la catégorisation sociale telle qu’elle se passe dans le cerveau des individus. Le premier chapitre de l’ouvrage qui tente d’expliquer comment la stratification marche (How stratification works) se détache de tous les autres : il dresse les fondements cognitifs des rapports sociaux d’exploitation. La construction des frontières entre groupes sociaux s’opère d’abord à l’échelle de l’individu : c’est le cerveau humain qui, dans un principe de classement dual sur un axe de compétence d’une part et un axe de chaleur ou de sympathie (warm) d’autre part, pose les piliers de la stratification sociale. Ces schémas cognitifs sont certes réinterprétés et « recadrer » (framing) socialement en attribuant des caractéristiques stéréotypées à certains groupes sociaux. Cela n’en demeure pas moins qu’elles existent d’abord et avant tout dans la tête des humains. Ce n’est pas le marché, le capitalisme ni même le pouvoir et les intérêts des dominants qui créent les inégalités : c’est d’abord et avant tout les synapses !
Cette analyse de la construction des frontières sociales puise dans des sources diverses : Massey cite certes des travaux en sciences cognitives ou psychologie sociale (notamment les travaux de Suzanne Fiske) mais aussi des travaux de sociologues (par exemple ceux de Michèle Lamont) et également des travaux d’inspiration anthropologique tels que ceux de Fredrik Barth. Ces rapprochements entre la sociologie et les sciences biomédicales feront sans doute froncer des sourcils ; certains reprocheront à Massey de renouer avec une vision substantialisée des différences ethniques, raciales voire genrées. Pourtant, l’auteur s’en défend à plusieurs reprises. Cette ouverture de la sociologie à la neuroscience ne signifie pas que les inégalités sont naturelles : elles sont certes toujours sujettes à la contingence historique et sociale. Néanmoins, dire que les Blancs discriminent les Noirs pour préserver leurs intérêts en tant que groupe dominant n’est pas satisfaisant en soi : pour qu’un groupe soit exploitable au sens où il devient possible de lui extraire le fruit de son travail, ses membres doivent d’abord être méprisés et considérés comme incompétents dans la « tête » des dominants. Ils perdent de ce fait toutes les caractéristiques propres aux êtres humains jusqu’au point que le système cognitif ne les identifie même plus comme tels (p. 12-14).
Il devient ainsi possible de leur infliger toutes les formes d’inégalités possibles (ségrégation spatiale, discrimination sur les marchés du logement, du travail, du crédit, etc. et même incarcération) sans compassion et sans coûts psychologiques pour les dominants. Si certains trouveront que ce rapprochement que Massey fait entre les sciences sociales et les sciences biomédicales est dangereux, il présente incontestablement l’avantage de relayer une littérature en pleine effervescence sur ces questions en neurosciences et psychologie sociale. Ces travaux, tout en adoptant des outils de recherches scientifiques, aboutissent à des résultats qui ne sont nullement sans intérêt pour les sociologues. Ces derniers ont longtemps regardé de haut ce type de travaux, probablement à raison parfois, mais aussi souvent à tort en les caricaturant outre mesure…
Il n’en demeure pas moins vrai qu’à la lecture de Categorically Unequal, ce premier chapitre est dispensable ; il semble comme greffé aux autres, probablement dans un souci de renforcer le caractère théorique de l’ouvrage en dressant un pont entre l’analyse précise et documentée de l’évolution des inégalités dans la société américaine d’une part et une théorie générale de la stratification sociale de l’autre. C’est sans aucun doute sur le premier point que l’apport de Categorically Unequal est le plus marquant. De ce point de vue, ce livre paraît indispensable à tous les chercheurs qui travaillent sur la société américaine contemporaine.