Recensé : Yves Chevrel, Lieven D’hulst, Christine Lombez dir., Histoire des traductions en langue française. Dix-neuvième siècle, Paris, Verdier, 2012, 1376 p., 48 €.
Bien que de nombreuses études aient été consacrées à la traduction comme objet autant que processus, il n’existait pas jusqu’à présent d’histoire de la traduction en langue française. De fait, si dans l’aire anglo-saxonne, les translation studies ont porté une vision transdisciplinaire de la traduction, cette dernière est longtemps restée cantonnée en France aux approches linguistiques ressortissant à une certaine conception du « bien traduire ». Rompant avec cette tradition, l’Histoire des traductions en langue française qui paraît aujourd’hui sous la direction d’Yves Chevrel, Lieven D’hulst et Christine Lombez, manifeste la volonté de considérer la traduction comme un phénomène pluriel mettant en jeu, dans un contexte social, politique, diplomatique donné, des textes et des langues, mais également des hommes, des systèmes économiques et juridiques. Ce faisant, elle donne à voir comment une communauté lettrée s’est structurée autour de réseaux qui impliquent aussi bien des auteurs et des traducteurs que des éditeurs, des lecteurs et des commentateurs.
Le volume dédié au XIXe siècle est le troisième, et premier publié, des quatre tomes d’une entreprise encyclopédique lancée en 2007 [1] : étudier, entre la Renaissance et le XXe siècle, les traductions vers le français dans l’ensemble des domaines de la production intellectuelle écrite − des belles lettres, sciences et techniques, à la religion −, indépendamment de la notoriété des œuvres. Projet titanesque qui a mobilisé près de soixante-dix contributeurs de nationalités et d’horizons disciplinaires divers : des linguistes, des traducteurs, des philosophes, des historiens, des sociologues, des littéraires qui considèrent que l’histoire de la traduction − phénomène « à la fois divers et impliqué dans la vie intellectuelle, politique, économique des sociétés qui le connaissent » − suppose à la fois des mises en perspective multiples et un effort de hauteur de vues (p. 9).
Avant même l’invention de l’imprimerie, la traduction, témoin formel de la circulation des œuvres et des idées, remplit un rôle central dans l’histoire intellectuelle. Si les maîtres d’œuvre de l’Histoire des traductions en langue française ont choisi de lancer la publication par le volume consacré au XIXe siècle, plutôt que de suivre la chronologie, c’est que le XIXe siècle connaît, avec la seconde mondialisation, une véritable « révolution éditoriale » (p. 280) : dans un contexte d’expansion industrielle du livre qui affecte la production et le lectorat, elle voit évoluer le statut juridique de l’auteur et du traducteur. D’où la nécessité de redonner à ce dernier toute sa place dans « l’histoire de la pensée » (p. 14), à travers une sociologie fine de ses trajectoires, de ses pratiques et des représentations qui y en sont faites.
Le XIXe siècle, qui accroît considérablement les circulations entre les différents domaines intellectuels, apparaît comme le « siècle de la comparaison » (p. 40) : méthode explicative de l’altérité, devenue peu à peu la méthode scientifique par excellence, la comparaison est en effet à l’origine d’une restructuration du champ intellectuel, dont peuvent témoigner, au plan institutionnel, l’émergence en France de chaires de littérature comparée. Il n’est pas anodin, ainsi, que ce soit à cette époque que le caractère originel et incomparable de la Bible soit remis en cause… Au fil de ces évolutions sociales et institutionnelles, les traductions acquièrent peu à peu une place, qui se pérennise notamment dans les périodiques (dont les noms annoncent parfois déjà l’ouverture à l’étranger, comme la Revue des deux mondes) et les collections de littérature étrangère (« Bibliothèque scientifique internationale » chez Alcan puis Baillière, « Chefs d’œuvre de la littérature française et étrangère » chez Delarue, « Bibliothèque cosmopolite » chez Stock, etc.).
Face à un objet d’étude d’une telle ampleur et d’une telle hétérogénéité, Yves Chevrel, Lieven D’hulst et Christine Lombez soulignent en introduction le poids qu’ils accordent aux termes qui forment le titre de leur ouvrage ; loin d’être génériques et englobants, ceux-ci reflètent de véritables partis-pris théoriques et méthodologiques. Le projet se présente en effet moins comme une histoire de la traduction que des traductions, détail qui rend son importance au processus du « traduire », tout en soulignant l’hétérogénéité du matériau utilisé. Parce qu’en la matière, la langue est un élément primordial, le titre annonce « en langue française » et non « en France », le territoire français comme l’espace francophone n’ayant pas le monopole de l’édition des ouvrages traduits dans cette langue. Enfin, le terme « histoire » valorise l’inscription des analyses dans un espace plus large que celui des traductions proprement dites.
Une périodisation mouvante
L’ouvrage, qui répond à une chronologique politique traditionnelle (1814-1915), s’ouvre sur une introduction posant le cadre historique général dans lequel s’inscrivent les traductions, tous domaines confondus, et se ferme sur un index des personnalités citées, incluant mille neuf cents traducteurs. Le premier aspect relevé est l’évolution du statut de la langue cible − le français −, au cœur des transformations du rapport à l’étranger et de la manière dont ce rapport est perçu. Au XIXe siècle, la langue française garde sa prééminence dans les relations diplomatiques, mais ce statut est controversé : on se demande par exemple si elle ne devrait pas céder sa place dans les congrès internationaux. En France, où apparaît l’enseignement des langues vivantes (1829), le panthéon littéraire est peu à peu subdivisé en trois grands ensembles : littérature française, littérature ancienne classique et littérature étrangère. Les universitaires voyageurs qui sont chargés de l’enseignement de cette dernière publient dans des revues, ce qui a pour effet de familiariser un large public à d’autres civilisations.
L’Angleterre, l’Allemagne et, dans une moindre mesure, l’Italie et l’Espagne (s’agissant de genres spécifiques tels que le romancero) sont évidemment bien représentées. L’Histoire des traductions en langue française rappelle que le hongrois tout comme les langues orientales (le coréen par exemple) étaient également traduits dans ces années où le public s’habitue à découvrir des œuvres venues du reste de l’Europe, notamment de Russie et de Scandinavie, mais aussi de zones plus lointaines. Du nouveau monde, ne parviennent pratiquement que les États-Unis, dont l’image s’émancipe de l’exotisme, réservé désormais à l’Orient et à l’Extrême-Orient (civilisations « arabo-musulmanes », Chine, Japon, qui suscitent l’intérêt des scientifiques comme celui des voyageurs). Si, comme le notent finalement les contributeurs, les musées et la photographie constituent de nouveaux moyens d’accès à d’autres cultures, les traductions reflètent massivement l’élargissement de l’étranger qui caractérise le XIXe siècle.
Le contexte historique posé, les contributions sont réparties en trois blocs. Le premier établit le cadre général de la réflexion (chapitres 1 à 3) : après que Frédéric Weinmann a dressé un état des lieux des théories de la traduction, qui débouche sur un face à face entre « belles infidèles » et « traduction authentique » (p. 140), Susan Pickford présente les évolutions qui touchent les traducteurs eux-mêmes, notamment l’amorce d’un processus de professionnalisation (qui distingue traducteur fonctionnaire, traducteur prestataire et traducteur pour l’édition). Ce panorama est complété par l’étude de Claudine Le Blanc sur l’Antiquité, référence intellectuelle essentielle qu’au XIXe siècle l’orientalisme, le classicisme gréco-latin rénové et les littératures médiévales ébranlent. S’ouvre alors une ère nouvelle, où les langues vivantes étrangères supplantent peu à peu le latin.
Le second large bloc (chapitres 4 à 9) est consacré aux genres littéraires (prose narrative, poésie, théâtre/opéra), et encadré par deux contributions à mettre en regard : celle de Blaise Wilfert-Portal, approche quantitative de la traduction littéraire, et celle, pleinement qualitative, de Jörn Albrecht sur les métamorphoses du panthéon.
Une troisième partie (chapitres 10 à 15) s’attache enfin aux domaines non spécifiquement littéraires, trop souvent négligés dans les travaux consacrés jusqu’alors à la traduction : histoire (Fiona McIntosh), sciences et techniques (Patrice Bret), philosophies (Jean Lacoste), textes juridiques (Valérie Dullion), récits de voyage (Lucile Arnoux-Farnoux, Alex Demeulenaere et Muriel Détrie) et religions (Yves Chevrel).
Faisant le bilan des différentes contributions, les directeurs de la publication proposent trois approches transversales des traductions. Ils avancent d’abord une périodisation qui, bien que provisoire et brossée à grands traits, serait commune à l’ensemble des traductions en langue française. La première des trois périodes qui émerge est située autour de 1830. Elle consacre la prééminence, en matière de traductions, des belles-lettres, et au sein de celles-ci, du genre romanesque. L’anglais y domine largement (notamment du fait des traductions massives des best-sellers de Walter Scott), mais le latin conserve une position forte. La perception du travail du traducteur se transforme à mesure que ce dernier se professionnalise : les annonces de fidélité et d’exactitude qui se multiplient dans les préfaces illustrent par exemple l’évolution des attentes vis-à-vis des traductions. Cette période confirme également le déclin des lettres classiques et la découverte des littératures étrangères contemporaines.
En datant la seconde période des années 1860, les coordinateurs de l’ouvrage reconsidèrent la prétendue charnière de 1870. En effet la défaite française ne remet pas réellement en cause les pratiques inaugurées dans la décennie précédente : on ne constate pas d’essoufflement de la traduction de l’allemand. Cette période est caractérisée par la recherche de davantage de proximité avec le texte d’origine : en littérature, l’imitation connaît un déclin progressif, la littéralité − voire le calque − prévalent, l’érudition et les études linguistiques continuent de se développer.
La dernière période, placée autour de 1880-1890, est profondément marquée par une européanisation de la vie littéraire (autour d’Ibsen, Dostoïevski, Tolstoï, Zola). Les revues y prolifèrent, et les débats que suscite alors une supposée « invasion cosmopolite » attestent indirectement une ouverture grandissante.
Auteur, traducteur, traductions : des statuts flottants
Yves Chevrel, Lieven D’hulst, Christine Lombez soulignent les transformations de l’activité traductrice sur le siècle, quel que soit le domaine envisagé. Il apparaît que l’auteur comme le traducteur sont prisonniers de normes juridiques – la propriété intellectuelle – et linguistiques – le « bon » français. Chez les auteurs étrangers, « le souhait d’être mieux connu grâce à une diffusion en français est si grand qu’il s’accommode parfois de conditions draconiennes, plus ou moins bien acceptées ou subies » (p. 1261). Mais la part réservée à l’auteur (attribution du texte, fidélité de la traduction, annonce de cette fidélité par des formules comme « traduit avec l’autorisation de l’auteur », etc.) dépend de celle du traducteur, de l’éditeur et des autorités de censure et, au final, le respect de la langue française l’emporte toujours.
À l’exception de quelques spécialistes dont la renommée et la marge de manœuvre tiennent moins à leurs traductions qu’à une réussite personnelle dans leur domaine de compétence (comme le chimiste Charles Gerhardt, traducteur du Traité de chimie organique de Justus von Liebig en 1842), les traducteurs restent quant à eux couramment dans l’anonymat, quels que soient les textes sur lesquels ils travaillent. Bien souvent, les tâches de traduction sont d’ailleurs confiées à de « petites mains » condamnées à l’ombre − prolétaires intellectuels ou femmes (certaines d’entre elles, comme Clémence Royer, la traductrice de Darwin, ont cependant laissé une belle empreinte). Cet état de fait se ressent dans les négociations de la convention de Berne pour la protection internationale des œuvres littéraires et artistiques (1886), où les débats portent moins sur les traducteurs que sur la traduction : il ne s’agit pas tant d’attribuer un statut aux traducteurs que de déterminer le degré de contrefaçon que l’acte traductif implique, et les limites qu’on doit lui imposer.
Pour autant, le traducteur devient progressivement un équivalent de l’auteur. Si, au début du XIXe siècle, la traduction est déconsidérée au point que beaucoup d’ouvrages paraissent sans nom de traducteur, ce dernier s’impose comme un médiateur qu’on ne peut plus complètement ignorer. Charles-Louis Havas, qui fit la renommée de la célèbre agence, apparaît ainsi comme un véritable entrepreneur : traducteur lui-même, il met en place des équipes de traduction qui lui permettent d’achalander en textes une série de périodiques.
Vers une géopolitique de la traduction
Parallèlement à une histoire sociale, l’ouvrage codirigé par Yves Chevrel, Lieven D’hulst et Christine Lombez esquisse une géopolitique des traductions. Différentes contributions insistent ainsi sur l’effet de la concurrence qui oppose la France à l’Allemagne au XIXe siècle. Cette rivalité conditionne la structuration des disciplines savantes, notamment dans le champ de philologie (grammaire comparée, études médiévales, etc.) où la référence à l’étranger se fait chaque fois plus prégnante (qu’on songe au modèle indo-européaniste). La France, où Platon et Aristote ne sont traduits qu’au XIXe siècle, se fait fort de rattraper son retard. En révélant, via la traduction, ce qu’une culture nationale doit aux cultures étrangères, l’ouvrage invite à reconsidérer le cadre national dans lequel s’inscrivent habituellement les histoires littéraires, sans négliger les logiques nationalistes, qui expliquent l’état de la traduction dans bien des domaines, comme au théâtre où on évite longtemps en France de représenter des auteurs étrangers. La localisation des centres de traduction, le choix des corpus eux-mêmes en disent long sur l’existence de politiques de la traduction (étatiques ou plus informelles), et sur la possibilité d’un impérialisme de la traduction. De ce point de vue, on aurait aimé que saille plus visiblement l’articulation entre l’histoire des traductions proprement dite, et celle des relations internationales.