Recensé :
Laurence J. Kotlikoff, The Healthcare Fix. Universal Insurance for All Americans, Cambridge, MIT Press, 2007,117 pages.
Le système de santé américain se caractérise par des coûts importants (près de 16 % du PIB), des performances sanitaires médiocres, des accidents fréquents, l’insatisfaction des usagers. 47 millions d’Américains (dont 8 millions d’enfants) n’ont pas d’assurance santé. 200 000 personnes décèdent chaque année à l’hôpital en raison d’erreurs qui pourraient être aisément prévenues. Les coûts d’administration du système, en augmentation rapide, représenteraient 30 % du total des dépenses.
La réforme de l’assurance maladie américaine est une des questions prioritairement abordées dans le cadre de la campagne présidentielle 2008. Tous les candidats démocrates proposent une version pour universaliser, tout du moins généraliser, l’assurance maladie. Les candidats républicains s’en inquiètent. De fait la moitié des habitants aux Etats-Unis seraient prêts à voir leurs impôts augmenter pour que tout le monde soit effectivement couvert. 36 % d’entre eux seulement s’y opposent [1].
Schématiquement, 84 % des habitants des Etats-Unis sont couverts par un des nombreux et divers dispositifs d’assurance maladie. 59 % des Américains sont couverts par une assurance privée (dans la très grande majorité des cas ils le sont par l’intermédiaire de leur employeur qui cotise). 25 % sont couverts par une assurance publique, Medicaid (pour les défavorisés et les enfants) ou Medicare (pour les personnes âgées ou handicapées). 16 % des Américains ne sont pas assurés [2].
Ne pas être assuré ne veut pas dire ne pas être couvert ni ne pas être pris en charge. C’est ce que rappelle d’abord l’économiste Laurence J. Kotlikoff. Les Américains non assurés peuvent aller à l’hôpital et y être soignés. Les soins leur seront ensuite directement facturés au risque de les ruiner. Et s’ils ne peuvent pas payer, ce sont les pouvoirs publics qui, au final, règlent. Il y a donc, implicitement, une couverture quasi-universelle pour la santé aux Etats-Unis. Ce que souhaite Kotlikoff c’est expliciter cette couverture universelle, en généralisant l’assurance maladie individuelle par un système de chèques ou de bons santé.
Un désastre à venir
Spécialiste reconnu des questions d’équité entre générations et de fracture générationnelle [3], Kotlikoff propose d’abord un état des lieux particulièrement saisissant. Surtout, il avance une série de propositions structurelles, et non pas seulement bureaucratico-paramétriques, pour réformer un système qui conduit à la ruine. Les Etats-Unis se trouvent en effet aujourd’hui dans une situation de « statu quo suicidaire » qui peut conduire à un effondrement fiscal, financier et économique [4]. Les responsables politiques seraient en quelque sorte aveugles. Or ce n’est pas Oncle Sam, écrit Kotlikoff qui paye les additions, mais ce seront les enfants.
Le « papy boom » américain aura des conséquences absolument considérables, « gargantuesques » écrit l’auteur. 77 millions de baby boomers commencent à prendre leur retraite faisant entrer le système de protection sociale américain dans une phase de déséquilibre qui ne peut chaque année que s’accentuer. Les dépenses publiques en matière de retraite et de santé vont augmenter dans des proportions inquiétantes ce qui pose la question double de leur soutenabilité économique et de leur acceptabilité politique. A l’horizon 2035 elles devraient représenter, selon les calculs de Kotlikoff, 30 % du PIB (ce qui correspond, actuellement, à toutes les dépenses sociales en France).
Ce ne sont pas les dépenses de pension (la « sécurité sociale » au Etats-Unis) qui vont croître le plus, mais celles de santé avec les programmes Medicaid et Medicare. Ceux-ci profitent principalement aux personnes âgées. En fait la question que pose Kotlikoff est de savoir si les Etats-Unis peuvent véritablement consacrer de 20 à 30 points de PIB à la santé et aux revenus des aînés. Et sa réponse est négative.
Sans aucun changement, la dynamique à l’œuvre appelle des financements pour le moins conséquents. Selon Kotlikoff, pour faire face aux engagements actuels et, partant, aux déficits en cours, il faudrait immédiatement, par exemple, soit augmenter les impôts de 70 %, soit diminuer de 90 % les pensions de base de retraite (la « sécurité sociale »). Même combinées, et donc amoindries, des « solutions » aussi radicales sont inenvisageables.
Le deuxième problème, pleinement d’actualité, sur lequel insiste Kotlikoff est celui des personnes non assurées. Il note que les personnes âgées ont vu leurs conditions de vie et les protections associées toujours s’améliorer tandis que les actifs ont vu s’accentuer les difficultés pour stabiliser leur situation et pour protéger leur famille. On répète à l’envie que 47 millions d’Américains ne sont pas assurés pour leur santé. On oublie de dire qu’il s’agit principalement de personnes d’âge actif ou d’enfants, ne vivant pas nécessairement dans les milieux les plus défavorisés qui peuvent être pris en charge par Medicaid. Il faut en outre préciser que le phénomène s’est nettement amplifié. En 1987 il n’y avait que 32 millions d’individus dans cette situation. Kotlikoff qui aime beaucoup les ratios parlants considère que c’est 20 % de la population d’âge actif aux Etats-Unis qui est maintenant non assurée.
Mais pourquoi donc ne pas s’assurer ? La réponse est triviale. C’est trop coûteux. Selon le mot de Kotlikoff, s’assurer personnellement est « astronomiquement cher ». A Boston, pour une famille de quatre personnes, il faut payer 20 000 dollars par an. Pour les plans d’entreprise les contrats sont à des coûts moins élevés. Dans les entreprises de plus de 200 salariés, il faudrait payer, pour la même famille, 12 000 dollars.
L’augmentation des prix de l’assurance maladie dissuade individus et employeurs. Aujourd’hui moins de 60 % des personnes d’âge actif sont couverts par un contrat d’entreprise. C’était le cas de plus des deux tiers d’entre eux à la fin des années quatre-vingt-dix. Par ailleurs certaines entreprises, et pas des moindres, peuvent se trouver au bord du dépôt de bilan en raison de l’augmentation des coûts des assurances maladie qu’elles contractent. En France on dirait qu’il y a une augmentation impressionnante et insupportable du coût du travail…
Un plan pour réformer et universaliser l’assurance maladie
Face à des tels risques et confrontés à de tels enjeux, Kotlikoff ne se réfugie pas dans la complexité ou le fatalisme. Au contraire, il propose de la simplicité et de la volonté. Remplaçant toute l’architecture en place, par un « système de sécurité médicale » (le SSM), il apporte une solution en trois grandes lignes :
- Le SSM procure à chaque Américain un chèque santé annuel qui lui permet, chaque année, d’acquérir une assurance convenant à ses besoins et à ses risques.
- Les personnes étant dans des états de santé plus dégradés reçoivent des chèques d’un montant plus élevé.
- Les pouvoirs publics fixent le montant global de ces chèques en fonction de ce qu’il est vraiment possible de financer. Il y a ici une budgétisation intégrale de l’assurance maladie.
Ce SSM mettrait fin aux programmes Medicaid et Medicare. Il mettrait en place un système unique d’assurance maladie, en finissant de la sorte avec la fragmentation actuelle, pour tous les habitants des Etats-Unis. Il libérerait les entreprises de coûts qu’elles ne peuvent plus supporter.
Les expérimentations locales, dans le Massachusetts ou en Californie, visant à étendre l’assurance maladie à tous les habitants, mais dans le système actuel, semblent inefficaces aux yeux de Kotlikoff. Les « comptes épargnes santé » proposés par le Président Bush ne lui semblent pas non plus une option pertinente.
Ce qu’il faut c’est une profonde révision, une révolution. Et celle-ci passe par l’introduction de chèques santé et par une limitation drastique de la liberté de consommation des patients.
Car selon Kotlikoff, une des raisons du dérapage des coûts du système actuel réside dans les mécanismes de tiers-payant et dans la liberté qu’ont la vaste majorité des bénéficiaires de Medicare et 40 % de ceux de Medicaid de pouvoir consulter. En un mot, les personnes âgées peuvent ruiner le système car elles ont la possibilité de le faire, sans que les pouvoirs publics maîtrisent les dépenses. Pour notre auteur, « Medicare seul est parfaitement capable de couler notre navire fiscal ». Au sujet de Medicaid il faut aussi relever qu’en 1990 25 millions de personnes y étaient affiliées. Aujourd’hui c’est le cas de 60 millions d’Américains. Cette augmentation reflète à la fois un basculement de certaines personnes dans la défaveur mais aussi des changements de conditions d’éligibilité, plus aisées aujourd’hui.
La réforme « SSM » de Kotlifoff tient en dix points :
1) Fournir une couverture universelle.
2) Donner à chaque Américain, annuellement, un bon ou un chèque d’assurance maladie.
3) Ceux qui ont des dépenses de santé dont on pense qu’elles seront plus élevées reçoivent des chèques plus importants.
4) Les individus peuvent, annuellement, changer d’assurance.
5) Les pouvoirs publics définissent chaque année les paramètres financiers de la politique ainsi que le panier de soins qui sera concerné.
6) Les assurances de base couvrent les médicaments, les soins hospitaliers et ambulatoires.
7) Toutes les assurances du marché, qui peuvent être achetées par les chèques, doivent proposer des paniers de base, définis annuellement par les pouvoirs publics.
8) Toutes les assurances sont en libre concurrence.
9) Le budget annuel de l’assurance maladie est défini comme une proportion du PIB.
10) Medicare, Medicaid, et les systèmes d’assurance maladie employeurs sont éliminés.
Ces dix points tiennent sur une carte postale, et Kotlikoff invite ses lecteurs à les reprendre sous cette forme pour les adresser aux parlementaires. L’expert se fait militant et homme de marketing politique !
Comment le système SSM pourrait-il concrètement fonctionner ? Kotlikoff entre dans le détail. Chaque Américain – plus précisément, chaque habitant des Etats-Unis – recevrait son chèque le 1er octobre. Il aurait trois mois pour choisir sa compagnie d’assurance et/ou son réseau de soins. Le montant de son chèque serait fonction de son état de santé. Par exemple un sexagénaire en parfaite santé pourrait recevoir 8 000 dollars, et un octogénaire diabétique 80 000. Dans la mesure où les personnes en plus mauvaise santé auraient les chèques les plus élevés, les assurances seraient également ravies de les accueillir.
Ce sont les pouvoirs publics qui détermineraient ce montant à partir de l’âge, du sexe, du lieu d’habitation, des récentes affections, de l’historique médical personnel et familial. Le profilage des populations se ferait à partir de dossiers socio-médicaux – on n’ose pas dire un dossier médical personnel – qui serait transmis aux autorités [5]. De fait, depuis 1967, les pouvoirs publics disposent d’informations détaillées pour les dizaines de millions de bénéficiaires de Medicaid.
Selon Kotlikoff son plan SSM est très progressiste. Les pauvres, qui sont en moyenne dans une situation de santé plus défavorable que les riches, recevraient un chèque plus important. Et comme son plan éliminerait les déductions fiscales attachées à l’acquisition des assurances, ce sont encore les moins favorisés qui seraient ici avantagés.
Le point clé est de permettre aux autorités d’établir le montant des chèques de manière à ce que la dépense total ne progresse pas plus vite que le revenu par habitant.
Le SSM à la Kotlikoff pourrait être plus coûteux que ce qui est aujourd’hui en place. Cette augmentation des dépenses n’est cependant pas certaine. En effet, comme le rappelle l’auteur, près du tiers des dépenses sont aujourd’hui liées à l’administration et à la bureaucratie des dispositifs. L’hôpital moyen américain voit passer un quart de son budget dans l’administration et la facturation, ce qui n’a, comme le note caustiquement Kotlikoff, aucune vertu curative. La simplification aurait cet avantage de pouvoir rediriger une partie des sommes vers l’efficacité assurantielle et médicale. Actuellement les dépenses publiques – fédérales et locales – représentent 60 % du total des dépenses de santé (dépenses directes, déductions fiscales, etc.). Kotlikoff suggère que l’on passe de 60 à 70 % en une décennie. Simplification radicale et augmentation, relative, de la dépense publique devrait pouvoir permettre de maintenir les coûts.
Kotlikoff propose donc un système unique, efficient, transparent, universel. Il s’agit néanmoins d’un bouleversement radical. Est-ce pour autant utopique ? Ce n’est pas inaccessible. Car le système actuel va à sa perte. En outre, les craintes et les angoisses à l’égard de l’organisation contemporaine, sont, dans tous les milieux sociaux, particulièrement prononcées.
Ce petit livre particulièrement brillant prend place au sein d’une volumineuse littérature sur l’assurance maladie et sa réforme [6]. Simple et percutant il analyse en profondeur un système défaillant et propose une réforme structurelle d’ampleur. Il ne s’en tient pas à l’expertise sophistiquée, mais propose des refontes radicales, ajoutant au souhaitable, le possible.
Au-delà des qualités intrinsèques du document, le lecteur français y trouvera l’étude fouillée et accessible d’un système méconnu de ce côté de l’Atlantique. Il découvrira surtout une illustration possible de ce que peuvent être des chèques, des bons, des coupons, des dotations ou des certificats, comme instruments de base des politiques sociales, ici dans le domaine de la santé1. Il reviendra, avec grand intérêt, sur ce que veulent dire généralisation et universalisation d’une couverture et/ou d’une assurance maladie. Car il existe bien en France une couverture maladie universelle (CMU), mais elle n’a d’universel que le fait de venir compléter le dispositif bigarré d’assurance maladie à la française qui s’est généralisé depuis 1945, sans toutefois s’uniformiser… En fait le détour par les Etats-Unis permet de revenir aux débats fondamentaux.
Kotlikoff n’est certainement pas un Beveridge ni un Bismarck, mais il fait assurément partie de ces universitaires/experts qui font œuvre singulière et utile de mise en perspective et de recommandations audibles. Reste à voir s’il sera entendu dans le brouhaha d’une campagne électorale qui porte en partie sur la question qu’il aborde et qu’il propose de traiter (comme disent les médecins).