Recensé : Jean Furtos, De la précarité à l’auto-exclusion, Editions Rue d’Ulm, collection « La rue ? parlons-en ! », 2009. 58 p., 50 g., 5 euros.
Tout ce qui dispose le corps humain de telle façon qu’il puisse être affecté de plusieurs manières, tout ce que le rend propre à affecter de plusieurs manières les corps extérieurs, tout cela est utile à l’homme, et d’autant plus utile que le corps est rendu plus propre à être affecté de plusieurs manières et à affecter les corps extérieurs ; au contraire, cela est nuisible à l’homme, qui rend son corps moins propre à ces diverses fonctions. Spinoza, Ethique IV, 38.
L’ouvrage de Jean Furtos publié aux éditions rue d’Ulm, dans la collection La rue, parlons-en ! est issu de la conférence qu’il a prononcée lors de ce cycle de rencontres où praticiens, acteurs et chercheurs se rencontrent pour donner du sens à l’expérience vécue de la rue et de l’accompagnement de ceux qui y vivent.
Le sujet de sa conférence entre en écho avec de nombreuses recherches menées ces dernières années sur le thème de la souffrance sociale. Les années 1990 ont donné lieu ont développement de cette thématique et ont constitué le moment fondateur pour cette notion. Celle-ci est entrée dans le champ des sciences sociales notamment avec La misère du monde de Pierre Bourdieu et surtout le rapport d’Antoine Lazarus, Une souffrance qu’on ne peut plus cacher qui mettait face à face les souffrances des allocataires du RMI et des travailleurs sociaux en charge de leur suivi biographique. Cette préoccupation s’est d’une certaine façon étendue à la gestion institutionnelle et politique de la question de l’exclusion. Didier Fassin a parlé à ce sujet d’une « configuration sémantique compassionnelle » pour caractériser l’ensemble des termes, des dispositifs et des émotions autour desquelles la question de l’exclusion avait été régulée dans les années 1990. Ces dernières années, ce sont surtout les philosophes qui se sont emparés de l’investigation des effets de la précarité sur le psychisme humain. Les travaux d’Emmanuel Renault et de Guillaume Le Blanc ont mis l’accent sur le déficit de reconnaissance d’origine institutionnelle pour le premier et sur le défaut d’inscription dans les normes sociales des précaires pour le second. Dans un cas comme dans l’autre, les fondements d’une vie sociale normale sont ôtés aux individus par l’absence des supports sociaux, normatifs, psychologiques et politiques à laquelle conduit (condamne ?) la précarité.
L’intérêt de la contribution de Jean Furtos à cet ensemble de réflexions tient à l’écart que lui confère sa double position de praticien de la psychiatrie et d’acteur institutionnel autour des questions de santé mentale et de précarité. Loin de la sophistication parfois excessive des recherches philosophiques [1], le psychiatre s’intéresse à un effet particulier mais déterminant de la précarité sur le psychisme humain. Lorsque l’individu fragilisé ne peut plus maîtriser son fonctionnement psychique dans sa complexité, la précarité produit une réduction drastique de celui-ci. Sa démonstration comporte deux temps.
Des mots sur les maux
La pauvreté est une notion institutionnelle, liée à une mesure. Le stigmate s’y attache quand le mépris s’ajoute à la misère. Cependant, la pauvreté peut engendrer des formes culturelles, des mythes, de la musique. Historiquement, il est vrai que la pauvreté a été le terreau de nombreuses innovations d’ordre idéologique, politique ou esthétique. Robert Castel soulignait dans « Les marginaux dans l’histoire » [2] combien ceux qui n’avaient pu trouver leur place avaient été les hérauts de mode de vie et d’organisation politique alternatifs, le plus souvent envisagés sous l’angle de la subversion morale ou sociale par les sociétés de leur temps. De Lazarillo de Tormes au Neveu de Rameau, les marginaux ont suscité une fascination qui n’a pas laissé d’interroger le fonctionnement d’ensemble de la société, sans parler de la diffusion des musiques d’origine populaire comme le jazz ou le rap. En cela, elle se distingue de la misère, du dénuement absolu. C’est surtout par différence avec la précarité que la force d’intégration que peut recéler la pauvreté apparaît. « La différence entre la pauvreté et la précarité (pathologique) passe par l’apparition d’une méfiance généralisée » (p. 11).
Il y a d’abord la précarité « ordinaire », ou plutôt originaire, dont le modèle est la précarité du bébé qui dépend d’autrui pour survivre. Cette précarité fait surgir les relations. Lorsque les réponses physiques sont adéquates (aussi ténues soient-elles : Bowlby soulignait à quel point le visage froid – still face – de la mère face au sourire de son enfant pouvait être générateur de dépression infantile), cette précarité appelle la confiance.
La deuxième forme de précarité est celle de l’homme moderne dont l’existence ne repose sur aucun fondement stable et hétéronome. Elle fait partie de « la grandeur et de la difficulté de l’homme moderne » (p. 13).
Enfin, la troisième forme de précarité est celle, pathologique, qui est à la source du syndrome d’auto-exclusion. Elle est portée par le capitalisme financiarisé mondial. Même si l’auteur insiste sur l’amoralité des flux et des échanges marchands, la transformation de la temporalité et son « urgentification » apparaissent comme un processus destructeur des solidarités. Sous l’effet de cette atomisation, les individu perdent ce que l’auteur appelle les trois confiances :
– La perte de confiance en soi qu’il rattache aux pathologies du narcissisme.
– La perte de la confiance en autrui caractéristique des politiques sécuritaires qui produisent de l’altérité et du rejet de la différence
– La perte de la confiance en l’avenir.
Dans cette analyse, les sociétés précaires sont des sociétés obsédées par la peur de la perte,. On retrouve ici les accents de la critique faite par Robert Castel de l’inflation sécuritaire et de l’aversion totale envers le risque, qui se déploie dans les sociétés les plus sûres de l’histoire. La perte des sécurités, comme dans l’Argentine des années 1990, est à l’origine de la souffrance psychique d’origine sociale dont, selon Furtos, Freud parlait déjà en 1929 dans Malaise dans la civilisation.
Dans cette société précaire, le fait de savoir que l’on peut demander de l’aide et que l’on peut se débrouiller, même dans des situations difficiles, est un signe de santé mentale. Etre précaire au bon sens du terme, c’est être capable de demander de l’aide.
La « mélancolisation », ou le fait de ne plus y croire, est la deuxième modalité de la société précaire. Le syndrome du survivant illustre ce deuxième cas de figure : même les salariés qui ont échappé à un plan social ne croient plus dans l’avenir de leur entreprise ni dans le leur. Même s’ils résistent dans les faits, ils s’effondrent dans leur tête. La triple perte est opérée. Dans les cas les plus extrêmes, le syndrome d’auto-exclusion se développe.
L’auto-exclusion : syndrome de la précarité
Considéré comme un dysfonctionnement lié à des raisons psychiques qui serait le propre de l’homme, le syndrome d’auto-exclusion est « une forme d’auto-aliénation » :
Dans certaines situations d’exclusion, pour survivre, c’est-à-dire pour tenir debout à sa manière, le sujet humain est capable d’abandonner une partie de sa liberté et de s’auto-aliéner. C’est un phénomène moderne qui découle de l’émergence de l’individu, ce sujet capable de se considérer comme une entité indépendante du groupe humain. (p. 25)
Sur le plan clinique, le syndrome d’auto-exclusion est très proche de la schizophrénie déficitaire, de la dépression, de la démence, mais sans se confondre avec ces différentes pathologies. Plus précisément, « il s’agit d’un clivage serré avec déni : le moi n’est pas seulement coupé en deux : il est congelé » (p. 29). Ce syndrome se manifeste par trois signes dits de disparition. Le premier est l’anesthésie du corps. Ce phénomène bien connu chez les sans-abri dont l’insensibilité à des souffrances décrites comme intolérables dans d’autres environnements (ulcères, gangrènes, etc.) a souvent été soulignée. Les autres signes renvoient également à une forme d’auto-anesthésie mais qui concerne cette fois les émotions émoussées et la pensée inhibée.
En plus de ces signes de disparition, le syndrome d’auto-exclusion se manifeste par des signes paradoxaux. La relation thérapeutique négative d’abord. Le refus d’aide qui correspond à une incapacité à recevoir est une des épreuves les plus difficiles pour ceux qui interviennent auprès des personnes en grande difficulté sociale. Après ce paradoxe vient la rupture active des liens, l’abandon des relations. Cet abandon du monde conduit alors l’individu à se couper de lui-même. Ce devenir étranger à soi est caractérisé par des signes aussi divers que l’incurie à domicile, la négligence et la perte de la « bonne honte » dans les relations avec autrui. Tous ces signes sont des signes de « disparition de soi-même, de congélation du moi » (p. 34). L’intérêt de ce petit ouvrage qui, à l’instar des autres titres de cette collection, a su conserver la simplicité de l’oralité sans céder sur la précision, tient surtout à sa capacité à appréhender la dimension politique des pathologies de la précarité. Produit d’un environnement d’insécurité psychique et sociale globale, le syndrome d’auto-exclusion est une modalité proprement contemporaine de la souffrance sociale. L’exactitude du diagnostic clinique offre un complément très appréciable aux indispensables réflexions théoriques sur la souffrance sociale et sur les effets psychiques de la précarité.
Pour les acteurs qui interviennent auprès des populations qui connaissent ces grandes difficultés, la démarche propose un cadre intéressant pour comprendre des comportements qui resteraient sans cela erratiques, incohérents, irrationnels et en fin de compte moralement condamnables. Ainsi, la « congélation du moi » empêche d’accepter l’aide apportée. De même, les « rechutes » qui jalonnent si souvent les processus dits de « réinsertion » sont expliqués par la brutalité du processus de décongélation et la submersion de l’individu par l’afflux émotionnel qu’il provoque. Face à un trop-plein de vie, l’individu n’a d’autre recours que de se mutiler d’une partie de lui-même et de détruire tout ce qui avait été patiemment reconstruit.
Le syndrome d’auto-exclusion comme symptôme
À partir de ce diagnostic, l’auteur entreprend d’éclairer deux processus à l’œuvre dans les sociétés contemporaines, bien au delà des populations directement concernées par le syndrome décrit. Rappelons que celui-ci émerge dans le contexte global d’un affaissement de la temporalité vécue dans l’urgence d’une part et d’une précarisation des relations sociales qui ne doit pas se réduire à la précarisation socio-économique (même si les plus précaires au niveau socio-économique sont les premières victimes de la précarisation plus générale du lien social). Le premier aspect concerne la capacité à appréhender, à partir de ses manifestations très archaïques au niveau psycho-physiologique, le retrait comme la dernière stratégie possible pour ceux qui n’ont plus de marges de manœuvre dans le monde social. Qu’est-ce que le symptôme d’auto-exclusion sinon une rupture avec le monde qui se mue en rupture avec soi ? Alors que les populations les plus vulnérables, cibles d’actions publiques particulières, trouvent peu d’espaces (spatiaux et symboliques) pour donner un sens collectif à leurs situations vécues sur un mode individuel, la mise en évidence du retrait comme forme de résistance – aux conséquences dramatiques – ouvre des perspectives sur l’analyse des comportements de l’ensemble des populations assistées ou prises en charge. Le non- recours au droit dont on constate aujourd’hui toute l’importance apparaît comme une modalité moins extrême de refus par l’individu de l’aide qu’il ne peut supporter de recevoir.
Le deuxième enseignement, très général, que le lecteur retire de ce parcours, c’est que le syndrome d’auto-exclusion témoigne du fait que la réaction qu’exprime une réduction drastique de la complexité psychique, devenue intolérable, n’est que le pendant d’une modernité qui s’est dilatée spatialement tout en affaissant dans l’urgence la temporalité vécue des individus. L’analogie est ici possible avec les analyses qu’Anthony Giddens a pu faire du fondamentalisme dans le cadre de ses réflexions sur la modernité radicale. Tant au niveau individuel que macro-social, la réduction drastique de la complexité des ensembles humains apparaît comme le prix à payer pour le double processus d’élargissement spatial et d’affaissement temporel dans l’urgence apparemment sans limites dans lequel est engagé notre civilisation. En ce sens, le petit ouvrage de Jean Furtos contient une interrogation politique de grande ampleur.