D’Umberto Eco, le grand public connaît en général les romans et les ouvrages critiques où l’auteur déploie sa théorie de la réception ; mais sait-il que ce pan de son œuvre n’est qu’une pièce d’une sémiotique générale placée sous le signe de la philosophie ?
Plus connu du grand public pour ses romans que pour le reste de son œuvre, Umberto Eco (1932-2016) a été tout à la fois enseignant et chercheur, éditeur, chroniqueur et animateur, théoricien et romancier. Sa production, remarquable par son étendue (une cinquantaine de titres) et son apport, couvre un vaste territoire allant de la linguistique à la philosophie, en passant par l’esthétique, l’analyse des médias et la littérature – y compris les fictions pour enfants. Érudit sensible aux questions de transmission et de réception, il a placé sous le signe de la philosophie la vaste sémiotique qui traverse son œuvre.
Une œuvre polymorphe mais cohérente
Au début des années 1950, Umberto Eco soutient à l’université de Turin une thèse sur l’esthétique de Saint Thomas. Il travaille d’abord à la télévision en tant qu’assistant, puis pour les éditions Bompiani, dont il assumera la direction jusqu’en 1975, et auxquelles il restera fidèle en leur confiant tous ses livres jusqu’aux derniers mois de son existence. Les transformations et la concentration du monde éditorial l’encouragent à fonder avec d’autres amis une nouvelle maison, La nave di Teseo, qui publie son dernier livre, Papè Satan Aleppe. Cronache di una società liquida, quelques jours après sa mort).
En 1961, Eco devient professeur d’esthétique à l’université de Bologne. Après la publication, conjointe en Italie et aux États-Unis, du Traité de sémiotique générale, en 1975, il devient professeur de sémiotique, dans la même université ‒ si ancienne, disait-il, qu’à l’époque de sa fondation Oxford et la Sorbonne étaient encore un lieu où fouissaient les sangliers.
Tout au long de sa carrière, Eco garde pour le Moyen Âge ce qu’il appelle un « intérêt affectueux », étant de son propre aveu né à la recherche grâce à un « gros moine dominicain » qui lui a enseigné le rationalisme. C’est sous l’égide de Saint Thomas qu’il entame un voyage à travers ce qu’il définit comme « des forêts symboliques peuplées de licornes et de griffons ». Ces symboles vont l’introduire à la réflexion philosophique sur les signes et surtout sur la façon dont ces signes renvoient à la fois aux choses et à la culture. À partir du Nom de la rose publié en 1980, rapidement traduit dans le monde entier, puis porté à l’écran par Jean-Jacques Annaud, Eco connaît le succès comme romancier ; mais il n’abandonne pas la philosophie, bien au contraire. Il illustre dans ses fictions les principes qu’il a théorisés ailleurs ; ce faisant, il prolonge sa réflexion sur la réception des œuvres, et les circulations possibles entre la production savante et la culture de masse. Quel que soit le genre ou le support qu’il choisisse, Eco reste donc avant tout un philosophe qui a construit et utilisé une philosophie qui ne relève ni de l’esprit de système, ni de l’analyse du langage si en vogue dans sa génération.
Trouver une unité dans une œuvre d’une telle ampleur est presque impossible ; on s’efforcera de le faire à partir des notions centrales dans le parcours philosophique d’Umberto Eco. Premièrement, dès le Traité de sémiotique générale de 1975 et les essais de l’Enciclopedia Einaudi (ensuite recueillis dans Sémiotique et philosophie du langage, paru en Italie en 1984, Eco fait de la sémiotique l’égale de la philosophie, en l’appréhendant non comme analyse du langage, mais plutôt comme théorie et analyse de la culture sous toutes ses formes, ses nuances et degrés, dans la littérature, l’art, la publicité, la bande dessinée (Eco a été parmi les intellectuels qui ont fondé en Italie la revue de comics Linus), la télévision, le sport, l’humour et la musique, qu’il pratiquait en amateur. Des domaines qu’il explore notamment dans De Superman au surhomme (1978) ou La Guerre du faux (1985).
Deuxièmement, comme l’a bien montré Giovanni Manetti qui voit dans ce trait l’originalité profonde du philosophe, Umberto Eco se caractérise par sa double manière de lire et de comprendre le signe, non plus seulement suivant un rapport d’équivalence mais surtout (et de plus en plus), suivant un rapport d’inférence [1].
L’inférence selon Charles Sanders Pierce
Charles Sanders Peirce distingue trois types d’inférence dans le raisonnement logique : déduction, induction et abduction, suivant qu’on passe de la règle à un cas particulier, qu’on établit une règle à partir des cas particuliers, ou qu’on suppose la règle générale et son cas particulier à partir d’un résultat connu. Le signe est donc compris non seulement comme la substitution d’un élément à un autre, mais comme ce qui indique et résume le travail de la connaissance.
Un troisième point fondamental est ce qu’on a appelé le problème du référent, c’est-à-dire de la réalité hors du langage et hors de la pensée. Le référent est l’un des trois éléments du triangle sémiotique, avec le signifiant et le signifié : le langage peut construire un univers de discours et donc renoncer à cet ancrage à la réalité, mais les signes sont à leur tour un aspect de la réalité. Or le référent s’avère trop souvent une présence gênante, voire troublante, qui peut conduire la sémiotique à une position fallacieuse, dans la mesure où les codes et les signes ne se rapportent pas seulement aux réalités extralinguistiques, mais très souvent à des objets culturels. Étant précédemment convenu avec Roland Barthes de la nécessité de « tuer le référent » [2] afin de se confronter aux problèmes que la sémiotique se posait à cette époque quant à la vérité des discours et des textes, Eco revient sur son dialogue avec Barthes pour inviter à considérer la centralité de ce problème pour toute philosophie, en particulier pour l’approche sémiotique.
Du Traité de sémiotique générale (1975) à Kant et l’ornithorynque (1997), en passant par Sémiotique et philosophie du langage (1984), ces perspectives accompagnent la pensée philosophique d’Eco, qu’elle se déploie dans des essais théoriques ou dans des œuvres de fiction.
Une sémiotique originale
La sémiotique générale qu’Eco propose dans son Traité est inspirée par Saussure, mais axée sur une classification des différents modes de production des signes plutôt que sur une typologie de ces mêmes signes. Eco place sa sémiotique dans une lignée philosophique qui s’appuie sur Charles Sanders Peirce, mais relit toute la tradition philosophique à la lumière de l’identité entre la sémiotique et la philosophie du langage. Bien qu’au début du Traité il pose une équivalence entre la sémiologie générale dérivée de la linguistique saussurienne et la sémiotique philosophique, Eco choisit le plus souvent de se rallier à la seconde tradition. Les rapports de la sémiotique avec les théories et les philosophies de la perception, de la connaissance et de l’interprétation sont les lieux privilégiés de sa pensée, face à l’autonomie de la linguistique issue de la réception de l’enseignement de Ferdinand de Saussure.
Eco ambitionne d’explorer les possibilités théoriques et les fonctions sociales d’une étude unifiée des phénomènes de signification et/ou de communication ; son but est d’édifier une théorie générale capable d’expliquer chaque occurrence de fonction sémiotique ayant recours à un code ou une combinaison de codes. La thèse novatrice du Traité est en effet que le domaine des phénomènes sémiotiques et celui des phénomènes culturels sont coextensifs. La sémiotique d’Eco se place consciemment à l’intérieur du domaine des sciences humaines, mais en s’interrogeant toujours sur ses rapports avec d’autres disciplines, et ayant toujours présente à l’esprit la nécessité d’échapper à une vocation « impérialiste » de la sémiotique.
La sémiotique d’Eco prend en considération les phénomènes sémiotiques à partir du niveau de la connaissance perceptive, mais elle peut être appliquée partout où se rencontrent des phénomènes de communication et de signification ‒ là où l’on a des codes (c’est-à-dire des ensembles d’éléments faisant système les uns avec les autres) ‒, puisque les signes au sens propre du terme sont toujours le fruit d’une activité sociale de communication, et sont donc inscrits dans des codes culturels.
Le Traité est le fruit d’un travail de révision et de formalisation des précédentes études sémiotiques menées par Eco. Il présente cinq avancées majeures par rapport à elles : une meilleure distinction entre les phénomènes de signification et de communication ; l’introduction dans le cadre sémiotique d’une théorie du référent ; la fusion dans un seul modèle explicatif des problèmes sémantiques et pragmatiques ; une critique de la notion de signe et de la typologie habituelle qui distingue trois types de signes (indice, icône et symbole, ce qu’on nomme la trichotomie) en faveur d’une division beaucoup plus complexe, où ces trois types sont subdivisés ; une critique de l’iconisme naïf et « bon à tout faire », qui est abandonné en faveur de la notion plus complexe d’iconicité. Eco travaille sur un canevas historique finement détaillé, qui le porte à abandonner la notion « simple » de signe pour l’étude de la fonction sémiotique, plus ou moins comme dans la chimie où on abandonne les « choses » pour mieux comprendre la structure de la matière. Cela lui permet de passer de la typologie des signes à celle des modes de production des signes, et au domaine lié d’une théorie des codes.
Eco étudie tous les phénomènes de la culture et de l’expérience humaine comme des systèmes de signesLa théorie de la production des signes esquissée par Eco embrasse des phénomènes divers, tels que l’usage naturel des différents langages, la transformation et l’évolution des codes, les interactions communicatives, l’esthétique, l’usage des signes pour indiquer des choses et des états. En ce qui concerne la production des signes, Eco s’efforce de multiplier les entités au lieu de les réduire et veut dépasser la trichotomie de Peirce. Par là, Eco dépasse aussi le projet d’une sémiologie générale, car il inclut dans la fonction sémiotique les signes qui ne sont pas le résultat d’une activité d’institutionnalisation sociale. En effet, le projet saussurien ne considérait pas dans la sémiologie générale la part de la sémiosis perceptive, et Saussure n’incluait dans son projet que les systèmes de signes institués socialement (les langues, les signaux maritimes, la mode ou les règles de la bonne éducation, par exemple). Eco étudie, lui, tous les phénomènes de la culture et de l’expérience humaine comme des systèmes de signes formant des codes. Il considère par exemple que la fonction sémiotique qui rapporte une occurrence à un type général est déjà à l’œuvre lorsqu’en voyant un animal, nous sommes capables de le reconnaître et de le rapporter à une catégorie ou à un schéma.
La théorie des codes illustre la façon dont Eco utilise l’héritage de Louis Hjelmslev, qui construit sa sémiotique sur une base logique supposée immanente à toute langue en tant que système de signes. Il applique le modèle hjelmslevien à différents contextes théoriques et à différents niveaux d’articulation. Pour les codes, Eco essaye élaborer des catégories unifiées qui soient valides pour toutes sortes de fonctions sémiotiques (verbales ou non), pour des signes, des textes, des nébuleuses textuelles. Avec sa théorie des codes qui mêle différents systèmes sémiotiques, Eco franchit les frontières d’une classification trop raide.
L’intégration de ces deux perspectives ‒ suivant les signes et suivant les codes ‒ donne certes au Traité une structure complexe ; mais elle confère aussi à l’œuvre sa richesse. Cette double façon d’aborder les problèmes fait de la sémiotique non seulement un champ mais une discipline et, paradoxalement, confère son unité philosophique et épistémologique au projet théorique d’Eco.
Pour Eco, la signification et l’interprétation sont toujours liées. Le signe est à la fois lié à un objet « dynamique » et à l’interprétant, c’est-à-dire à une représentation qui explique le signe en renvoyant à d’autres représentations possibles de cet objet. Il n’y a donc jamais une relation fermée et rigide entre le signe et sa signification ; cette dernière se présente plutôt comme une chaîne continue de renvois interprétatifs.
C’est donc l’importance qu’il accorde au processus d’interprétation qui permet à Eco de poser au niveau sémantique des problèmes qui relèvent d’habitude du domaine pragmatique ; c’est l’idée d’un arrière-fond cognitif qui se transforme et se détaille en permanence qui lui permet de passer du modèle du dictionnaire (un modèle fermé, attaché à des signifiés littéraux) à celui de l’encyclopédie (l’ensemble des habitudes interprétatives d’une culture en réseau) ‒ notion qui acquiert une importance croissante dans les ouvrages postérieurs au Traité. Les essais de Sémiotique et philosophie du langage sont axés sur l’analyse de ces notions, mais aussi sur une discussion philosophique de toutes les notions sémiotiques fondamentales ‒ du signe aux codes ‒, partant de l’idée que l’approche philosophique est tout simplement constitutive pour la sémiotique générale.
Cette dernière rencontre pour Eco plusieurs bornes : d’abord, des bornes académiques, puisque d’autres disciplines ont abordé les mêmes problèmes depuis d’autres points de vue. Ensuite, des bornes « coopératives », car d’autres disciplines ont développé des discussions sémiotiques qu’il faut reconnaître et traduire par des catégories unifiées qui, pour Eco, ne doivent pas être à l’image des catégories linguistiques : la sémiotique d’Eco n’est en effet pas conçue à partir du seul modèle des langues et du langage. Ses limites empiriques sont constituées par des objets qui n’ont pas été (ou ne sont pas encore) théorisés du point de vue sémiotique, tandis que les limites épistémologiques sont déterminées par l’appartenance de la sémiotique générale aux sciences humaines, et par sa nature de pratique sociale ‒ puisque toute activité théorique est une pratique sociale. La sémiotique générale d’Eco reste ouverte à toutes les formes de révision, et il peut dépasser l’idéalisme sémiotique en effaçant la différence entre les deux cultures scientifique et littéraire, comme le démontrent les essais réunis dans Kant et l’ornithorynque.
Le tournant réaliste
Dès 1996 et le colloque de Cerisy-la-Salle consacré à son œuvre, dont les actes sont recueillis dans le volume Au nom du Sens. Autour de l’œuvre de Umberto Eco, et avant même la publication de Kant et l’ornithorynque, ce tournant « réaliste » est perceptible dans la pensée d’Eco. Patrizia Violi rappelle comment, dès l’époque du Traité, Eco réfléchit sur les liens entre la perception et la sémiosis, c’est-à-dire le rapport qu’on établit entre le signe et le sens, quand il interroge la façon dont les signes sont engendrés. Dès cette époque, pour Eco, le signifié n’est pas seulement produit dans le langage, mais se manifeste déjà dans la perception. Cet intérêt pour la perception le rapproche de la phénoménologie de Husserl [3]. C’est par le biais de la théorie de la perception interprétée à la lumière des catégories sémiotiques qu’il aborde le nœud théorique du réalisme et rejoint certains thèmes des sciences cognitives. Ce faisant, il arrive progressivement à séparer la question du réalisme de celle de l’objectivité. Sa relecture de la voie qui mène de Kant à Peirce, et par là aux sciences cognitives, se fonde sur les liens et les différences entre les notions de « schéma », de « modèle » et de « prototype ». Dans le Traité de sémiotique générale, Eco expose ce qu’il aurait voulu appeler, avec un brin d’ironie, « une critique de la sémiotique pure » et « une critique de la sémiotique pratique » [4] ; si l’on file la comparaison, Kant et l’ornithorynque peut passer pour sa « critique du jugement sémiotique ». En effet, la philosophie de Kant et celle de Peirce sont pour Eco les deux tournants qui lui permettent, sans qu’il oublie de se frotter à la phénoménologie, d’accéder à une voie qui naît de la simple reconnaissance d’un objet par le jugement perceptif. Ce jugement reste en quelque sorte « privé » jusqu’à la formation complète d’un signifié interprétable et « public », bien que sa formation soit passée par toutes les phases du processus de cognition, et en soit donc le résultat.
Eco se confronte en outre à la théorie kantienne du schématisme transcendantal. Le schématisme est pour Eco un produit intellectuel a priori plutôt qu’une œuvre de l’imagination. Le schéma en effet est une proposition qui a la forme logique du fait qu’elle représente ; il est donc pour Eco une icône, ainsi que le sont les diagrammes ou les formules algébriques. C’est l’influence toujours plus profonde de Peirce qui conduit Eco à passer du « référent » à « l’objet » et qui lui permet d’élucider les liens entre connaissance, signification et ontologie. Il continue donc à poser dans tous ses travaux une grande question : existe-t-il des lignes de tendance, voire des lois qui font que certaines organisations sont plus naturelles que les autres, au sens où certaines modalités de la connaissance ont une stabilité fondée sur la nature des choses, ou au contraire, l’être se dissout-il dans le langage, et anything goes ? C’était là un point très discuté lors du colloque de Cerisy, qui avait poussé Jean Petitot à écrire pour le volume des actes un texte axé sur le passage au réalisme d’Eco. Dans Kant et l’ornithorynque, en effet, Eco présente un réalisme qu’il appelle « contractuel » : nous parlons d’une chose parce qu’elle existe, mais nous en parlons dans les formes et les limites établies au sein d’une communauté culturelle donnée par une sorte de « contrat ». Il atténue par là les bornes naturelles de la sémiotique générale telles qu’il les avait indiquées dans le Traité pour concentrer son travail d’analyse sur ce même terrain de la sémiosis primaire, cette première constitution d’un signifié dans la perception, par la reconnaissance d’un objet, située aux frontières de toute activité sémiotique. S’il est vrai que cette activité se déroule normalement dans un cadre institutionnalisé, il est également vrai que la sémiosis primaire est certainement une de ses préconditions. Les types cognitifs, et les contenus dont ils sont issus, sont les aperçus de ce qui devient, grâce au langage, une dimension intersubjective et publique de la connaissance avant même que de la communication. Pour Eco, une sémiotique philosophique doit réfléchir à ce qu’il appelle « le mystère de l’acte indiciel », mais elle doit, en même temps, décider que son devoir spécifique est d’étudier de quelle manière, à partir du phénomène d’origine, peut naître la pratique intentionnelle et l’articulation des systèmes d’indices.
C’est encore Peirce qui conduit Eco jusqu’aux racines de la cognition qui fondent la possibilité de la signification ; mais, au contraire de ce qu’il avait fait dans le Traité, Eco fait ici de l’objet dynamique le terminus a quo plutôt que le terminus ad quem. Tout en restant dans les limites de la sémiotique, telles que la différence entre la relation stimulus-réponse et la relation triadique qui est la seule réellement sémiotique, et tout en gardant la notion de signe comme signe institutionnalisé, il donne à la sémiosis primaire le rôle indispensable d’étape préalable à la connaissance et à la signification. Eco retrouve les fondements matériels de ce processus dans l’icône en tant que pure qualité qui « sort » de l’objet, sans être ni vraie ni fausse. Pour aller dans cette direction, il s’appuie sur un travail interprétatif qui tend à détacher l’iconicité de son lien historique avec les images visuelles. C’est dans le jugement perceptif qu’on a ainsi la première présentation de « l’Objet immédiat » (l’expression est de Peirce), même quand cette présentation reste vague comme dans le cas des objets inconnus tel que l’ornithorynque. L’Objet immédiat n’est donc plus une tentative « privée » de connaissance ; il est interprétable à cause de son caractère public, ce qui ôte à la chose qui nous est offerte par la perception son caractère singulier, et en fait une tentative de connaissance offrant un premier aperçu d’un objet qui peut être revu et/ou accru.
En effet, Eco pense que la sémiosis perceptive se développe lorsque l’on parvient à prononcer un jugement perceptif sur une chose grâce à un processus inférentiel ; elle est le fruit d’un raisonnement. Ce processus est articulé à différents niveaux : le premier est celui des « types cognitifs », lesquels sont dépassés par ceux qu’il nomme les « contenus nucléaires » et finalement par les « contenus molaires », qu’il évoque pour distinguer ce qui est connu par l’expérience – les types cognitifs et les contenus nucléaires – de ce qui est connu par la culture. C’est dans ce contexte qu’Eco discute, à partir des travaux de la Polonaise Anne Wierzbicka, des primitifs sémiotiques universels, c’est-à-dire des toutes premières formes de la signification, base de toutes les langues et cultures.
Cette discussion aboutit une nouvelle fois à la distinction entre dictionnaire et encyclopédie, le premier représentant les connaissances linguistiques et la deuxième étant l’ensemble de nos connaissances factuelles sur le monde, potentiellement illimitées, ou du moins largement ouvertes. Patrizia Violi a observé que l’encyclopédie peut être ramenée à d’autres distinctions qui la recouvrent partiellement, telles que l’opposition entre essentiel et accidentel, subjectif et objectif, vérités de fait et vérités obtenues par un jugement et, finalement, sémantique et pragmatique. Toutes ces distinctions renvoient, en dernier ressort, à la distinction entre analytique et synthétique, et à la possibilité de discerner ce qui est linguistique de ce qui ne l’est pas, les rapports de l’être avec le langage étant le véritable pivot de cette phase du travail intellectuel d’Eco.
Le petit chaperon dans la philosophie
L’idée, issue du Traité de sémiotique générale, qu’un système de signification est une construction sémiotique autonome peut permettre de saisir les liens entre les différents aspects de l’œuvre d’Eco. La différence qu’il trace entre usage et interprétation est un point de repère pour comprendre l’analyse qu’il fait des textes, et permet de s’interroger sur le type de réalité de l’Hamlet de Shakespeare, du petit chaperon rouge ou de Sherlock Holmes, comme sur le statut des vérités culturelles. Ce sont les mêmes idées qui inspirent l’intérêt théorique d’Eco, son activité pratique de la traduction, son goût pour la narration et les images. Dans ses romans, Eco mêle ce goût pour la narration à son extraordinaire érudition : la sémiotique y devient crime fiction, le passé se fait masque du présent et de l’avenir, la philosophie rencontre le roman populaire.
Le problème philosophique du rapport entre l’être et le langage sous-tend l’intérêt d’Eco pour les formes culturelles de l’être, pour les textes, les histoires, les créations des poètes car, comme il l’écrit au fil de Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs (1994 ; 1996 pour la traduction française), les textes de fiction viennent au secours de notre pauvreté métaphysique : c’est en eux que nous cherchons l’histoire qui peut nous donner le sens de notre existence.
Parmi les ouvrages d’Umberto Eco qui ont connu une grande fortune en France, on compte Lector in fabula. La coopération interprétative dans les textes narratifs, publié en 1979, qui montre que l’interprétation d’un texte repose sur une collaboration active entre l’auteur et le lecteur. Eco étudie ce qui, dans un texte, déclenche et règle à la fois la liberté de ses interprètes ; il cherche la « structure d’ouverture de l’ouvrage » : ce qu’un texte ne dit pas, mais présuppose, promet, implique à la fois, ce qui y est implicite et qui porte ses lecteurs à remplir des espaces vides. Eco nomme « lecteur modèle » le lecteur idéal qui, maîtrisant toutes les références du texte, y compris implicites, serait capable d’en actualiser toutes les virtualités. Cette figure est évidemment fictive, le lecteur réel que nous sommes faisant au contraire au cours de la lecture l’expérience de ses propres lacunes.
Le langage poétique implique ce renversement des fonctions émotives et référentielles du langage
C’est dans L’Œuvre ouverte (1962) qu’Eco rejoint, sans la nommer, la poétique de Gaston Bachelard. À côté des livres « qui instruisent lentement », « les gros livres » où le philosophe étudie le système du monde, Bachelard met sur sa table de philosophe solitaire, avec les « objets prisonniers dans leur forme », les livres des poètes et les romans. À l’aide des rêveries sur les éléments qui appellent des « pensées sans mesure », qui suscitent « des images sans limite » [5]. Bachelard fonde une philosophie de la lecture, et construit une esthétique de l’imagination littéraire.
Les essais d’Eco prennent pour objet la poésie, la musique, la peinture, là où l’on peut entrevoir dans les structures de l’œuvre la suggestion d’une vision du monde qui passe plutôt par la structure cachée que le sujet manifeste. Eco choisit ses exemples chez les poètes français, de Valéry à Verlaine et Mallarmé, pour qui nommer un objet c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème, faite du bonheur de deviner peu à peu et de rêves suggérés. Cette poétique de la suggestion veut laisser l’œuvre ouverte à la liberté de ses lecteurs, et elle se réalise grâce aux émotions et à l’imagination des interprètes. C’est le lecteur qui tire de son intimité la plus profonde une réponse élaborée par la voie de consonances mystérieuses qui entraînent la sensibilité et l’imagination. L’œuvre d’art porte ainsi en elle une multitude d’interprétations.
L’art, plutôt que nous faire connaître le monde, y produit des formes qui s’ajoutent à celles qui existent mais ont une vie et des lois propres. Pour Eco, le langage poétique implique ce renversement des fonctions émotives et référentielles du langage, où toute signification doit rester indéterminée pour pouvoir se lier à d’autres significations, dans les lectures successives que la poésie exige. Puisque la nouvelle physique a attesté le règne de l’indétermination, on ne doit pas s’étonner que le lecteur soit fasciné par la possibilité infinie de l’œuvre ouverte, qui prend sur soi les projections de son inconscient, invite à mettre la causalité de côté, à ignorer toute univocité sémantique pour pouvoir faire des découvertes imprévisibles et établir de nouvelles alliances. Et c’est exactement sur ce terrain qu’Eco rejoint les théories de Gaston Bachelard sur l’imagination créatrice.
L’imagination créatrice selon Bachelard
Les images sont des forces psychiques premières, plus fortes que les idées et les expériences vécues. Si les images étaient vouées à reproduire plus ou moins fidèlement les sensations, « on ne voit guère comment l’imagination pourrait dépasser cette leçon première. L’imagination devrait alors se borner à des commentaires. [6] » La « fausse lumière de l’étymologie » nous ferait penser que « l’imagination [est] la faculté de former les images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. S’il n’y a pas changement d’images, union inattendue des images, il n’y a pas d’imagination, il n’y a pas d’action imaginante. Si une image présente ne fait pas penser à une image absente, si une image occasionnelle ne détermine pas une prodigalité d’images aberrantes, une explosion d’images, il n’y a pas d’imagination. Il y a perception, souvenir d’une perception, mémoire familière, habitude des couleurs et des formes. Le vocable fondamental qui correspond à l’imagination, ce n’est pas l’image, c’est l’imaginaire. [7] »
Le travail sur les mondes narratifs et sur les objets culturels est pour Eco une nouvelle occasion de poser une question philosophique centrale : celle de la nature de la science, ou plutôt des sciences. Pour Eco, la connaissance du monde s’apparente à la science ; mais l’auteur a de cette dernière une idée à la fois unitaire et plurielle. La différence entre les sciences naturelles et les sciences de la culture se pose pour Eco au niveau sémiotique. Les premières sont des interprétations de données, et donc de premier degré, et les secondes sont des interprétations du deuxième au énième degré. Mais du moment qu’elles visent des symboles à validité générale et des objets qui puissent être observés publiquement, toutes deux gardent des éléments communs qui sont leur marque de scientificité.
Eco a donc fondé une approche « syncrétique » de la sémiotique [8] qui a su intégrer la tradition philosophique et logique, l’héritage de Hjelmslev, la tradition structuraliste, et qui reste ouverte à toute révision. La sémiotique générale est pour lui une philosophie du langage qui applique ses propres catégories à toutes les formes expressives. Chaque fois que l’adjectif « général » s’attache à l’étude des phénomènes du langage, de la signification, de la communication, on est confronté à ce qu’Eco, parlant de sa sémiotique générale, nomme « un geste philosophique » [9]. Or, pour Eco, le regard philosophique tend précisément au général.
Claudia Stancati, « Umberto Eco, philosophe des signes »,
La Vie des idées
, 16 décembre 2016.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Umberto-Eco-philosophe-des-signes
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[1] Voir Giovanni Manetti, « Inférence et équivalence dans la théorie sémiotique de Umberto Eco », in Jean Petitot et Paolo Fabbri (dir.), Au nom du Sens. Autour de l’œuvre de Umberto Eco, Paris, Grasset et Fasquelle, 2000, p. 157-175 (éd. it. par Annamaria Lorusso, Milano, Sansoni, 2001).
[2] Cette anecdote est rapportée par Eco à la fin du colloque de Cerisy-la-Salle consacré à son œuvre (« Quelques remarques conclusives », ibid., p. 617).
[3] Patrizia Violi, « Eco et son référent », in Jean Petitot et Paolo Fabbri (dir.), Au nom du Sens. Autour de l’œuvre de Umberto Eco, Paris, Grasset et Fasquelle, 2000, p. 5-26 et Jean Petitot, « Le nervature del marmo. Osservazioni sullo “zoccolo duro dell’essere” in Umberto Eco », ibid., p. 71-92.
[4] Umberto Eco, Trattato di semiotica generale, Milano, Bompiani, 1975, p. 6.
[5] Gaston Bachelard, La Flamme d’une chandelle, Paris, PUF, 1961, p. 19-20.
[6] Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, Paris, José Corti, 1948, p. 92.
[7] Gaston Bachelard, L’Air et les songes, Paris, José Corti, p. 5.
[8] Oswald Ducrot et Jean-Marie Schaeffer, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, 1995 [1972], p. 222.
[9] Umberto Eco, « Segni, pesci e bottoni, Appunti su semiotica filosofia e scienze umane », in Sugli specchi e altri saggi, Milano, Bompiani, 1985.