En s’appuyant sur des sources arabes quasi-inexploitées dans la recherche française et anglo-saxonne, Nora Benkorich retrace les événements qui ont abouti en février 1982 aux massacres perpétrés par le pouvoir syrien contre la population de la ville de Hama. Le soulèvement actuel et celui de Hama il y a trente ans divergent sur de nombreux aspects et n’ont en commun que la brutalité de la répression gouvernementale.
Des rues maculées de peinture pourpre au ciel constellé de ballons de baudruche rouges, la ville de Hama, en Syrie, s’est tapissée couleur sang pour commémorer la mémoire de ses martyrs les 2 et 3 février 2012, trente ans après la tragédie dont elle a été le théâtre. Ces jours de deuil ont été l’occasion d’amalgames entre la situation présente et les événements de février 1982. Certes, il existe des similitudes dans la violence de l’État contre sa société civile et dans les méthodes de répression. Pour le reste, les formes de mobilisations déployées par les différents acteurs, leurs leitmotivs et leurs projets politiques divergent. Le mouvement d’insurrection actuel est majoritairement pacifiste. Il est animé par l’aspiration à un état de droit qui marquerait la fin des dérives autoritaires. Les opérations militaires menées par l’Armée syrienne libre (dirigée par des déserteurs de l’armée régulière) sont moins motivées par une volonté d’attaquer le pouvoir que de protéger les manifestations pacifiques – même si cette position défensive évolue vers des modes d’action plus offensifs mais dans une perspective préventive, puisque ce sont les appareils de coercition dirigés contre le peuple qui sont systématiquement visés. A contrario, les acteurs de la bataille de février 1982 étaient des jihadistes, aspirant à l’établissement d’un État théocratique islamiste et partisans de la guerre sainte contre les fondements du régime baathiste jugé « infidèle ». Grâce aux témoignages de militants impliqués, en particulier les mémoires des deux jihadistes syriens Ayman Sharbaji et Umar Abd al-Hakim, il est possible d’apporter une lecture neuve de l’histoire de cet événement.
Il y a trente ans, à la fin du mois de février 1982, l’ampleur du champ de bataille de Hama, quatrième ville de Syrie avec son quart de million d’habitants, s’est révélée avec effroi au monde extérieur. Les rares observateurs qui sont parvenus à traverser le vaste bivouac militaire encerclant la cité encore assiégée, composé d’une dizaine de milliers d’hommes en treillis, de tentes de chars et de blindés, ont fait état d’édifices publics ravagés, de routes couvertes de gravats, de façades criblées de balles, de rues désertées, de vie économique arrêtée. Le bilan en vies humaines est accablant : entre dix et trente mille morts selon les estimations [1], majoritairement civils. Les affrontements de Hama, déclenchés le 3 février 1982, ont largement dépassé les cadres de la simple « opération de police » annoncée par Damas en riposte à un communiqué du département d’État américain, publié 10 février 1982, révélant que des opposants hamiotes avaient « pris le contrôle de la ville » au terme d’une bataille effrénée contre l’armée. Le gouvernement syrien avait fermement démenti ces « informations mensongères », estimant que les États-Unis se livraient à une provocation à l’égard de la Syrie, s’ingéraient dans ses affaires intérieures et donnaient la preuve de leur connivence avec les « Frères musulmans criminels [2] », désignés comme les instigateurs de la révolte. C’est seulement au terme des troubles qu’il finit par accréditer les allégations du département d’État américain en reconnaissant la gravité du conflit, tout en prenant soin de donner sa propre version des faits :
La ville a été réveillée en sursaut le 3 février, à 1h du matin, par le bruit de fusillades des Frères musulmans contre des mosquées, des maisons et des passants. Les Frères musulmans ont décimé des familles entières, hommes, femmes et enfants, abattant brutalement tous les citoyens de Hama qui refusaient de leur ouvrir la porte pour leur offrir l’asile. Ils ont attaqué nos camarades alors qu’ils dormaient paisiblement dans leurs lits, tuant, autant qu’ils ont pu, leurs femmes et leurs enfants, puis comme des enragés, ils ont mutilé les corps des martyrs dans la rue [3].
Toutefois, cette thèse de la fureur brutale des Frères musulmans, décidant d’abattre en pleine nuit les citoyens récalcitrants, laisse perplexe. D’une part, Hama était connue pour être un bastion historique des Frères musulmans, associés à l’ordre urbain traditionnel depuis la fin des années 1930. D’autre part, l’édiction de la loi 49 (le 7 juillet 1980), qui condamne à la peine capitale l’appartenance à l’organisation frériste, en a fait la cible d’une implacable chasse aux sorcières qui a conduit ses dirigeants et ses militants à prendre les chemins de l’exil – plutôt que ceux d’un combat de David contre Goliath dont ils connaissaient le dénouement. Alors comment expliquer cette accusation ? Depuis l’époque du mandat français, les Frères musulmans sont les rivaux les plus redoutés du pouvoir baathiste. Leur influence s’est constamment accrue, malgré les coups de boutoir assénés par les thuriféraires du régime, surtout à partir de la fin des années 1970, grâce à leur aptitude à formuler les griefs de la société civile et à rassembler de nombreux courants d’opposition – y compris laïcs. Leur responsabilité présumée dans les massacres de Hama entrait dans le cadre d’une vieille campagne de diabolisation lancée contre eux pour justifier leur répression. Mais si ce ne sont pas les Frères musulmans, quels acteurs ont pris part à la bataille de Hama contre le régime, et dans quelles circonstances ?
L’Avant-garde combattante
La tragédie de Hama n’a pas surgi ex nihilo. Elle est le point culminant d’une lutte armée lancée en 1976 par une organisation jihadiste souterraine, connue sous le nom d’Avant-garde combattante des Frères musulmans. Elle n’avait pourtant rien à voir avec les Frères musulmans. L’embryon de cette organisation s’est formé en avril 1964 sur les ruines de la grande mosquée al-Sultan de Hama, bombardée par l’armée sur les ordres du général Amin al-Hafez, leader du Conseil national du commandement de la révolution. Son fondateur, Marwan Hadid, ingénieur agricole né en 1934 à Hama, était sous sa coupole lorsqu’elle s’est effondrée. Traumatisé par ce sacrilège, il décide de se consacrer au jihad armé pour faire tomber le gouvernement du Baath « infidèle ». Face au refus des Frères musulmans de se joindre à sa cause, il fonde sa propre organisation secrète, le « Groupe de Marwan », qui devient l’ « Avant-garde combattante des Frères musulmans » en 1979. Selon Umar Abd al-Hakim, ancien instructeur militaire du mouvement, ce nom a été choisi parce que ses dirigeants estimaient qu’ils étaient à l’avant-garde du combat des Frères musulmans, donc plus légitimes que leurs ainés, et pour « tirer profit de [leur] bonne réputation [4] », c’est-à-dire des retombées de leur capital de sympathie populaire.
Lorsque Hafez al-Assad, premier Président alaouite dans l’histoire de la Syrie, s’empare du pouvoir en 1970, il est perçu comme l’exécutant d’un « complot alaouite » visant à « détruire l’islam [5] ». Dans la terminologie jihadiste, les Alaouites [6], sont les héritiers d’une histoire ininterrompue de machinations contre les Musulmans, du pillage de la Kaaba par les Qarmates en 930 à la chute du Golan en 1967, en passant par les Croisades. Marwan Hadid préconise alors des actions « équivalentes à celles du régime » pour « rétablir un État islamique et libérer le peuple musulman de Syrie du joug des tyrans [7] ». Très vite, il met en place un programme de formation militaire en s’appuyant sur des guérilleros chevronnés, formés dans des camps de feddayin palestiniens. Jusqu’à 1975, l’accent est mis sur la formation et l’entraînement des néophytes. Le leader de l’organisation prêche la patience et n’envisage de frapper qu’après avoir atteint ses objectifs en matière d’effectifs, de sorte qu’ « une fois déclarée, la guerre contre le régime soit surprenante, totale et longue [8] ». Mais ses activités finissent par être repérées. En 1975, le cheikh Marwan est arrêté dans sa maison à Adawi, près de Damas, et incarcéré à la prison militaire de Harasta où il meurt un an plus tard dans des circonstances troubles – officiellement, à l’issue d’une grève de la faim, mais selon les jihadistes, il aurait été empoisonné. L’organisation a alors son premier « martyr fondateur » et c’est par mesure de rétorsion qu’elle décide de passer à l’action.
D’une guérilla contre le régime…
Début 1976, Muhammad Gharra, cousin du président et chef de la branche des renseignements de Hama, est assassiné près de son domicile. Il est le premier d’une longue liste de personnalités éliminées selon une combinaison de trois critères : être Alaouite, être affilié au parti Baath et jouer un rôle dans l’appareil répressif jugé criminel. Hafez al-Assad ne sera pas épargné. Le 26 juin 1980, il échappe de peu à une tentative d’assassinat perpétrée par deux jihadistes infiltrés dans la garde de son propre Palais présidentiel. En rétorsion, son frère Rifaat fait exécuter près de 650 Frères musulmans incarcérés dans la prison de Palmyre.
À partir de 1977, l’organisation jihadiste complète son programme d’assassinats ciblés par des attentats contre des structures civiles du Baath (antennes locales et professionnelles du parti [9]), contre des bastions alaouites (institutions militaires noyautées par des Alaouites, comme l’école d’artillerie d’Alep [10], villages et maisons de civils alaouites [11]) et contre des symboles de la coercition (patrouilles militaires et paramilitaires, bureaux de renseignements), auxquels s’ajoutent des raids visant l’économie du pouvoir (sociétés fraîchement nationalisées [12]) et ses partenaires politiques (surtout l’Union soviétique [13]).
Ces opérations, basées sur le principe du « hit and run » classique des guérillas urbaines, ont eu lieu dans la plupart des centres urbains où l’Avant-garde combattante a essaimé – en particulier Hama, Alep, Damas et Homs. Elles s’interrompaient lors des phases d’alerte sécuritaire qu’elles déclenchaient (mise en place de barrages de contrôles, déploiement de patrouilles dans les rues et vagues d’arrestations massives), puis reprenaient dès que l’étau se desserrait, conformément aux préceptes du commandant Abd al-Satar al-Zaim (né en 1947 à Hama), acolyte et successeur de Marwan Hadid : « Il ne faut pas attaquer un ennemi qui a la main sur la gâchette […] ; la guérilla est une guerre des nerfs, et celui qui peut contrôler ses nerfs obtiendra des meilleurs résultats [14] ». Conscients de l’asymétrie du rapport de force, les théoriciens de l’Avant-garde combattante se sont toujours accordés sur la nécessité d’éluder tout affrontement ouvert avec le pouvoir et de rester dans les cadres d’une guérilla d’usure. Pourtant, ils y seront acculés à Hama.
… à une guerre de l’État contre sa société
Incapable de conjurer la menace jihadiste qui écorne les fondements de son pouvoir, le régime prend des mesures extrêmes. « Plutôt que de se débarrasser de l’orange pourrie de la cagette, le régime a jeté toute la cagette [15] », résume Ahmad, un militant des Frères musulmans. En effet, dès la fin des années 1970, une vaste campagne de répression et d’arrestations a été lancée. Elle visait non seulement les Frères musulmans, érigés en boucs émissaires, mais aussi l’ensemble de la communauté sunnite (en particulier les jeunes, plus enclins à basculer vers la lutte armée) – et au passage, les rivaux gênants du pouvoir : communistes, baathistes pro-irakiens et nassériens. L’opération de « frappe chirurgicale » visant à éliminer l’Avant-garde combattante et ses têtes pensantes, dont les effectifs ne dépassaient pas plus d’une poignée de milliers de jeunes [16], s’est ainsi transformée en une véritable guerre de l’État contre sa société.
Très vite, Hama est devenue le centre de gravité du courroux du régime. Pourquoi Hama ? Pourquoi pas Alep, Damas ou Homs, théâtres d’attentats tout aussi funestes ? Dans Hama, la tragédie de l’époque (1983), ouvrage censé élucider les événements de février 1982, les Frères musulmans expliquent l’assaut du pouvoir à Hama, affublée du sobriquet de « rebelle » en vertu de son insoumission historique aux incursions allogènes, des Croisades au mandat français, par un récit conspirationniste selon lequel le massacre a été planifié de longue date en rétorsion à l’imperméabilité de la ville au pouvoir baathiste depuis son arrivée au pouvoir en 1963… Argument peu convaincant. En réalité, deux éléments majeurs expliquent l’escalade des événements qui ont conduit à l’affrontement. Le premier, à l’avant-scène, est l’intensification des opérations de l’Avant-garde combattante à Damas. Les attentats spectaculaires, dévastateurs et meurtriers contre la présidence du Conseil des ministres en pleine séance (17 août 1981) et contre l’immeuble des Renseignements aériens [17] (3 septembre 1981) ont ébranlé la crédibilité de Hafez al-Assad non seulement aux yeux des diplomaties étrangères, qui ont eu du mal à accréditer la thèse officielle du « court-circuit-incendie provoqué par des problèmes techniques », mais aussi, et surtout, au sein de son propre clan, qui lui reprochait son incompétence et son « laxisme ». Le second élément, en coulisse, est la découverte d’une tentative de coup d’État, fomenté par quelque quatre cents officiers de l’armée avec la complicité des Frères musulmans exilés à Aman et des jihadistes, déjoué in extremis le 25 décembre 1981. Selon un jihadiste de l’Avant-garde combattante, « l’aviation devait bombarder le Palais de la présidence, l’état-major et le centre des forces spéciales […]. La radio-télévision devait être investie. […] À la date prévue, nous n’étions pas prêts et nous étions découverts [18] ». En l’espace de quelques jours, les officiers impliqués, sous la houlette du général de brigade Taysir Lutfi, sont arrêtés et exécutés.
Face à ces évènements, le gouvernement syrien, par ailleurs enlisé au Liban, embarqué par son soutien à l’Iran dans une guerre indirecte contre l’Irak, menacé à l’extérieur par les partisans de Camp David (Israël, Egypte, Jordanie) et à l’intérieur par un mouvement lancinant de contestation civile, se sent poussé dans ses ultimes retranchements. L’Avant-garde combattante, perçue comme le bras armé de l’ennemi extérieur, devient désormais la cinquième colonne à abattre, quel qu’en soit le prix.
Le calice jusqu’à la lie
La découverte du coup d’État et l’atmosphère de fin de règne qui l’accompagnait ont conduit le régime à mettre en place un processus de « purge des villes rebelles du nord ». Au cours d’une réunion d’urgence du Conseil suprême de sécurité, il est convenu que Rifaat al-Assad, promu responsable de la loi martiale, mène les opérations avec pour consigne de commencer par Hama. Les autorités syriennes savaient que la « rebelle » constituait le centre névralgique de l’Avant-garde combattante : c’est à Hama que résidait Umar Jawad, alias Abu Bakr (ingénieur né en 1953 à Hama), commandant général de l’organisation depuis l’automne 1980, et que ses réserves d’armes étaient dissimulées. Dès janvier 1982, la campagne de Hama est lancée. La ville est partiellement assiégée et minutieusement ratissée. Ses habitants sont l’objet d’expéditions punitives arbitraires (arrestations, exécutions, torture, pillages, vols, viols) pour complicité présumée avec les jihadistes. Les témoignages de civils hamiotes feront état de fouilles répétées, de pillages éhontés, de dignité violée et de massacres organisés [19]. Une atmosphère de terreur régnait dans la ville bien avant que l’état de siège soit décrété. Ces pratiques expliquent largement l’engagement de nombreux civils dans la bataille du 3 février. Pris dans une logique de solidarité et d’autodéfense pour faire face aux méthodes brutales et iniques des forces de sécurité, ces derniers ont préféré prendre les armes pour sauver leur honneur et protéger leurs familles.
À la fin du mois de janvier, les opérations de ratissage ont fini par porter leurs fruits. Après avoir démantelé de nombreuses bases de l’Avant-garde combattante, les forces de sécurité parviennent à localiser le quartier général de sa direction. C’est dans ce contexte qu’Adnan Uqla, responsable de la branche alépine de l’organisation, surgit dans la ville pour s’entretenir avec son chef. Selon Umar Abd al-Hakim, Umar Jawad savait que la base de sa direction était dévoilée et que l’affrontement était inévitable. Il décide alors de prendre les devants en planifiant une offensive à l’aube du 25 janvier, mais Uqla le convainc de retarder l’opération de quelques jours, le temps de revenir avec un renfort de combattants et d’armes en provenance d’Irak. Uqla venait de conclure un accord verbal avec Taha Yassin Ramadan, conseiller en « affaires syriennes » de Saddam Hussein, selon lequel l’Irak s’engagerait à approvisionner l’organisation jihadiste en armes [20]. Affolé par la tournure des événements, il reprend la route pour Bagdad et Aman, nanti d’une lettre d’Umar Jawad adressée à la direction des Frères musulmans, les adjurant de mettre de côté les différends qui les opposent et de prendre part à l’affrontement imminent. Après de longs atermoiements, ces derniers, qui étaient disposés à agir dans le cadre du coup d’État déjoué en décembre 1981, refusent. Cette décision suscitera de nombreux reproches de la part des jeunes militants fréristes ; elle sera justifiée en ces termes par Adnan Saad Eddin, membre de la direction : « je préfère ne pas être aimé par [la plupart] d’entre vous plutôt que d’avoir pris le risque de vous envoyer à l’abattoir [21] ».
Déçu par la décision des Frères musulmans, Adnan Uqla n’en demeure pas moins déterminé à agir. Il réunit un commando de jihadistes à Bagdad, prêt à entrer en lice à Hama. Mais ses projets se heurtent aux palinodies irakiennes. Avec ses compagnons, il est brusquement assigné à résidence. Selon Umar Abd al-Hakim, le gouvernement irakien a tourné le dos à Uqla pour s’allier avec les Frères musulmans, partenaire politique plus expérimenté et plus influent.
La bataille de Hama
Pendant ce temps, à Hama, les forces de sécurité franchissent le Rubicon. Le 3 février, vers 1h du matin, cinq cent hommes des Brigades de défense, corps d’élite dirigé par Rifaat al-Assad, lancent une offensive visant le quartier al-Barudiyya [22], sanctuaire des jihadistes situé au cœur de la vieille ville. L’opération devait durer trois jours. Mais lorsqu’elles tentent de pénétrer la cité par le sud, les « panthères roses [23] » de Rifaat sont brutalement encerclées et décimées par les hommes de Jawad, avisés de l’opération grâce à leur système d’écoute des talkies walkie militaires [24]. Seule une centaine de survivants parvient à fuir. Aussitôt, Jawad lance un appel à la guerre sainte depuis la grande mosquée. Ses disciples distribuent des armes aux portes des maisons et capturent les cadres administratifs de la ville dont ils se rendent maîtres en quelques heures. Un tribunal islamique ad hoc prononce une centaine de condamnations à mort, exécutées séance tenante [25]. Très vite, les Unités spéciales, corps d’infanterie héliporté dirigé par Ali Douba, la 47e division de l’armée, corps d’artillerie, la 21e division mécanisée sous les ordres de Shafiq Fayad, les Phalanges armées du parti Baath, sans compter les renseignements militaires, généraux et politiques, arrivent en renfort et imposent un blocus total de la ville.
Bien qu’asymétrique, la bataille se prolonge. Les défenses installées par les jihadistes aux entrées de la ville contraignent les forces de sécurité à parachuter leurs hommes pour faire une incursion. Mais l’opération échoue. Dans un premier temps, les chars, bloqués au sud, ne sont pas d’une grande utilité car leurs déplacements sont limités par l’étroitesse des ruelles de la vieille ville où sont regroupés les rebelles. Le problème est résolu par l’intervention de bulldozers, dépêchés pour « élargir les routes ». Le conflit dégénère en combats de rues, parsemés de pilonnages aveugles. Les jihadistes ont deux avantages. D’une part, ils sont disposés à « mourir en martyrs » en lançant des attaques suicides qui prennent l’ennemi de court. D’autre part, ils sont familiers à la ville, tandis qu’aucun soldat des forces gouvernementales n’en est issu, par crainte de mutineries face aux exactions commises. En effet, des centaines de massacres collectifs ont été organisés pour inciter les jihadistes à « quitter leur tanière », comme dans la boutique al-Halabiyyé où 75 civils ont été aspergés d’essence et brûlés vifs, ou dans l’aire de jeu de Hama Jadida où 89 habitants ont été alignés puis fusillés [26].
Umar Jawad, atteint par des éclats d’obus, succombe à ses blessures le 4 février, mais ses émules se battront jusqu’à la mort. Il faudra trois semaines aux forces militaires et paramilitaires pour neutraliser al-Barudiyya, dont les dernières défenses tombent le 23 février, et reprendre le contrôle de la ville, au prix d’une politique de la terre brûlée qui se solde par la destruction partielle de la cité et par le massacre de ses habitants.
Cet évènement marque un tournant dans l’histoire de la Syrie. Les voix dissidentes se sont retrouvées étouffées par le traumatisme de Hama, indélébile dans la mémoire des Syriens. Il faudra attendre près de trente ans pour que la nouvelle génération, née sur les cendres de Hama, ose se soulever contre le despotisme du Baath. Après onze mois de soubresauts, cet élan de contestation populaire, galvanisé par les « Printemps » égyptien et tunisien, demeure toutefois fragmenté par un mur de la peur qui, pour fissuré qu’il soit, a du mal à s’effondrer. Pour sa part, Hama, qui était à l’avant-garde de tous les combats contre le pouvoir baathiste, a fait le clampin ; la « rebelle » est restée silencieuse pendant plus de deux mois avant de rejoindre le mouvement de révolte en juin 2011. Trente ans après, le spectre de la tragédie de Hama continue de sévir.
– Les photos illustrant cet article proviennent de la page Facebook du comité de la Coordination de la révolution syrienne à Hama. Elles ont été diffusées à l’occasion de la commémoration des 30 ans des massacres de Hama dans un album intitulé « Les martyrs de Hama 1982 », posté le 7 février 2012.
– Sur la violence au Moyen-Orient : Hamit Bozarslan, Une histoire de la violence au Moyen-Orient, de la fin de l’Empire ottoman à al-Qaida, La découverte, 2008.
– Sur le jihadisme : Bernard Rougier, L’Oumma en fragments , L’enjeu de l’islam sunnite au levant, PUF 2011.
Pour citer cet article :
Nora Benkorich, « Trente ans après, retour sur la tragédie de Hama »,
La Vie des idées
, 16 février 2012.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Trente-ans-apres-retour-sur-la
Nota bene :
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[2] « Selon le département d’Etat américain, des combats entre les FM et les forces de l’ordre auraient fait des centaines de morts à Hama », Le Monde, 12 février 1982
[3] Communiqué publié le 24 février, reproduit dans « La Syrie reconnaît pour la première fois la gravité des affrontements à Hama », Le Monde, 25 février 1982.
[4] Umar Abd al-Hakim, La Révolution islamique jihadiste en Syrie, 1991, vol. I, 370, p. 66.
[5] Ayman al-Sharbaji, Journal du leader de l’organisation de l’Aile combattante des Frères musulmans à Damas (en arabe), 2010, disponible en ligne, épisode 1. Ses mémoires apportent un éclairage remarquable sur la genèse de l’Avant-garde combattante, son idéologie et l’agenda de ses opérations.
[6] Les Alaouites, auparavant appelés Nusayris, sont issus d’une branche hétérodoxe du chiisme, syncrétisme entre le christianisme, l’hindouisme (croyance en la métempsychose) et le chiisme, considérée comme hérétique en raison du culte voué à Ali, neveu et gendre du prophète de l’islam Muhammad (« alaouites » vient de ‘alawiyyin, littéralement, « ceux qui vénèrent Ali »), élevé au rang de dieu.
[9] Par exemple, le 8 février 1977, jour symbolique de « réélection » de Hafez al-Assad à la présidence de la République, plusieurs centres du Baath explosent simultanément à Damas, Alep et Hama, dont cinq dans la seule capitale : les branches de l’université, de la ville, du quartier Muhajirin, le bureau principal du parti Baath, ainsi que l’Assemblée du peuple. Ayman al-Sharbaji, op. cit., p. 20.
[10] Le 16 juin 1979, cette école est la cible d’un attentat meurtrier ; 83 à 260 élèves alaouites – selon les sources –, triés sur le volet, y trouvent la mort.
[11] A. al-Sharbaji raconte ainsi qu’en avril 1981, « deux vastes opérations ont été menées dans des villages nusayris [alaouites], tuant et blessants des centaines de fils de cette secte lors de la fête de Norouz », op. cit., p. 141.
[12] Des entrepôts de bois, des instituts de vente de vêtements au détail, ou des instituts de consommation sont sporadiquement incendiés.
[13] A. al-Sharbaji évoque six opérations contre des intérêts russes entre 1980 et 1981 à Damas, dont la Compagnie aérienne et le Centre culturel russes, op. cit., p. 53.
[15] N. Benkorich, Le régime baathiste et l’opposition des Frères musulmans en Syrie, 1963-2000, mémoire de Master (sous la direction d’Hamit Bozarslan), 2007, p. 56.
[16] À la question « De combien d’hommes disposez-vous ? » posée par le journaliste Philippe Cazed, un jihadiste anonyme répond : « Entre mille et cinq mille. Nous ne recherchons pas le nombre à tout prix, afin d’éviter les risques d’infiltration », Le Matin, 7 septembre 1982.
[17] Selon al-Sharbaji, la première a fait une centaine de morts et la seconde plus de cinq cents. Dans ses mémoires, il livre une description apocalyptique de ces attaques.
[18] Entretien avec un jihadiste, Philipe Cazed, Le Matin, 7 septembre 1982.
[19] Hama, La tragédie de l’époque (en arabe), ouvrage collectif des Frères musulmans syriens, 1983, p. 10-23.
[21] Adnan Saad Eddin, mars 1982, cité par Umar Abd al-Hakim, op. cit., p 155. Cette information est confirmée par Adnan Saad Eddin dans un ouvrage qu’il a publié à compte d’auteur (imprimé le 10 juillet 1998), intitulé Conduite des Frères musulmans en Syrie de 1975 à 1982 et étude du rapport.
[22] Hama, la tragédie de l’époque, op. cit., p .49.
[23] Sobriquet donné aux Brigades de défense en référence aux treillis couleur pourpre dont ils étaient vêtus.
[25] M. Seurat, Les Frères musulmans (1928-1982), L’Harmattan, Paris, 2001 (rééd.), p. 160.
[26] La liste de ces exactions quasi-quotidiennes est longue. Elles sont énumérées dans Hama, la tragédie de l’époque, op. cit., « Journal du massacre », p. 49-142.