Entre 2005 et 2013, l’Inde a adopté une série de lois considérées comme des avancées majeures de l’État-providence : le Right to Information Act (droit à l’information) ainsi que le National Rural Employment Guarantee Act (souvent appelé « droit au travail ») en 2005 ; le Forest Rights Act (droit à la forêt) en 2006 [1] ; le Right to Education Act (droit à l’éducation) en 2009 ; enfin le Food Security Act (souvent appelé « droit à la nourriture ») en 2013. Ensemble, ces législations dessinent une vision nouvelle de la citoyenneté, d’abord parce qu’elles associent explicitement la notion de droits à des biens et services essentiels, mais aussi parce qu’elles partagent, de façon moins visible, mais tout aussi réelle, l’idée que la mobilisation des citoyens est nécessaire au succès des politiques publiques. Toutes ces lois ont en commun, en effet, de préconiser le recours à des procédures participatives dans leur mise en œuvre ; toutes, aussi, résultent de mobilisations de la société civile organisée. On pourrait dire, pour paraphraser Loïc Blondiaux [2], qu’elles incarnent ensemble le nouvel esprit de la plus grande démocratie du monde.
Le politiste indien Prashant Sharma propose précisément de revenir sur le processus qui a abouti à la plus visible de ces lois, pour comprendre ce qu’il nous dit du fonctionnement de la démocratie. Il retrace l’histoire de la mobilisation autour du droit à l’information (DI) — une législation considérée comme parmi les plus avancées au monde en matière d’exigence de transparence et d’imputabilité de l’État. Ce livre offre à la fois une contribution importante à la sociologie de l’action publique en Inde (un champ d’investigations sous-développé), et une réflexion stimulante sur les zones d’ombre de la démocratisation dans le sous-continent.
L’épopée du droit à l’information
Le droit à l’information (DI) est unanimement célébré comme un marqueur de « l’approfondissement de la démocratie » indienne. Cette loi, de fait, impose à l’Etat une vision exigeante de la transparence : elle oblige l’administration publique à tous les niveaux à remettre, à tout citoyen qui le demande, une copie de n’importe quel document (ou presque [3]), dans un délai de 30 jours. En outre, cette loi est très utilisée. Contrairement à bien des lois indiennes, qui sont peu ou mal mises en œuvre, le DI a fait l’objet de tout un travail pédagogique par les organisations qui s’étaient mobilisées pour son adoption : elle est aujourd’hui connue et utilisée à des fins très diverses. Même si les gouvernements qui se sont succédé depuis 2009 ont cherché à en limiter la portée (notamment en l’amendant), le fait que des militants du DI soient régulièrement assassinés démontre que la loi dérange profondément certains arrangements en place.
Le propos de Prashant Sharma n’est pas de minorer l’importance politique du DI, mais de mettre en cause l’idée que cette loi incarne l’approfondissement de la démocratie, c’est-à-dire la possibilité pour les gouvernés de se faire entendre des gouvernants mieux et plus souvent qu’à travers les seules élections. Cette idée s’appuie sur « le récit dominant » de l’avènement du DI, récit qui ressemble fort à une épopée. P. Sharma montre que les travaux sur l’histoire de la mobilisation autour du DI sont peu nombreux, et qu’ils convergent largement dans leurs descriptions. Selon ce récit dominant, la mobilisation a pour origine, dans les années 1980, une revendication du mouvement environnementaliste s’appuyant sur une série de jugements progressistes de la Cour suprême, qui posent que « le droit de savoir » est fondamental en démocratie ; et la lutte, dans les plaines du Rajasthan, des travailleurs journaliers contre la corruption des autorités publiques, menée par une organisation locale, le MKSS (Mazdoor Kisan Shakti Sangathan, Association pour le pouvoir des travailleurs et des paysans). En 1996, le MKSS prend la tête d’une coalition d’organisations de la société civile, appelée National Campaign for People’s Right to Information. Cette « campagne » prend la forme d’une série de mobilisations populaires et locales (grassroots) qui vient progressivement à bout des résistances d’une bureaucratie attachée aux privilèges que lui confère le droit au secret ; elle amène progressivement 9 États fédérés à se doter d’un DI, avant que ce droit ne fasse enfin l’objet d’une législation nationale, adoptée en 2005. Le DI représente donc une belle victoire de la démocratie : celle d’une demande venue d’en bas, qui finit par triompher des pouvoirs en place en s’appuyant sur la seule force des citoyens indiens mobilisés contre la corruption.
C’est ce récit dominant que met en cause l’enquête de P. Sharma, en examinant à la loupe ce qu’il identifie comme 3 « silences » : le premier concerne le profil social des leaders du mouvement, qui appartiennent à l’élite intellectuelle et politique ; le deuxième a trait à l’attitude de la bureaucratie – qui n’a pas toujours été hostile au DI ; le troisième porte sur le rôle important des organisations internationales. Or ces 3 silences, plus ou moins délibérés, plus ou moins relatifs, sont importants parce qu’ils occultent des faits problématiques pour la démocratie.
Le chercheur a pu s’appuyer, pour son enquête, sur sa proximité particulière avec les deux milieux dont il est question. Il est en effet à la fois proche, intellectuellement, du MKSS ; et lié, par sa famille, à la bureaucratie, puisque son père faisait partie du prestigieux corps de l’Indian Administrative Service, la haute fonction publique indienne. De ce fait, P. Sharma a pu bénéficier de la confiance et donc des confidences de toute une série de hauts fonctionnaires impliqués dans le processus d’élaboration du DI. Cet accès à une source d’information aussi cruciale que rare est l’une des forces du livre. Mais P. Sharma a également réalisé des entretiens avec des militants au long cours du DI. À partir de cette large série d’entretiens et de l’analyse d’archives administratives, il se livre à un bel exercice de sociologie politique.
Le rôle de l’élite
L’enquête suit pas à pas le cheminement de l’idée d’un devoir de transparence de l’État, qui s’incarne dans une série de propositions successives à partir des années 1960. Il s’agit d’une analyse processuelle, centrée sur les allers-retours de ces propositions entre la société civile organisée et le gouvernement. Le premier « silence » examiné par P. Sharma concerne le profil social des membres les plus visibles de la première, très proche de celui des représentants du second. L’analyse prosopographique des quelques 25 individus ayant joué un rôle essentiel dans la campagne pour le DI montre, au delà de la grande homogénéité sociale de ces leaders, la convergence et le renforcement mutuel des liens personnels, professionnels, intellectuels, et surtout les opportunités politiques qui en découlent. Dans cette partie du livre, qui ressemble à un Who’s Who de ce qu’on appelle en Inde les left liberals, l’auteur décrit un réseau « petit, dense et intime » (p. 84) caractérisé par le passage par les plus prestigieux colleges de New Delhi et des liens étroits avec la haute fonction publique.
Ce caractère élitaire du leadership du mouvement n’a en soi rien d’exceptionnel ; mais ne jamais en parler permet d’ignorer les ressources à la fois immatérielles (le prestige social, l’accès aux leaders politiques nationaux) et matérielles (l’argent du prix Ramon Magsaysay attribué à Aruna Roy, dirigeante du MKSS) qu’il a pu apporter, et qui expliquent en partie son succès. Surtout, ce silence fait disparaître, derrière la belle image des manifestations de paysans, l’importance décisive du réseau, des contacts personnels, des opportunités fournies par le fait que tel haut fonctionnaire, sensible à la cause défendue, a occupé le bon poste au bon moment.
Le rôle de la bureaucratie
Dans le récit dominant, la bureaucratie est uniquement décrite comme un site de réaction, voire de résistance aux propositions successives. La réalité est plus nuancée, puisque plusieurs tentatives internes à la haute fonction publique avaient eu lieu, dès 1966, pour instaurer davantage de transparence. La chronologie de ces initiatives met à jour une généalogie de l’idée de transparence, d’abord négative, puis positive. Surtout, ce travail minutieux de reconstitution des discussions des propositions de loi montre le soutien peu visible, et néanmoins crucial, de plusieurs institutions publiques à partir des années 1990, notamment la Lal Bahadur Shastri National Academy of Administration (équivalent de notre ENA), le Press Council of India, et un groupe de travail constitué au sein du Department of Personnel and Training. P. Sharma montre ainsi le rôle significatif « d’une cohorte de bureaucrates réformistes » (p. 124).
Mais comment expliquer ce rôle constructif de la bureaucratie, alors qu’elle est la principale cible du DI, qui exclut de sa portée le secteur privé ? Ici l’auteur développe une hypothèse très convaincante, en s’appuyant sur l’analyse de l’évolution du recrutement dans la haute fonction publique indienne. Il montre que, sous l’effet conjoint des progrès de l’alphabétisation, des postes réservés aux basses castes dans l’administration (dans le cadre de la politique de discrimination positive), et de l’évolution des règles des concours administratifs, la haute fonction publique se démocratise sensiblement depuis les années 1980 : ses nouvelles recrues ne sont plus issues, comme c’était le cas depuis l’indépendance, des élites urbaines, appartenant aux castes et aux classes supérieures. Les hauts fonctionnaires interrogés par P. Sharma, qui font encore partie de cette élite traditionnelle, savent que leurs propres enfants n’iront pas vers le même type de carrière ; eux se dirigeront vers les professions libérales, la finance, les entreprises multinationales et les médias – secteurs d’activité florissants, et protégés de l’obligation de transparence imposée par le DI.
Le rôle des acteurs internationaux
Le troisième silence, qui concerne le rôle des acteurs et des processus internationaux, éclaire plus encore les raisons, mais aussi les implications, de l’exclusion du secteur privé. Alors que le récit dominant décrit un processus strictement local, P. Sharma montre qu’on ne peut comprendre pourquoi la mobilisation autour du DI a abouti dans les années 2000, et sous cette forme, sans référence au contexte international. Entre 1990 et 2013, le nombre d’États dotés d’une loi autorisant les citoyens à accéder à l’information concernant l’action publique est passé de 14 à 93 (p. 168). Le climat favorable de ces années n’est pas étranger aux pressions plus ou moins subtiles d’acteurs internationaux majeurs, comme la Banque mondiale, qui fait de la transparence un critère de la « bonne gouvernance », ou la Banque asiatique de développement (ADB), qui fait de l’adoption d’un DI une condition pour l’obtention d’un prêt par le gouvernement régional du Karnataka.
Par ailleurs, montre P. Sharma, le texte du DI indien est très proche des lois sur la transparence adoptées aux États-Unis et au Canada. Ceci est sans doute lié au rôle central, dans la rédaction des textes successifs, d’une organisation basée à Delhi, mais internationale : le Commonwealth Human Rights Initiative. Pourtant, contrairement à la loi états-unienne (ou à celle de l’Afrique du Sud), le DI indien exclut de son périmètre d’application le secteur privé. Cette exclusion, dit Sharma, était favorisée par la Banque mondiale, pour qui la transparence de l’action publique est une condition importante de facilitation du fonctionnement du marché. Mais pour les leaders du mouvement pour le DI, reconnaître ces liens avec les acteurs internationaux, et plus généralement l’importance de l’international comme ressource intellectuelle et matérielle, aurait risqué de délégitimer du mouvement.
Le livre met ainsi en lumière le travail de cadrage réalisé de concert par la société civile organisée et par l’État, exagérant le rôle de la première, caricaturant celui du deuxième, gommant enfin celui des acteurs internationaux, afin de servir la portée symbolique du DI, sa valeur de manifestation de la vitalité de la démocratie indienne. P. Sharma fait sienne la vision critique de la transparence comme l’un des mots d’ordre de la gouvernementalité néo-libérale. Il reconnaît que le DI représente une avancée procédurale indéniable et ne met pas en cause sa « valeur instrumentale », mais il conteste avec force sa « valeur symbolique » (p. 198). D’une part, se demande-t-il,
Si les politiques sociales progressistes résultent d’abord d’actions individuelles, informelles, contingentes, qui sont indubitablement affectées par la hiérarchie et la classe sociales, elles-mêmes étant tributaires du hasard de la naissance, dans quelle mesure faut-il y voir la démocratie au travail ? (p. 219)
D’autre part, en ne s’appliquant pas au secteur privé, le DI indien rend visible la corruption de l’État, pas celle du marché ; ce qui permet un approfondissement du néo-libéralisme autant, sinon plus, que de la démocratie (p. 195).
Mais ce livre souligne également, à son insu, un trait distinctif de la période 2004-2014, 10 années pendant lesquelles une coalition dominée par le parti du Congrès a été au pouvoir au niveau national, et où, aussi, le processus législatif a dû composer avec une institution nouvelle : le National Advisory Council (NAC, Conseil consultatif national). Présidé par Sonia Gandhi, la présidente du Congrès, le NAC était composé de « sages » issus de la haute fonction publique, de l’université, du monde associatif et des médias, et se donnait pour mission de veiller à la mise en œuvre du programme commun de la coalition. Qualifié d’instance « inconstitutionnelle » par l’opposition, le NAC n’avait aucun pouvoir légal, et il a disparu avec la victoire du BJP (droite nationaliste hindoue) en 2014. Mais le rôle qu’y jouait Sonia Gandhi lui conférait une véritable influence. De fait, toutes les politiques évoquées au début de cet article sont issues des propositions du NAC. Celui-ci a permis que, pendant quelques années, les organisations de la société civile jouent un rôle non plus seulement face à l’État, mais à l’intérieur de l’État. De fait, le livre de P. Sharma montre que le DI a été une véritable co-production de la société civile et de la bureaucratie. Et le travail de cadrage qu’il révèle indique que la société civile, alors, jouissait d’une forte légitimité en tant que contributrice de l’action publique ; elle était contre l’État… tout contre.
Recensé : Prashant Sharma, Democracy and Transparency in the Indian State. The Making of the Right to Information Act, Londres et New York, Routledge, 2015, 238 p.