La critique du pouvoir médical
À partir de la fin des années 1980 émerge dans le contexte de la lutte contre le sida ce que certains chercheurs ont appelé l’activisme thérapeutique (Barbot, 2002) : des patients mobilisés se mêlent de la production de la science (les essais thérapeutiques), de sa circulation (auprès des malades et dans la société) et de l’usage qui en était fait (notamment, dans la décision thérapeutique). Rapidement dans l’histoire de la lutte contre le sida, la question de l’éthique et la méthodologie des essais cliniques est en effet posée par des séropositifs comme matière à débat entre sujets et promoteurs de recherches (Epstein, 1998), d’abord au sujet des essais menés au Nord, puis de ceux conduits au Sud. Les séropositifs s’immiscent ainsi au cœur des processus de production et de diffusion des connaissances médicales et de la science (Barbot, 2002 ; Dalgalarrondo, 2004). Ils remettent en question le monopole du pouvoir médical sur la connaissance mais aussi sur la décision thérapeutique. D’abord décrit et analysé aux États-Unis (Epstein, 1995 ; 1998) ou en France (Dodier & Barbot, 2000), le même processus a eu lieu en Afrique du Sud (Robins, 2004), au Brésil (Biehl, 2004) ou en Thaïlande. Usant de slogans comme « Information = Pouvoir », « Treatment prepareness », « Knowledge is a weapon », les militants de la lutte contre le sida travaillent à l’acquisition par les séropositifs d’une terminologie et d’un domaine de connaissance qui leur sont a priori étrangers, ce aux fins de leur permettre d’être actifs dans les décisions thérapeutiques qui les concernent.
Cette incursion leur semble d’autant plus nécessaire que les conditions de la décision peuvent être compliquées par une série de facteurs : des outils et des options thérapeutiques limitées, une action des médicaments incertaine ou imparfaite, des effets secondaires lourds et handicapants. Ainsi, lorsque les traitements antirétroviraux commencent à être rendus accessibles dans les pays du Sud, un nombre limité de médecins a été formé à leur usage et est au fait de tous les aspects de cette prise en charge thérapeutique. En outre, il existe des différences entre les recommandations thérapeutiques destinées aux malades des pays du Sud et celles des pays du Nord. Les séropositifs des associations ont ainsi parfois plus facilement accès que certains médecins à une information médicale récente, dans la mesure où celle-ci est mise en circulation au sein d’une communauté de pairs qui rassemblent des groupes de différents pays.
Le travail de traduction et de transmission du savoir concerne des malades issus de toutes les classes sociales. Dans certains pays comme en Thaïlande, il s’opère y compris dans des réseaux de séropositifs dont la majorité des membres dispose d’une éducation scolaire limitée. Au Nord comme au Sud, ces malades contribuent ainsi à réformer la relation entre malade et médecin, souvent pensée comme une relation entre « profane et expert ». La réaction farouche de l’organisation comme Treatment Action Campaign (TAC) en Afrique du Sud contre le président Thabo Mbeki au début des années 2000 lorsque celui-ci met en question l’efficacité des antirétroviraux ou encore le lien entre le virus et la maladie atteste de cette proximité des groupes de séropositifs avec l’ethos médical et de la ferveur de leur croyance dans la science.
Si cet activisme thérapeutique n’a pas manqué de susciter des oppositions et des résistances de la part des professionnels, il a permis des perturbations et des transformations indéniables et constitue l’une des spécificités de la lutte contre le sida. Par le refus de laisser la décision aux mains des acteurs considérés par la société comme seuls légitimes à la formuler (médecins, chercheurs, industriels, autorités sanitaires), par l’imposition de la participation des malades au débat et l’inscription de celui-ci dans l’espace public, l’activisme thérapeutique contribue à redéfinir les frontières entre sphère publique et sphère scientifique. On assiste autant à un « désenclavement » de la médecine et de la science (Dodier, 2002) qu’à une politisation de la maladie et de sa prise en charge. À partir de la toute fin des années 1990, le processus d’appropriation à l’œuvre sur la scène médicale se trouvera étendu à un autre domaine, celui du droit et de la propriété intellectuelle. Une partie des acteurs de la lutte contre le sida s’engage en effet dans ce qu’on appellera ici un activisme juridique qui va lui permettre de défendre l’accès aux médicaments génériques dans les pays du Sud.
L’émergence d’un activisme juridique
Face au monopole des firmes qui déclarent ne pas pouvoir réduire le prix des traitements et se montrent globalement peu intéressées par le marché que constituent les malades des pays du Sud ayant un faible pouvoir d’achat, les revendications pour l’accès aux médicaments dans les pays pauvres font émerger la question de la propriété intellectuelle et des brevets. En 1994, la création de l’Organisation mondiale du Commerce (OMC) a changé la donne dans ce domaine pour l’ensemble des pays membres de l’institution (aujourd’hui 159) en posant de nouvelles normes internationales avec la signature de l’accord sur les Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC). Les défenseurs de l’accès aux médicaments s’inquiètent de l’impact que vont avoir ces règles, progressivement mises en œuvre dans les pays membres de l’OMC, et qui imposent des monopoles sur les traitements d’au moins 20 ans, là où l’existence de génériques et d’une concurrence entre producteurs peuvent permettre d’obtenir des prix bas. [1] Un certain nombre de groupes activistes de séropositifs et d’associations de lutte contre le sida développent une collaboration avec des ONG de défense de la santé (Health Action International, Médecins Sans Frontières) ou spécialisées sur la propriété intellectuelle (Consumer Project on Technology). Ces dernières partagent leur compréhension des réglementations sur la propriété intellectuelle et de leurs conséquences sur l’accès aux médicaments. La mobilisation est d’autant plus forte que les règles internationales sur la propriété intellectuelle, déjà renforcées avec l’OMC sont, à partir des années 2000, à nouveau durcies par le biais d’accords bilatéraux de libre-échange que les États-Unis signent avec un nombre croissant de pays du Sud.
L’accord sur les ADPIC de l’OMC est le résultat d’âpres négociations entre les pays dits « développés » soucieux d’accroître les droits de propriété intellectuelle et les pays dits « en développement », essentiellement importateurs de propriété intellectuelle et préoccupés de leur indépendance technologique et de leur développement industriel. S’il contient un certain nombre d’obligations pour les États à accorder des droits exclusifs sur leur territoire, notamment via l’octroi de brevets, il comporte aussi des dispositions permettant de les lever ou de les limiter lorsque l’État le juge nécessaire. D’après les règles de l’OMC, le recours aux médicaments génériques avant l’arrivée à échéance d’un brevet de 20 ans est ainsi rendu possible par l’utilisation de « flexibilités » légales. L’accord ADPIC offre en outre la possibilité aux États de ne pas inclure certains domaines ou éléments aux sujets de protection (comme les organismes vivants ou les indications secondaires de médicaments), de suspendre ou d’annuler des titres de protection en cas d’abus ou de nécessité publique.
Les accords de libre-échange comportent tous un chapitre sur la propriété intellectuelle destiné à renforcer les niveaux de protection au-delà des standards de l’OMC, notamment en limitant le recours à ces possibilités. La signature de tel accord tend ainsi à ralentir l’introduction d’une concurrence par les génériques – ce qui est l’objectif visé par l’industrie pharmaceutique qui milite âprement pour l’introduction de ces limitations au sein des chapitres sur la propriété intellectuelle des accords.
Pour les défenseurs de l’accès aux médicaments l’enjeu va donc être d’apprendre à lire les textes juridiques des accords, à les interpréter et à évaluer leur impact. Ceux qui se sont montrés hier capables d’investir les connaissances nécessaires pour s’imposer dans un dialogue avec les médecins cliniciens, épidémiologistes et autres chercheurs – et précisément parce que forts de cette expérience ils savent pouvoir acquérir et maîtriser, dans une certaine mesure au moins, un savoir complexe et étranger – s’aventurent sur le terrain nouveau de la propriété intellectuelle. Les experts sont désormais des juristes, des négociateurs venant de ministères de l’industrie, du commerce ou des affaires étrangères, des représentants des offices nationaux de brevets, de l’OMC ou de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI). Face à eux les activistes entendent défendre une lecture et interprétation de ce que disent les textes et de l’effet qu’ils auront sur l’accès aux médicaments qui leur sont propres. Dans un environnement où la prise en compte de la santé est pour ainsi dire absente [2], grâce à leur maîtrise du langage des experts ils cherchent à imposer cette question dans le champ politique de la négociation des accords.
Il faut noter qu’à l’instar d’une majorité de groupes de séropositifs à l’égard de la médecine et de la recherche, les militants de l’accès aux médicaments ne remettent pas en question la légitimité du savoir juridique des élites. Ils cherchent au contraire à pénétrer cette sous-culture dans le but d’exprimer une critique de l’intérieur. Ce choix produit au moins deux effets. Dans une certaine mesure, il renforce le savoir dominant et l’autorité de la propriété intellectuelle, qui n’est contesté que dans les interprétations qui en sont faites. Adoptant le langage et intégrant la logique de la discipline, il la gratifie ainsi d’une légitimité accrue. On peut même penser qu’en se plaçant sur son terrain, la critique s’affaiblit tandis qu’elle valide une certaine vision de la réalité et contribue à naturaliser la croyance selon laquelle les règles de protection de la propriété intellectuelle sont incontournables. Cependant, le travail d’appropriation du langage et des techniques du droit et l’invasion du champ juridique alimentent également un mouvement d’émancipation sociale.
Il existe toutefois des différences notables entre l’activisme thérapeutique et l’activisme juridique. D’une part, le fait qu’une partie seulement des groupes de séropositifs et de lutte contre le sida s’engage sur la question de la propriété intellectuelle, et ce en collaboration avec d’autres formes de mobilisations non gouvernementales militant pour l’accès aux médicaments. On assiste donc à un glissement du point de vue des populations concernées et une forme de métissage de la mobilisation. Mais il faut également noter que l’activisme thérapeutique est d’emblée structuré à l’image de la dimension internationale propre à la dynamique d’accroissement des normes de protection de la propriété intellectuelle et fortement déterminé par l’opposition Nord/Sud.
Les accords de libre-échange : un nouveau front de la lutte contre le sida
Une analyse de la négociation de l’accord de libre-échange entre la Thaïlande et les États-Unis de 2004 à 2006 permet de mettre en évidence la façon dont les militants de la lutte contre le sida se sont impliqués dans ce type de contexte (Krikorian, 2014). En Thaïlande comme ailleurs, ces négociations constituent un terrain qui leur est initialement étranger. À partir des connaissances développées à propos des règles de l’OMC, ils vont cependant produire une analyse critique des dispositions sur la propriété intellectuelle de ces accords, pointant notamment celles requérant des niveaux de protection supérieurs aux normes de l’OMC. Ce qui fait la force de leur intervention dans l’espace public n’est plus seulement de promouvoir le respect de droits fondamentaux ou de dénoncer les politiques promues par les États-Unis ou l’Europe, mais d’articuler un discours complexe et informé sur le contenu des accords à leur revendication d’accès à la santé et aux médicaments.
Cette expertise des ONG locales s’est construite dans le cadre d’une collaboration avec le milieu universitaire, et tout particulièrement avec un groupe de chercheurs dédié à la santé publique et aux médicaments, le Drug Study Group, existant depuis 1975. Celui-ci, qui soutient les revendications pour l’accès aux génériques contre le sida, a contribué à étayer le discours des militants d’arguments sanitaires comme juridiques. À partir de la fin des années 1980, un réseau hétérogène d’individus et d’organisations engagés pour l’accès aux médicaments et impliqués sur les questions de propriété intellectuelle se développe progressivement en Thaïlande. Les États-Unis font alors pression sur le pays pour que la législation soit modifiée. Le réseau s’allie à d’autres ONG et implique des associations de terrain. Une campagne est menée contre les amendements demandés par les États-Unis. Ces derniers l’emportent cependant et la loi est modifiée, mais le réseau de collaboration entre universitaires et ONG perdure et se renforce. Les universitaires forment des membres d’ONG implantées dans les zones rurales ou qui collaborent avec des organisations basées en milieu rural sur ce que sont les brevets et les problèmes qu’ils peuvent poser aux malades [3]. Les ONG de lutte contre le sida et les groupes de séropositifs sont au cœur d’un réseau de compétences auquel ils participent et dont ils se nourrissent. Ainsi, lorsque les États-Unis lancent une nouvelle offensive quelques années plus tard avec l’accord de libre-échange, ces réseaux sont d’ores et déjà alertés sur le sujet. Pour Jon Ungpakorn, l’un des fondateur de la AIDS foundation, une des principales associations de lutte contre le sida en Thaïlande, la relation avec les universitaires militants qui les ont « briefés » et « aidés à s’organiser collectivement » a joué un rôle central dans la mobilisation contre l’accord [4].
Mais acquérir la capacité de formuler une critique de la matière juridique n’est pas suffisant. Dans le contexte de la lutte contre l’accord de libre-échange, les militants ont conscience de la nécessité de traduire pour un public large ce que les textes juridiques et la « nature technique » des accords signifient. [5] De la même façon qu’ils ont pu le faire avec l’information thérapeutique, ils se lancent dans une démarche pédagogique. À partir de 2001, la campagne pour l’accès aux médicaments de Médecins Sans Frontières sort la première édition de « Entangling the web », une publication annuelle qui fournit des données mondiales sur le prix des médicaments antirétroviraux et expose l’effet de la concurrence par les génériques. À côté des bulletins d’informations médicales destinés aux malades, dans de nombreux pays (Inde, Thaïlande, Brésil, Afrique du Sud, États-Unis, France, etc.), des groupes de malades et des associations de lutte contre le sida se mettent à produire et diffuser de l’information à destination de leurs membres, des médias et du grand public dans le but d’exposer le lien entre propriété intellectuelle et accès aux médicaments. Au moment de la négociation de l’accord avec les États-Unis, le réseau thaïlandais des personnes atteintes par le VIH/sida (Thai Network of People with HIV/AIDS, TNP+) dispose de sections dans sept régions du pays. Plusieurs ONG s’associent pour les organiser et soutenir son action (Médecins Sans Frontières, Access Foundation, TNP+). Des formations sont mises en place sur plusieurs jours avec des curriculums spécifiques sur la propriété intellectuelle. Dix-huit activistes sont salariés pour parcourir le réseau et expliquer les questions de propriété intellectuelle et d’accès aux médicaments dans les différentes régions. [6] Ils sont eux-mêmes tenus au fait des développements sur le sujet, au niveau national ou international, par d’autres membres de l’organisation ou de groupes alliés. Des réunions régionales organisées tous les trois mois permettent de diffuser une information mise à jour.
Pour Jiraporn Limpananont, membre du Drug Study Group, le transfert de savoir qui s’opère ainsi conduit un certain nombre de Thaïlandais à se sentir directement concerné par les dispositions contenues dans l’accord. C’est selon elle ce qui permet la mobilisation de masse sans précédent qui va amener des milliers de personnes à converger vers Chiang Mai pour protester contre le sixième round de négociation qui a lieu début 2006. Le contexte est pourtant a priori défavorable. Comme l’expliquait Buntoon Setsiroj, un militant du groupe FTA Watch [7] dédié à la surveillance des accords bilatéraux négociés par la Thaïlande, « les gens qui n’ont pas de connaissances sur le sujet demandent ce qu’il se passera si l’accord est signé, et pourquoi nous sommes contre. La plupart des gens pensent qu’un accord de libre-échange est avant tout un accord économique et ne porte que sur des questions de tarifs douaniers » [8]. Une phase de traduction, d’éducation et de diffusion du savoir à l’intention du grand public est ainsi menée par les militants afin d’établir d’une traductibilité entre l’univers de l’expérience matérielle quotidienne et celui de la science (Rancière, 2003). L’impact des accords doit être rapporté à l’existence quotidienne des individus qu’ils entendent mobiliser ou dont ils cherchent le soutien ; il doit être traduit dans le registre du sensible, ceci de la vie matérielle et du corps des malades actuels et potentiels, c’est-à-dire tout un chacun. Comme le notait Lianchamroon, un militant Thailandais, « il y a beaucoup de séropositifs parmi les agriculteurs. Les agriculteurs sont au courant des licences obligatoires. De plus en plus. Ils diffusent l’information. Ils ont leur façon d’expliquer » [9].
Dans le prolongement de ce qui se joue avec l’accord de libre-échange, la diffusion, courant 2006, d’un autocollant au slogan de « CL= life » [Licences obligatoires = Vie] est un exemple frappant d’appropriation d’une langue et d’une culture (en réalité deux langues, le langage juridique et l’anglais) et de production de nouvelles significations à partir de ce savoir acquis. Il s’agit pour les défenseurs de l’accès aux médicaments de traduire ce que dit le langage savant en langage commun : la licence obligatoire est une disposition légale qui permet de lever la protection par le brevet pour produire ou importer des génériques, sans générique certains malades ne peuvent accéder aux médicaments dont ils ont besoin. Cette façon de devenir parlant et visible s’est trouvé illustrée par les banderoles préparées pour la grande manifestation d’opposition à l’accord de libre-échange négocié avec les États-Unis en janvier 2006 à Chiang Mai, qui a réuni plus de 10 000 personnes. « No TRIPs plus in FTA » [10]. Elles manifestent deux choses : l’acquisition d’un savoir par la foule rassemblée pour qui ces banderoles font sens, mais aussi la démonstration de cette acquisition portée comme un message à l’attention des décideurs. Les manifestants entendent se mêler de ce qui occupe les négociations ; tandis qu’ils mettent en scène leur capacité à traduire en langue savante leurs critiques, ils affirment leur capacité à en comprendre la substance comme les tenants et aboutissants des accords.
La réappropriation du savoir et du langage participe à produire une résistance, voire une déstabilisation du pouvoir. Cependant, elle contribue aussi pour une autre part à établir les conditions d’une négociation entre le pouvoir et ses critiques propice au maintien de l’ordre et à l’évacuation de la contestation. Les responsables des négociations organisent, en Thaïlande comme dans d’autres pays engagés dans la négociation d’accords, des rencontres avec des représentants des ONG contestataires lorsque celles-ci ont fait la démonstration de leur capacité à produire une critique publique relayée par les médias et potentiellement contagieuse. Ainsi, la réappropriation du langage n’a pas que des effets émancipateurs. Elle permet l’établissement d’une forme de dialogue en insiders et outsiders qui jugule la critique, ainsi tenue de prendre une certaine forme, tout en maintenant la distinction entre ceux qui négocient et ceux qui sont tenus à l’écart. Elle peut aussi contribuer à fragmenter l’opposition en permettant le dialogue avec le pouvoir pour une minorité de militants devenus plus légitimes que d’autres. La seule façon pour les militants d’éviter ce risque est de maintenir un va-et-vient permanent entre le pouvoir et la majorité des critiques des accords. C’est ce que les opposants aux accords de libre-échange se sont appliqués à faire en Thaïlande en s’appuyant sur des réseaux de communication, d’échange d’informations et de formation particulièrement développés – des réseaux qui n’existent cependant pas dans le cas de la majorité des pays.
Débordement militant au-delà de la lutte contre le sida
La contestation des dispositions sur la propriété intellectuelle nourrit des alliances qui s’appuient sur mobilisations existantes mais débordent largement le champ de la santé et du médicament. La mobilisation phare de la lutte contre l’accord de libre-échange négocié avec la Thaïlande à Chiang Mai début 2006 en est l’illustration. Les réseaux thaïlandais de séropositifs manifestent alors avec de nombreux paysans mobilisés à travers les syndicats et appauvris depuis la signature d’un accord avec la Chine. Les paysans s’inquiétaient de ce que les réductions de taxes sur les importations profitent avant tout aux agriculteurs subventionnés des États-Unis qui vendraient leurs produits en Thaïlande [11]. Paysans et malades du sida constituent une majorité au sein de la manifestation, qui rassemble aussi étudiants, travailleurs, et même banquiers. L’opposition contre les accords de libre-échange s’organise autour de l’alliance d’acteurs variés : responsables d’ONG issus des classes moyennes, membres de réseaux universitaires dont ils sont très proches, membres du Parlement issus du monde des ONG ou ayant des relations étroites avec lui, membres de syndicats paysans et militants politiques opposés au premier ministre Thaksin, journalistes, séropositifs prolétaires ou issus de la classe moyenne, usagers de drogues constitués en groupe d’auto-support, etc.
Si les revendications pour l’accès aux médicaments articulées à une critique de la propriété intellectuelle débordent les réseaux dédiés à la santé, la lutte contre le sida joue un rôle clef au cœur de la lutte contre les accords de libre-échange. Ses militants sont au premier rang des mobilisations, mais surtout son rapport au savoir, ses pratiques militantes et ses répertoires d’actions se trouvent largement partagés – die in, cercueils, action publique, confrontation directe avec les responsables politiques. Alors que la santé dans une négociation d’accords de libre-échange est reléguée comme non-sujet, les militants de la lutte contre le sida et leurs alliés, par leurs critiques dans l’espace public, contribuent à la faire émerger au sein de ces tractations. Le phénomène observé en Thaïlande se retrouve au Maroc, en Malaisie, en Colombie, au Costa Rica ou encore aux États-Unis, où la question de la santé a émergé parmi les trois sujets qui ont bloqués en 2007 la validation par le congrès de plusieurs accords de libre-échange (Pérou, Panama, Colombie et la Corée du Sud).
L’appropriation et la traduction du savoir juridique sur la propriété intellectuelle s’opère donc dans un espace international. À la suite de l’activisme thérapeutique dans le monde des politiques de santé, cette forme d’activisme savant vient recomposer le paysage politique des négociations d’accord de libre-échange. S’emparant du discours juridique les patients portent les questions de la maladie et de la santé ailleurs dans l’espace social, et au-delà du champ des institutions de la santé. Ils les imposent là où elles sont a priori ignorées : au cœur des politiques commerciales et industrielles des États et des négociations entre États.