De quand date l’avènement des sociétés de consommation ? De la fin du XXe siècle, croit-on le plus souvent. De bien plus longtemps, affirme Frank Trentmann dans un essai d’histoire globale qui en retrace l’histoire de l’Italie du XVe siècle à la Chine contemporaine. Débat à quatre voix sur un livre qui fera date.
Recensé : Frank Trentmann, Empire of Things : How We Became a World of Consumers, from the Fifteenth Century to the Twenty-First, Londres, Allen Lane, 2016, 880 p.
Paru en Grande-Bretagne puis aux États-Unis au début de l’année 2016, le dernier ouvrage de Frank Trentmann, Empire of Things (L’Empire des biens), est en passe de devenir une référence incontournable pour les historiens de la consommation. Ouvrage de synthèse citant des centaines de référence mais aussi de nombreuses sources primaires, il est l’aboutissement de travaux individuels et collectifs menés dans les quinze dernières années. Il contribue aussi à restituer à la société de consommation son sens complexe, au delà des critiques normatives qui peuvent en être faites. Trois éléments centraux permettent de saisir l’importance de cette œuvre au sein de l’historiographie récente.
Premièrement, le livre démontre une volonté d’élargir l’histoire de la consommation. Il la nourrit pour ce faire d’autres historiographies relatives aux Empires, aux États-providences, aux techniques et aux usages, ou encore à l’environnement. L’auteur s’appuie en outre sur d’autres sciences sociales, en particulier la sociologie. L’élargissement concerne d’abord le domaine d’études, puisqu’il ne s’agit pas de se centrer uniquement sur le moment de l’achat mais sur tout le cycle de vie du produit. L’élargissement concerne ensuite la chronologie. Les années 1960 – généralement citées comme centrales dans l’histoire de la consommation – sont replacées ici dans une longue histoire, qui remonte jusqu’au XVIe siècle. L’espace d’étude est lui aussi étendu, puisque cette histoire ne concerne pas seulement la Grande-Bretagne ou les États-Unis, comme cela a été le cas dans les années 1980, mais qu’elle va de l’Italie du XVe siècle à la Chine contemporaine, en passant par l’Europe totalitaire des années 1930 ou la Russie soviétique. Enfin, l’élargissement concerne le nombre d’acteurs étudiés : ne sont pas seulement cités les publicitaires ou les consommateurs mais aussi les constructeurs d’Empire, les planificateurs urbains ou les hommes politiques. Cet élargissement correspond à une position intellectuelle, qui ne s’adresse pas seulement aux historiens : il s’agit de montrer que la société de consommation ne date pas des années 1960 et qu’elle n’est pas indissociablement liée au néo-libéralisme.
Deuxièmement, Frank Trentmann s’intéresse aux pratiques de consommation plus qu’aux discours. On le voit dans les sources qu’il cite (inventaires, enquêtes, etc.) et dans les discours moralisateurs qu’il critique. À cet égard, il est représentatif d’une nouvelle génération de chercheurs qui tentent de reconstituer les pratiques de consommation – citons par exemple, en France, le travail novateur d’Anaïs Albert.
Troisièmement, l’auteur s’intéresse de près aux circulations de biens, de services, de personnes ou de pratiques, de l’époque moderne à l’époque contemporaine. Il mentionne les objets et les denrées qui circulent (les livres, la soie, le chocolat…) et ceux qui ne circulent pas. Le café ne se diffuse guère en Grande-Bretagne, le khat et le cola ne traversent pas l’Atlantique. L’ouvrage parle aussi d’autres échecs, certaines pratiques de consommation ne se diffusant pas dans toute la société. Utilisant de manière critique les travaux qui s’intéressent à telle ou telle marchandise, il cite aussi les circulations des réformateurs ou des architectes, pour ne prendre que quelques exemples.
Afin de discuter de cet ouvrage majeur, nous avons demandé à trois chercheurs d’en proposer une lecture personnelle. Ils l’ont fait lors d’une journée d’études organisée le 16 juin 2016 à Paris par le CSO et le Centre d’histoire du XIXe siècle (Paris 1 – Paris 4). Sophie Dubuisson-Quellier, sociologue économique, est une spécialiste de la consommation engagée ; elle s’intéresse également à la manière dont différents acteurs tentent de gouverner les conduites des consommateurs. Elle se penche à ce titre sur la manière dont Frank Trentmann intègre l’État dans l’histoire de la consommation, et sur son utilisation des travaux d’autres sciences sociales. Gilles Guiheux, historien et sociologue, spécialiste de la Chine, réfléchit quant à lui à l’élargissement géographique proposé par Frank Trentmann. Notre vision de l’histoire de la consommation est-elle modifiée si l’on y intègre la Chine et d’autres espaces géographiques ? Manuel Charpy, historien du XIXe siècle, auteur d’une thèse récente sur la culture matérielle de la bourgeoisie, représente la nouvelle génération d’historiens du social qui étudient les pratiques et les objets de consommation. Il discute le choix de F. Trentmann de privilégier les pratiques plutôt que les discours normatifs, et les éléments de méthode historique qui en découlent. Ces trois chercheurs discutent ainsi l’élargissement de l’histoire de la consommation proposé par Frank Trentmann dans Empire of Things, ainsi que ses choix méthodologiques novateurs.
L’ouvrage de Frank Trentmann force d’emblée l’admiration sous de nombreux aspects. L’ampleur de l’œuvre, qui couvre les évolutions de la consommation sur une période longue, à des échelles multiples et dans des espaces géographiques et politiques très nombreux. La richesse et la très grande diversité des sources, consignées dans une bibliographie épaisse de plus de 260 pages, que l’on peut consulter sur Internet. La multiplicité des thématiques abordées, depuis les questions anciennes du crédit jusqu’aux plus contemporaines comme la durabilité des produits. Là où les études sur la consommation ont eu de plus en plus tendance à se spécialiser en fonction des disciplines et aussi des approches, l’ouvrage de Frank Trentmann aborde à la fois de manière chronologique dans la première partie de l’ouvrage, et de manière plus transversale dans la seconde, des objets très nombreux, ce qui en fait sans conteste d’ores et déjà un ouvrage de référence pour l’ensemble des sciences sociales.
L’une des contributions majeures de l’ouvrage est assurément l’analyse très fine qu’il propose du rôle de l’État dans la consommation. Cette question est loin d’être anodine, d’abord parce que les études sur la consommation sont souvent peu attentives au rôle des structures publiques, ensuite parce que celles qui s’y attellent ont tendance à se limiter à l’analyse des politiques publiques dédiées à la consommation. L’ouvrage offre au contraire une grille de lecture très large de la contribution de l’État aux dynamiques de la consommation. L’État fournit notamment de nombreuses infrastructures qui constituent des cadres pour la consommation : cantines scolaires, militaires ou d’hôpitaux, équipements de loisirs et de sports, subventionnement public d’activités culturelles et artistiques. Les transferts sociaux jouent également un rôle très important de stimulant de la consommation, donnant à la puissance publique des moyens considérables pour façonner les modes de vie et les habitudes de consommation.
Dans la plupart des pays, en Occident mais aussi en Asie ou en Afrique, ce sont les États qui ont aidé à l’institutionnalisation d’une représentation des consommateurs, dans les structures étatiques mais aussi par le soutien à des mouvements de consommateurs qui ont souvent beaucoup fait progresser la défense des droits de ces derniers. Cette représentation, souvent fortement articulée avec l’intervention publique, se trouve aujourd’hui au cœur des dispositifs de standardisation qui protègent les intérêts des consommateurs, mais définissent également les niveaux de confort qui organisent les modes de vie (l’hygiène, l’éclairage ou le chauffage par exemple). L’ouvrage rappelle ainsi ce que nos pratiques de consommation doivent à l’aménagement urbain et aux structures de transport, aux politiques de logement ou encore à celles du crédit.
Le livre est particulièrement original quand il montre tout ce que l’État fournit en matière de ressources symboliques, de normes et d’idéologies qui structurent les modes de vie et de consommation, en y introduisant aussi des dimensions citoyennes et morales. La perspective large envisagée par l’ouvrage permet de montrer que de nombreux régimes politiques ont courtisé le consommateur et placé la consommation souvent au cœur de leurs projets politiques, pourtant bien différents, y compris ceux que l’on attend le moins comme les régimes nazi ou communiste. Il rappelle aussi combien les États ont façonné des formes de citoyenneté économique destinées à responsabiliser les individus au nom du bien commun : les enjoignant notamment de limiter leur consommation en temps de guerre pour juguler l’inflation, ou au contraire les encourageant à consommer lorsque l’économie doit être relancée. La consommation n’est pas seulement un enjeu économique, elle prend aussi un sens politique lorsqu’elle contribue à forger un projet de société. L’ouvrage rappelle alors combien les figures du citoyen et celles du consommateur se sont renforcées mutuellement, à partir de la fin du XIXe siècle, dans de nombreux pays. Dans ce contrat social, le choix individuel tient une place particulière et nous invite à interroger davantage le principe de la souveraineté du consommateur, concept issu du marketing, et dont l’avènement doit beaucoup aux États. On se demande aussi si, du même coup, ce principe n’a pas considérablement affaibli la capacité d’exercice d’un pouvoir plus collectif des consommateurs qui fut au cœur de nombreux mouvements militants de responsabilisation des consommateurs d’hier à aujourd’hui.
Qu’il intervienne de manière coercitive, par des régulations contraignantes, ou de manière plus diffuse et périphérique par la construction de ce que Frank Trentmann nomme les attentes (« expectations ») de la société, l’État pilote la consommation en construisant la valeur économique des biens et la valeur morale des pratiques. Il le fait en définissant aussi bien le bon usage des choses que les modes de vie, les formes de circulation des objets et la valeur des pratiques. Par exemple, c’est au nom de l’hygiénisme que les rebuts de l’activité urbaine, devenus sans valeur et dangereux, cessent d’alimenter les circuits économiques des chiffonniers au début du XXe siècle. Un siècle plus tard, au contraire, la puissance publique s’attelle à recréer toute une économie du recyclage pour laquelle il faut organiser les conditions de revalorisation tant morale qu’économique des produits et des pratiques.
Cette approche permet à Frank Trentmann de faire une proposition théorique particulièrement intéressante autour de la construction de modèles pluriels de « consumer societies » qui permettraient non pas de construire des modèles par pays, mais au contraire de rendre compte des tensions critiques au sein des cadres nationaux et de leurs évolutions. Il s’appuie alors, ce qui n’est pas sans rappeler les rares travaux de sociologie économique qui s’intéressent à la consommation, sur le rôle que peuvent jouer les pratiques d’épargne, de crédit, mais aussi, au delà, de mise en marché des biens, de construction d’une culture matérielle et de prise en charge des déchets, autant d’aspects pour lesquels l’action de l’État reste centrale.
L’un des points forts de l’ouvrage consiste par conséquent à saisir la consommation telle qu’elle est façonnée par ces interactions entre des forces politiques, sociales et culturelles. La consommation est largement articulée à des réalités idéologiques, morales et politiques, mais l’ouvrage montre aussi le poids des facteurs matériels, ancrés dans le quotidien et les modes de vie. La consommation est un moyen de rendre la vie plus facile, non pas seulement parce qu’elle permet aux individus de se positionner de manière identitaire, mais aussi, nous dit Frank Trentmann, parce qu’elle leur donne accès à des objets qui cherchent à rendre le quotidien plus pratique. Dans un contexte où nos sociétés d’abondance s’interrogent aujourd’hui de manière croissante sur leur soutenabilité, il paraît important de comprendre comment s’articulent ces dimensions morales, idéologiques mais aussi matérielles de la consommation. Comment les sociétés façonnent-elles des attentes légitimes autour de la consommation ? N’y aurait-il pas là des pistes pour aborder l’aspect central du rapport de la consommation aux inégalités sociales ?
La sociologie a largement montré combien les pratiques de consommation étaient structurées par les appartenances sociales qui produisent des références normatives spécifiques. Pour autant, le cadre idéologique, politique et moral reste le même pour tous. Il a pu changer dans le temps, évoluant depuis une optique sociale-démocrate, qui faisait de la consommation un moteur du développement tant personnel que collectif, vers des optiques politiques aujourd’hui plus réflexives, qui valorisent aussi la modération individuelle. L’ensemble des consommateurs est confronté à cette construction morale, idéologique et politique, indépendamment des appartenances sociales. On pourrait alors probablement expliquer une partie des inégalités sociales de consommation par les situations de dissonance que produit la confrontation entre un modèle politique commun de la consommation, de fait largement construit par les classes moyennes et supérieures, et des consommateurs dont les pratiques sont structurées par des principes très différents. Qu’il s’agisse de faire face, hier, aux injonctions d’accéder à la société de consommation, ou aujourd’hui, de se responsabiliser face à celle-ci, les catégories les plus contraintes économiquement sont en permanence désignées comme incapables de participer pleinement à ce modèle. Ceci peut avoir pour effet de creuser les écarts entre les formes de consommation, en renvoyant les catégories les plus pauvres à une consommation de produits de substitution ou à la qualité dégradée, avec des effets dramatiques sur les inégalités de santé ou environnementales.
La Chine, une société de consommation ?
par Gilles Guiheux
Frank Trentmann livre une synthèse magistrale qui replace dans une perspective globale l’histoire de la consommation, bien souvent perçue comme liée au capitalisme et à la trajectoire des seules économies et sociétés occidentales. Or il y a bien des histoires non occidentales de la consommation. En Inde, en Chine ou en Afrique, celle-ci ne se résume pas à l’importation de pratiques venues d’Europe et des premiers pays industrialisés et urbanisés.
Dans le cas de la Chine, cette histoire suit une trajectoire originale qui connaît au moins trois moments forts. C’est d’abord la fin de la dynastie des Ming (1368-1644). Frank Trentmann cite les pages du Jin Ping Mei ; ce roman, paru en 1610, est un portrait du monde matériel des marchands au début du XVIIe siècle. Enrichis par le commerce, sans pouvoir prétendre appartenir à la classe lettrée, ils collectionnent les meubles, les vêtements, les résidences ou les jardins. Frank Trentmann rappelle malicieusement que le héros de ce roman meurt d’un excès de produits aphrodisiaques. Max Weber, dans Konfuzianismus und Taoïsmus, signalait déjà il y a un siècle que « jamais, dans aucun pays civilisé, le bien-être matériel n’a été à ce point considéré comme un but suprême ». Cette trajectoire est cependant stoppée par l’arrivée de la dynastie mandchoue en 1644 qui réinstaure des codes stricts.
Le second moment est celui du premier XXe siècle où s’invente à Shanghai, en particulier rue de Nankin, la première société chinoise de consommation. Des grands magasins sont ouverts à l’initiative d’entrepreneurs venus du Sud du pays qui ont voyagé à l’étranger et été initiés à de nouvelles méthodes commerciales : exposition libre des produits, vente à crédit ou par correspondance, etc. Ces établissements hébergent des restaurants, des lieux de divertissements, des banques ou des sociétés d’assurance.
La période contemporaine est aussi marquée par l’héritage de la période maoïste. Certes, entre 1949 et 1979, la consommation est condamnée par le Parti communiste, tandis que la production et l’investissement sont exaltés. Les héros de la Chine socialiste sont les paysans sur leur tracteur, les mineurs qui extraient le charbon, les ouvriers du bâtiment qui construisent la Chine nouvelle. Dans la Chine socialiste, on ne trouve pas trace de ce que Frank Trentmann évoque à propos de l’URSS de Staline et des efforts, au cours des années 1930, pour améliorer le confort matériel des ménages. Pourtant, et même si la consommation est condamnée, la figure du consommateur n’a pas disparu. Tout le monde sait que les meilleurs articles de luxe – montres ou vélos – sont fabriqués à Shanghai, l’ancienne capitale économique. Si l’essentiel des produits manufacturés portent désormais le numéro de l’usine qui les a fabriqués, certains continuent d’être vendus sous leur marque d’origine. C’est le cas d’articles alimentaires ou de produits pharmaceutiques. Ainsi la société de pharmacopée chinoise Tongrentang, ancien fournisseur de la cour impériale, survit comme entreprise d’État. On pourrait donc ajouter à l’ouvrage de F. Trentmann des pages sur les pratiques de consommation dans des économies où les biens sont rares voire rationnés. Dans ce contexte, les ménages développent des stratégies pour se les procurer.
Une caractéristique majeure de la trajectoire chinoise est le rôle joué par l’État. Dans les années 1920, la République promeut un vêtement national moderne, la qipao pour les femmes, le costume Sun Yat-sen pour les hommes. Au cours des trois dernières décennies, la promotion d’une société de consommation a été utilisée avec succès par le pouvoir autoritaire pour assoir sa légitimité. Comme en Tchécoslovaquie après 1968, le gouvernement de Pékin a délibérément acheté la paix sociale après les événements tragiques de 1989 en augmentant les revenus – notamment ceux des fonctionnaires – et en améliorant les conditions matérielles de vie. Depuis la fin des années 1990, la priorité est à la construction d’une classe moyenne qui se définit notamment par son accès à des biens. De ce point de vue, la marchandisation du logement et la décision de construire une société de propriétaires a eu des effets intégrateurs. Simultanément, dans le contexte chinois, la consommation est aussi devenue un espace de confrontation avec l’État ; les associations de consommateurs constituent un lieu d’apprentissage de la citoyenneté et de droits politiques. De très nombreux conflits liés à la propriété immobilière mobilisent les ménages qui protestent contre la pollution de leur environnement résidentiel ou les mauvaises conditions de leur indemnisation en cas de relogement. Les scandales alimentaires constituent d’autres occasions de confrontation entre les intérêts des consommateurs et ceux de l’État, soucieux à la fois de promouvoir la paix sociale et de favoriser la croissance.
Si je suis d’accord avec Frank Trentmann pour considérer que la Chine n’est pas une société de consommation au sens économique, puisque la consommation reste secondaire par rapport à l’investissement, il importe néanmoins de souligner combien elle est une activité structurante des identités sociales dans les villes, et en particulier dans les provinces côtières. Les villes y ont été reconstruites pour favoriser la consommation. Les anciennes rues commerçantes de la Chine républicaine, celles de la première modernité commerciale, à commencer par la rue de Nankin à Shanghai, célèbrent à l’envi leur passé glorieux et sont à nouveau des axes majeurs du commerce. Les identités individuelles sont effectivement construites en fonction des biens consommés. C’est en particulier le cas en raison de la très forte ségrégation spatiale. Au cœur des villes sont installées les populations les plus diplômées, tandis que les plus modestes sont rejetées à leur périphérie. Si la consommation a pu jouer un rôle d’intégration sociale – la possibilité a été donnée à tous d’accéder au confort : la télévision, le téléphone mobile, l’air conditionné –, elle a désormais des effets désintégrateurs, d’où les multiples condamnations de l’opinion publique dénonçant les excès auxquels se livreraient les fonctionnaires ou les membres du Parti. Les blogs sont en effet remplis de dénonciations des consommations ostentatoires des hauts fonctionnaires et membres du Parti communiste. Cela a contraint ce dernier à lancer une campagne contre la corruption… qui a eu pour conséquence la chute des ventes des marques de luxe et la fermeture de nombre de restaurants.
Ce que consommer veut dire
par Manuel Charpy
Reconnaissons-le d’emblée, les remarques qui suivent sont placées sous le sceau de la jalousie ; jalousie quant à la maîtrise de trois bibliographies – anglo-saxonne, française et allemande –, et plus encore quant à la capacité à faire la synthèse de l’histoire de toutes les formes de consommation du XVe siècle à nos jours, qui plus est à travers les territoires les plus divers. Frank Trentmann traverse ces temps et ces espaces avec une grande liberté. Après trois chapitres chronologiques d’ouverture, ceux qui suivent sont thématiques et embrassent les XIXe, XXe et XXIe siècles. Par cette structure, l’auteur revendique des allers-retours entre les siècles ; point d’anachronismes ici mais un comparatisme assumé entre notre présent et le passé, ce qui en fait un livre construit sur l’expérience commune de la consommation, accueillant pour tous les lecteurs.
C’est aussi que, fort de sa culture économique et d’une tradition anglo-américaine à mi-chemin entre l’essai et la fresque, Frank Trentmann assume ici une manière contemporaine d’écrire et de faire synthèse. Les grandes synthèses par le chiffre et le texte jalonnent l’ouvrage, embrassant par exemple en quelques pages l’histoire de la consommation domestique aux XIXe et XXe siècles, ou l’histoire de la consommation d’énergie à l’échelle des États et des populations.
Mais ce travail est une musique à trois temps : aux grandes synthèses, impressionnantes mais conformes à l’exercice, s’ajoutent des monographies de consommateurs reconstruites à partir de journaux intimes, de mémoires, de souvenirs, voire de romans. Et, troisième temps, la mobilisation souvent étonnante de textes théoriques sur la consommation – de Marx à Veblen, en passant par Adorno et Bourdieu –, appelés comme instruments théoriques pour donner sens à une matière historique, mais aussi comme des indices et des témoins des rapports entre une société et ses formes de consommation à un moment donné. Ces jalons donnent à voir de façon manifeste l’impact du monde matériel et de la consommation sur l’histoire de la sociologie et le fait que, en définitive, comme en sourdine tant le champ a été souvent négligé, la consommation a toujours été pour les sociologues et les historiens des mondes sociaux un important poste d’observation. Et en un sens, la pratique assumée d’une forme de généalogie toujours au bord, et pour le meilleur, de l’anachronisme, souligne à quel point l’engouement actuel pour cette histoire de la consommation est dicté par la force des mutations du consommateur au cours des dernières années, lui qui est plus que jamais courtisé et mobilisé par les acteurs économiques, politiques et sociaux.
Car c’est bien l’enjeu du livre que de saisir par la généalogie ce que sont les différentes facettes des consommateurs. Le livre restitue ainsi avec précision ce que Frank Trentmann avait déjà analysé dans de précédents ouvrages, soit la construction sociale, économique et politique de cette figure. Or, et c’est sans doute un des points de débat que soulève ce livre, définir l’acte de consommer qui constitue un consommateur n’est pas chose évidente. Si la consommation peut être définie de façon minimale comme l’acte d’acheter, c’est aussi une manière d’user – et le terme de consumption le souligne –, en quelque sorte de digérer socialement et culturellement les choses. Double question dès lors : où commence et où se termine l’acte de consommer ? Englobe-t-il la production ? Que fait-on de la vie sociale des objets – pour reprendre l’heureuse expression de l’anthropologue Arjun Appadurai ?
Il n’est pas question ici de pointer les manques – traque dérisoire dans une telle synthèse, qui tout en étant vaste sait par bonheur faire des choix. Mais s’interroger sur l’acte de consommer soulève la question des pratiques sociales, autrement dit des appropriations, des détournements, des gestes quotidiens, bref de tous les « bricolages », sans même parler des braconnages, selon l’expression de Michel de Certeau, qui font que l’on ne peut rabattre l’acte de consommer sur celui d’acheter ou d’acquérir. Parfois, le récit de cette synthèse – mais n’est-ce pas une loi du genre ? – peut laisser entendre qu’il n’y a pas d’écarts entre la production des biens et leurs consommations. Toutes les formes de résistance – actives et passives – à la consommation le disent, du mouvement swadeshi contre la présence britannique en Inde (et l’auteur connaît parfaitement l’histoire des boycotts) aux hippies, en passant par la condamnation du luxe par la société sud-coréenne dans les années 1980 ou les positions des Ayatollahs en Iran. Même si ces résistances politiques, analysées avec soin par l’auteur, sont marginales, il est quantité de résistances plus ordinaires, ou simplement de permanences, tant dans les objets vendus que dans les manières de les vendre et de les consommer – qu’on songe au maintien du petit commerce promis à la mort depuis la fin du XIXe siècle, ou à celui du commerce d’occasion.
Or, sans surévaluer les pratiques de détournement et les ruses des consommateurs, séduisantes tant elles marquent une liberté, mais marginales et comme on le sait vite recyclées par le capitalisme, on peut penser que toutes les consommations observées à l’échelle des individus révèlent des pratiques d’appropriation qui, en termes culturels, sociaux et politiques, transforment les biens et les signes qu’ils portent. Si, de façon brillante, cette synthèse échappe à toute considération morale sur les consommateurs, en particulier populaires, et rappelle avec une constante finesse que consommer est aussi un acte de définition de soi, elle révèle le manque de travaux existants sur les pratiques sociales et culturelles qui, s’inspirant des « arts de faire », de la théorie de la réception comme de l’histoire du quotidien, suggèrent qu’un bien vendu est souvent réinventé par ses acquéreurs et possèdent plusieurs vies. Des « salons » vides et sous housse des ouvriers de l’après-guerre en passant par les baignoires transformées en abreuvoirs par les agriculteurs, les pratiques de réparation d’objets – le bricolage au sens propre –, et jusqu’à l’engouement de la jeunesse des banlieues pour des marques comme Lacoste : les usages des objets sont rarement déterminés par avance.
C’est sans doute la force et la faiblesse d’un grand récit très structuré de laisser ainsi dans l’ombre ces formes concrètes de la consommation, base possible d’une histoire matérielle et matérialiste renouvelée. Corollaire autant que loi du genre de telles synthèses : l’escamotage des fondations. Si Frank Trentmann donne à lire, fait rare, toute sa vertigineuse bibliographie en ligne, les archives ne sont guère présentes ni questionnées, donnant parfois l’impression d’une histoire aisée à écrire à partir de données macro-économiques.
Dans cette perspective, objets et images semblent parfois relégués au second plan. Si le statut du consommateur, son identité sociale et bien souvent son corps sont débattus avec soin, les objets et images, l’autre dimension matérielle de cette histoire, sont peu interrogés non comme objets d’études, mais comme documents. Rien de plus délicat tant les musées, principaux détenteurs d’objets, font peu de cas du quotidien et de la vie des objets, préférant toujours l’objet immaculé, parfois restauré, à celui usagé. Mais cette absence tient aussi à la difficulté à intégrer l’objet au texte, ce dernier étant, tout comme le chiffre, privilégié par la tradition historiographique. Il en va de même pour les images : riches et choisies avec soin, elles ont finalement souvent une place d’illustrations, si ce n’est les œuvres d’art contemporain brillamment mobilisées pour analyser les sociétés de consommation de ces cinquante dernières années. Or ces images sont essentielles dans la construction de la société de consommation, ce que par ailleurs souligne l’ouvrage en prêtant attention à toutes les formes de publicité, indiquant là aussi tout un monde qui reste à explorer.
De façon significative, les images et surtout les objets eux-mêmes reviennent au premier plan lorsqu’il s’agit de réfléchir aux circulations internationales et aux trajectoires des objets permettant de connecter des espaces. L’ouvrage est attentif à la préexistence de cultures de la consommation hors de l’Occident, même si la définition pose alors problème comme l’a rappelé Marshall Sahlins. Mais, dans le même temps, il assume de reconstruire l’histoire de la domination mondiale du modèle de consommation occidentale, tout en soulignant la faiblesse de la césure supposée entre « société froide » et « société chaude ». Le lecteur mesure ici le nombre d’enquêtes à mener sur ce terrain, mal documenté tant il a été délaissé par les ethnographes attentifs à retrouver des sociétés « authentiques », pensées comme étant hors du monde industriel. Songeons simplement, pour la période récente, aux montres arrêtées et portées comme de purs bijoux en Afrique de l’Ouest, ou aux réfrigérateurs fabriqués en Chine et emportés par les émigrés de retour au bled, alors même qu’ils sont disponibles au même prix au Maghreb.
Reste que l’ouvrage restitue la force de cette consommation qui, même si elle est discutée, rejetée, ou inaccessible, s’immisce dans toutes les sociétés, en URSS et en Iran comme en Amazonie. Se dessine ainsi une histoire de la diffusion d’une forme d’individualisme occidental suffisamment puissant et plastique pour être constamment rejoué localement à travers les objets, devenus porteurs de signes, de valeurs, mais aussi de gestes.
Là encore la synthèse impressionne dans un champ où se sont multipliées les études d’histoire connectée et les études de cas, menées tant en histoire qu’en anthropologie – notamment les travaux initiés par David Miller. Le lecteur les retrouve toutes ou presque, mais insérées dans un récit qui démontre que l’histoire de la consommation permet de se placer à l’articulation de l’économie, du social, du culturel et du politique. Mais alors que l’art de la synthèse historique relève souvent de celui du géomètre-topographe délimitant des champs, Empire of Things demeure ouvert et donne avant tout, par ses grandes traversées et ses digressions voulues, le désir de multiplier les enquêtes et les formes d’écriture.
Un livre comme Empire of Things ne s’écrit pas en vase clos, mais se nourrit au contraire d’échanges, de débats et de discussions avec de nombreux penseurs et écrivains, décédés ou vivants. La pensée et la méthode française, notamment, m’ont beaucoup donné à réfléchir – du Discours de Rousseau à La Distinction de Bourdieu, des Arts de faire de Certeau jusqu’à la dernière génération d’études sur la consommation qui sont en plein essor dans les champs de l’histoire et de la sociologie. Pour le livre et son auteur, c’est donc un immense honneur que de recevoir trois commentaires si engagés et si engageants de la part de trois experts français dans le domaine. Ces derniers mettent en avant des sujets et des problématiques importants : la nature de la consommation et comment l’étudier ; l’interaction entre la transformation morale et matérielle ; le pouvoir et l’État ; la relation entre culture mondiale et culture locale.
Commençons par la question la plus essentielle mais aussi la plus complexe : que veut-on signifier lorsque l’on « consomme » quelque chose ? En écrivant ce livre, j’ai été constamment confronté à cette question parce que, le plus souvent possible, j’ai dû trouver des moyens de le faire comprendre au lecteur non spécialiste en laissant la parole aux personnes, aux pratiques et aux objets. La littérature scientifique, bien sûr, renvoie constamment à la « consommation », mais ce terme abstrait est le plus souvent considéré comme une évidence et fait rarement l’objet de précisions. Je suis entièrement d’accord avec Manuel Charpy lorsqu’il affirme que la consommation dépasse largement le simple acte d’acheter. Dans ce livre, j’ai essayé de cartographier l’usage des biens : comment les gens les désirent et se les approprient, les utilisent, puis s’en débarrassent. Je mets l’accent sur l’usage personnel ici, parce qu’il y a une différence monumentale avec l’usage du charbon ou du fer et de l’acier dans les usines ou encore celui du ciment nécessaire pour ériger un immeuble de bureaux. Au début du XIXe siècle, Jean-Baptiste Say voulait encore maintenir les deux sous la rubrique générale de la consommation, mais je crois qu’il y a de bonnes raisons pour séparer la culture de consommation de l’usage industriel. En même temps, mon instinct d’historien m’a également amené à interroger la façon dont les contemporains ont changé leur vision des termes clés. Ici, l’essor du « consommateur » comme identité essentielle dans le monde moderne est particulièrement intéressant, notamment parce que cela illustre que les combats autour de la citoyenneté et de la justice sociale ont été aussi importants que les marchés et l’intérêt personnel.
Pour suivre la montée en puissance et l’évolution de ce monde matériel, l’attention doit se porter sur des sources à la fois quantitatives et qualitatives. Nous voulons savoir ce que des personnes d’un lieu et d’une époque donnés faisaient avec un objet donné, puis le sens et la fonction qu’avait ce dernier dans leur vie. Prenons la radio, par exemple, qui, à ses débuts, était un loisir personnel et impliquait beaucoup de bricolage et d’utilisation expérimentale dans des greniers avant qu’elle ne descende dans les salons pour devenir un centre de loisir social dans les années 1930. Il convient également de donner une idée des évolutions générales, comme les modifications entre temps de loisir et temps de travail, ou encore la disponibilité du crédit. Les quantités totales achetées, utilisées et jetées (ou recyclées) importent, tout comme le fait que certains consommateurs résistent aux publicitaires ou utilisent des objets à des fins non prévues. À l’ère de la spécialisation des disciplines, il est sans doute inévitable, mais pourtant dommage, que beaucoup de recherches en la matière tendent à se diviser entre, d’une part, des études de cas locaux très détaillées et, d’autre part, des écrits généraux ou statistiques de grande échelle. Nous avons besoin d’analyses à la fois aux niveaux micro et macro, car ils se façonnent mutuellement.
Cette dernière décennie, peu ou prou, a vu un afflux de biographies de biens (le sucre, la morue, le thé, le coton, etc.) destinés au grand public. Ces histoires individuelles sont parfois passionnantes et illustrent comment un produit passe de la production dans un endroit du monde à la consommation dans un autre. Mais par leur spécificité accrue, elles sont moins bien placées pour offrir une étude du monde matériel dans son ensemble. Après tout, quel que soit le moment, il existe toujours de nombreux objets, personnes et États. Je voulais comprendre quelque chose de bien plus élémentaire : comment les biens en général en étaient venus à occuper une place si importante dans nos vies privées et publiques, et à exercer un empire et un pouvoir croissants dans le monde. D’où le titre : L’Empire des biens.
Je démontre que cet empire en pleine expansion est tout autant le résultat de forces politiques que de marchés ou de désirs individuels, ou, pour être plus précis, de forces politiques qui façonnent les marchés et les désirs individuels. Le pouvoir et la politique sont donc un fil conducteur qui traverse l’ensemble du livre et je suis reconnaissant à Sophie Dubuisson-Quellier d’avoir insisté sur la thématique de l’État dans son commentaire. Comme elle le fait remarquer, l’État a façonné les ressources aussi bien symboliques que matérielles des sociétés de consommation. Les modes de vies « modernes », avec l’eau courante, le chauffage central et maintenant l’ADSL haut-débit ne tombent pas du ciel. Cela implique un bouleversement des attentes, des modifications de confort et d’habitudes, d’éducation, d’investissement et d’infrastructures. Et cela demande une certaine imagination politique. On le voit dans les campagnes d’hygiène publique du XIXe siècle, qui ont transformé la valeur et l’usage de l’eau. Ce qui est moins souvent commenté, c’est la contribution de la social- démocratie à la hausse des niveaux de consommation, qu’il s’agisse de standards relatifs au logement ou au chauffage, sans parler de tout le secteur de la santé publique. Paradoxalement, ici aussi on voit le rôle des idéologies politiques à l’œuvre – depuis que l’on associe la « société de consommation » au choix individuel et au capitalisme de marché, le rôle de l’État-providence et de la consommation publique n’est presque jamais mentionné. J’ai essayé d’entamer l’analyse de ce monde « au delà du marché » dans un chapitre portant ce titre. C’était l’un des plus passionnants à écrire mais aussi l’un où la recherche s’est avérée la plus difficile, puisque j’ai dû assembler des sources et des informations tirées de lieux et d’organismes éloignés du terrain habituel de la culture de consommation : la cité ouvrière et le logement d’entreprise, les services sociaux et les maisons de retraite, les cantines, les subventions d’État aux sports et à la culture et bien d’autres choses encore. À mon sens, la recherche sur la consommation devrait être plus aventureuse. Une fois que l’on admet qu’il s’agit de bien plus que d’achats, on devrait se trouver sur des terrains inhabituels. Et l’on peut y apprendre beaucoup.
Quelle est la relation entre morale et matérialité ? Une approche, peut-être la plus répandue, serait de l’envisager comme une dialectique continuelle : le monde des biens avance, puis déclenche une réaction morale. Il y a certainement eu, à chaque nouvelle expansion, une nouvelle vague de critiques morales. Mais pour comprendre le succès extraordinaire de la consommation – en tant que mode de vie, en tant que moteur pour les idéaux sociaux et pour l’économie – il faut également prendre en compte les argumentaires moraux en faveur de la consommation, depuis la défense que fit David Hume des luxes modestes au XVIIIe siècle à la façon dont William James a embrassé le « soi matériel » à la fin du XIXe siècle, et même jusqu’aux arguments plus récents en faveur des sous-cultures, du façonnement de soi et des politiques identitaires. Sophie Dubuisson-Quellier a parfaitement saisi cette dualité de forces morales et matérielles lorsqu’elle évoque la manière dont l’État façonne « les conditions de revalorisation tant morale qu’économique des produits et des pratiques ».
Mais il faut également reconnaître le rôle actif des consommateurs dans la perpétuation et dans l’extension de niveaux élevés d’une consommation gourmande en ressources, et ce dans leurs pratiques quotidiennes. À la fin des années 1970 et 1980, il était logique, intellectuellement parlant, pour Michel de Certeau et d’autres de mettre l’accent sur le fait que les consommateurs n’étaient pas les moutons passifs pris dans une machine capitaliste que les générations précédentes de critiques avaient dépeints, mais qu’au contraire, grâce à des stratagèmes, ils avaient un pouvoir de créativité, de résistance et de liberté. S’il y a là une part de vérité, ce n’est pas toute la vérité. Ces personnes peuvent se livrer au « braconnage » de produits ou bien les adapter à leur goût, mais la grande majorité d’entre elles dépendent néanmoins des infrastructures modernes d’énergie, d’eau et de chauffage, et créent, dans leur vie quotidienne, une demande qui favorise la reproduction de ces systèmes de consommation plus larges. La vieille histoire du « héros » ou du « méchant » est bien trop simple. La culture matérielle doit s’étendre au delà de l’étude des objets individuels ou de leur image. Elle doit s’articuler aux pratiques et aux infrastructures matérielles. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles, dans le livre, j’ai fini par moins m’attarder sur les représentations visuelles (sur lesquelles nous avons un certain nombre de connaissances) et davantage sur la matérialité, puis sur les pratiques et réseaux auxquelles elles sont reliées.
J’ai parlé de l’importance de l’État mais, comme Gilles Guiheux le remarque avec justesse, son rôle revêt une importance exceptionnelle dans le cas de la Chine. La consommation est un contrat entre l’État et une classe moyenne potentielle. Il sera intéressant de voir dans quelle mesure ce contrat fonctionnera à l’avenir. Guiheux mentionne la façon dont le parti communiste s’est senti obligé d’essayer d’empêcher l’excès et le luxe de prendre des proportions démesurées. Les attentes croissantes chez les Chinois de la classe moyenne en matière d’air pur et de droits de propriété sont des questions sans doute tout aussi sensibles. La Chine nous amène à réexaminer des thématiques sociologiques fondamentales telles que la « consommation ostentatoire » et la « distinction ». Tout aussi important : la consommation peut être une source d’intégration sociale. L’urbanisation rapide a fait des accessoires et des produits de consommation des signes visibles d’appartenance pour les nouveaux citadins. Les populations urbaines des villes côtières en Chine aujourd’hui poursuivent l’histoire des villes hollandaises et britanniques en plein essor aux XVIIe et XVIIIe siècles. La nouveauté, par contre, se situe dans le fait qu’ils vivent dans un univers mondialisé sans précédent, fait de symboles et de valeurs passant par une médiation : les sacs à main de luxe dans les rues de Shanghai ou Shenzhen servent aussi à communiquer le fait que l’on appartient désormais à une classe moyenne cosmopolite.
Mon analyse de la Chine s’appuie sur des études d’experts et des enquêtes européennes dans le domaine, ainsi que sur une mission de recherche à Pékin et Shanghai. Comme pour les pages sur l’Inde, le Japon, l’Afrique et l’Amérique latine, je tenais à saisir leurs cultures de consommation respectives en tant que telles plutôt que de les réduire à une importation occidentale ou états-unienne. Il s’agissait de bien plus que d’une simple histoire de « la montée de l’Occident » ou de rassurer l’Orient sur le fait que « nous avons des biens de consommation, nous aussi ! ». Il s’agissait également d’un exercice en histoire comparée, voire en sociologie historique. Il n’y a pas eu une seule route vers la société de consommation : des pays y sont arrivés par des voies différentes. L’aspect central de l’épargne (plutôt que du crédit de consommation) dans les cas du Japon, de l’Allemagne et de la Chine d’aujourd’hui en offre un exemple.
Plus je compare différents pays, moins je suis convaincu qu’il est raisonnable de mettre en contraste différents types nationaux, et encore moins de les classer en groupes de sur- ou sous-consommation. Certes, dans chaque nation, l’État façonne les attentes, établit des normes et met en place des cadres d’action. Et certes, malgré la mondialisation, des goûts et des préférences distinctifs continuent à exister, comme l’atteste la popularité variable du sport, de la lecture, de l’opéra et bien d’autres choses encore. Mais cela ne veut pas dire que les pays sont homogènes ou constants dans leurs cultures de consommation. Bien au contraire, ils sont fortement différenciés, changeants, voire contradictoires. Je crois que nous n’avons pas su le voir, parce qu’auparavant, on voyait dans les États-Unis l’archétype de la société de consommation, perçue comme excessive à tous égards. Une deuxième raison peut se trouver dans le fait que les études réellement comparatives restent peu nombreuses. Mais depuis les années 1970, beaucoup de pays ont rattrapé les États-Unis et il y a une diversification interne importante. Le Danemark et les Pays-Bas produisent plus de déchets ménagers que les États-Unis. Aux États-Unis même, les crédits de consommation ont explosé dans les années 1980 jusqu’à 2007, mais le niveau de déchets a stagné avant de baisser. Les Allemands épargnent beaucoup, mais cela ne veut pas dire pour autant qu’ils ne jettent pas beaucoup de plastique, de nourriture ou d’autres choses. Certains le font, d’autres non. Pour la génération de chercheurs à venir, il reste beaucoup de travail comparatif à effectuer sur les classes sociales, les régions et les nations.
Manuel Charpy & Sophie Dubuisson-Quellier & Gilles Guiheux, « Un monde de choses »,
La Vie des idées
, 18 novembre 2016.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Un-monde-de-choses
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