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Aux États-Unis, les hommes ont en moyenne deux ans de plus que leur épouse. Lorsque les enfants nés au cours d’un boom démographique arrivent en âge de se marier, les femmes sont plus nombreuses sur le « marché du mariage » que les hommes, leur pouvoir de négociation est donc moindre. Pour Shoshana Grossbard, les variations de taux d’activité des femmes seraient ainsi en partie expliquées par les conditions démographiques sur le marché du mariage.

Après cinq décennies d’augmentation continue, le taux de participation des femmes américaines au marché du travail a amorcé un déclin en 1998. Il est passé de 76,7 % en 1997 à 75,3% en 2005 [1]. Dès 2006, le White House Council of Economic Advisers exprimait sa préoccupation dans un rapport adressé au Congrès : un ralentissement de la croissance de la main d’œuvre féminine risquerait de peser sur la future croissance économique. Cette inquiétude était injustifiée : après avoir atteint son taux le plus bas en 2005, le taux de participation des femmes au marché du travail a recommencé à augmenter, bien qu’à un rythme plus lent. Il reste néanmoins intéressant de réfléchir aux possibles explications de cette chute imprévue de la participation des femmes américaines à l’emploi.

Ce déclin peut-il s’expliquer par le ralentissement général de l’offre d’emploi, comme l’affirme Claudia Goldin, Professeure d’économie à l’Université de Harvard ? Dans la mesure où l’emploi masculin n’a pas chuté de façon significative, cet argument nous semble insatisfaisant. Claudia Goldin défend également l’idée d’un « taux naturel » de l’emploi féminin qui aurait été atteint aux États-Unis. Mais est-il « naturel » que le taux de jeunes femmes actives soit plus élevé d’environ 10% dans les pays Scandinaves qu’aux États-Unis ? L’argument que nous proposons suggère que la baisse du taux de participation des femmes à l’emploi trouve son origine dans les fluctuations du marché matrimonial, elles-mêmes provoquées par les fluctuations antérieures de la fertilité. Cette explication a le mérite de rendre compte de la tendance générale de participation des femmes à l’emploi ainsi que des différences observées selon la classe d’âge.

Les chutes du taux de participation des femmes à l’emploi enregistrées au début de la décennie concernaient principalement les femmes jeunes. Ainsi, la part des femmes actives parmi les femmes âgées de vingt-cinq à trente ans a baissé de quasiment 4%, passant de 77% en 2000 à 73% en 2004. À l’inverse, la participation à l’emploi des femmes âgées de cinquante à cinquante-cinq ans est restée stable durant cette même période. Les femmes plus jeunes sont plus exposées aux pressions sociales concernant l’équilibre à trouver entre travail et famille. « Le temps des mères de familles actives a peut-être atteint la limite de sa capacité d’extension », suggère Suzanne Bianchi, professeur de sociologie à l’Université du Maryland, lors d’un entretien accordé au New York Times en mars 2006. Mais concernant la chute de la participation féminine à l’emploi, cet argument n’est en rien convaincant : élever un enfant est-il devenu plus difficile en 2005 qu’en 2000 ? Les employeurs sont-ils devenus plus stricts au cours de ces cinq années ? Si de telles tendances sont réelles, pourquoi n’ont-elles pas duré plus longtemps ?

Afin de mieux comprendre ces récentes tendances du taux de participation des jeunes femmes à l’emploi, il est important de garder à l’esprit le fait que la plupart des jeunes femmes qui ont quitté le monde du travail au début de la décennie ne disposaient pas de leur indépendance financière et qu’elles vivaient en couple (mariage ou concubinage). Leur retrait du monde du travail signifiait donc que leur mari ou partenaire devenait seul responsable de l’apport financier du couple, ce qui témoigne d’un modèle assez traditionnel du partage des rôles dans le couple.

En 1980, à l’Université de Californie du Sud, le sociologue David Heer et moi-même avons développé une hypothèse qui semble être ici utile afin d’expliquer ces surprenants bouleversements de tendances, l’hypothèse de « la pression matrimoniale » (« marriage squeeze  » en anglais) [2]. Cette hypothèse m’a conduite par la suite à anticiper le déclin du taux de participation des femmes à l’emploi dans un article avec Clive Granger, Prix Nobel d’économie, publié en français dans la revue Population. [3]

Les femmes sont « sous pression » sur le marché matrimonial lorsqu’il y a une surabondance de femmes célibataires par rapport au nombre d’hommes disposés au mariage, ce déséquilibre offrant ainsi aux hommes une plus grande facilité à trouver des épouses ou des partenaires. Inversement, lorsque les hommes font l’objet de cette « pression matrimoniale », le marché du mariage devient plus favorable aux femmes. Que la « pression » concerne les hommes ou les femmes, une large part des participants au marché du mariage aux États-Unis respecte la distribution traditionnelle des rôles dans le couple, avec un homme principal responsable de l’apport financier du ménage et une femme en charge de toutes les activités liées au foyer. Dans ce contexte, le marché du mariage peut être réinterprété comme un marché du travail particulier dans lequel les femmes produisent un travail de type ménager dont les hommes bénéficient et qu’ils sont disposés à financer. Un tel travail, que j’ai désigné comme « le travail matrimonial » [4], peut en théorie être produit indifféremment par les hommes ou par les femmes. Mais en pratique, ce sont essentiellement les femmes qui s’en chargent et donc « vendent » leur « travail matrimonial ». Lorsque la « pression matrimoniale » porte sur les femmes, le marché du « travail matrimonial féminin » devient un marché d’acheteurs. Quand la « pression matrimoniale » se porte sur les hommes, ce même marché devient un marché de vendeurs. David Heer et moi-même avons fait l’hypothèse que les femmes ont plus de pouvoir de négociation à l’intérieur de leur mariage si leur relation avec leur époux a débuté dans un contexte où la « pression matrimoniale » pesait sur les hommes et non sur les femmes. L’hypothèse de ce marché implique aussi l’existence de ce que j’ai appelé des « quasi-salaires » rémunérant le travail matrimonial des femmes.

Il nous est impossible de quantifier ces « quasi-salaires », mais nous pouvons mesurer un certain nombre de bénéfices obtenus par une ménagère (à temps plein ou partiel). L’un de ces bénéfices consiste à rendre l’époux responsable du paiement de plus de factures et peut éventuellement libérer les femmes de leur nécessité de travailler à plein temps. Pour les femmes qui « vendent » leur travail matrimonial sur un marché du mariage de « vendeurs », leur plus grande latitude à négocier à l’intérieur de leur mariage peut prendre la forme d’une pression supplémentaire sur les maris pour gagner l’argent du ménage, et ainsi d’une probabilité moindre pour ces femmes de participer au marché du travail.

En moyenne, les hommes se marient à un âge plus élevé que les femmes. Aux États-Unis, la différence d’âge entre les époux est d’environ deux ans (cette différence n’a pas sensiblement changé au cours du temps). Ainsi, le marché du mariage pour les femmes âgées de 25 ans, comprend un nombre important d’hommes de 27 ans. Prenons l’exemple d’une femme de 25 ans issue du baby-boom entrée sur le marché du travail en 1975. Au cours de cette année, le nombre d’hommes de 27 ans était beaucoup moins élevé que celui des femmes de 25 ans (en effet, il y a eu moins de naissances en 1948 qu’en 1950), la « pression matrimoniale » pesait donc sur les femmes. En conséquence, les femmes issues du baby boom désirant se marier se trouvaient face à un marché d’acheteurs. Pour les femmes issues du baby-boom désireuses de « travailler » en tant que ménagères, leur plus faible marge de négociations à l’intérieur de leur mariage pourrait s’être traduite par une moins forte capacité de demander de l’argent à leurs maris que sur un marché de vendeurs. Que cela leur ait plu ou non, ces femmes eurent à travailler.

Avec la chute des naissances initiée en 1960, le marché du mariage devint de plus en plus favorable aux femmes. Lorsque les femmes de 25 ans nées au moment de la baisse des naissances (« baby-bust  » en anglais) étaient à la recherche d’un mari en 1998, il y avait énormément d’hommes de 27 ans sur le marché, plus d’enfants étant nés en 1971 qu’en 1973. Les femmes nées en 1973, au plus bas de ce creux, désireuses de se consacrer au « travail matrimonial » se trouvèrent ainsi face à un marché de vendeurs, leur accordant par conséquent une plus grande marge de négociation. Cela leur permit d’obtenir de leurs époux qu’ils deviennent les seuls responsables des revenus du ménage, autorisant par là même leurs femmes à quitter le marché du travail. Si cette interprétation s’avère correcte, il nous semble que la relativement faible participation des jeunes femmes américaines à l’emploi en 2005 pourrait plus s’expliquer par les fluctuations du marché du mariage que par une prétendue plus grande difficulté à mener de front vie professionnelle et vie de famille. En fait, lorsque j’ai étudié avec Catalina Amuedo-Dorantes les chiffres concernant la période allant de 1965 à 2005, nous avons bien mis en évidence comment les changements de « pression matrimoniale » permettent d’expliquer une part importante des récentes variations de la participation des femmes américaines à l’emploi [5].

J’ai écrit dans un éditorial pour le San Diego Union-Tribune [6] publié en mars 2006 que « les patrons et les activistes féministes qui déplorent la chute actuelle du taux de participation des femmes à l’emploi ne doivent pas s’en inquiéter outre mesure. Le pendule est sur le point de retourner vers sa position d’origine. La baisse des naissances s’est arrêtée en 1977, juste lorsque l’écho du baby-boom a débuté. Prenez les femmes nées en 1980 sur le marché du mariage : en moyenne, elles risquent de se marier avec des hommes nés en 1978. Tout comme leurs mères issues du baby-boom, ces « femmes écho » ont toutes les chances de se retrouver au cœur d’une « pression matrimoniale » pesant sur les femmes (bien que celle-ci soit loin d’être aussi importante en intensité qu’elle ne le fut pour leurs mères). » J’avais alors prédit que l’entrée de ces hommes et ces femmes écho du baby-boom sur le marché du mariage, s’accompagnerait d’une marge de négociation plus faible pour les femmes nées en 1980 désireuses de travailler en tant que ménagères. Celles-ci auraient moins de chances d’obtenir de leur époux le luxe d’être en mesure de quitter le monde du travail et de trouver un compagnon susceptible de prendre l’entière responsabilité des revenus du ménage. Nous assistons à présent à la réalisation d’une autre de mes prédictions : le taux de participation des jeunes femmes à l’emploi connaît une nette augmentation en 2008 par rapport aux années précédentes. Le pourcentage de femmes actives parmi les femmes de 25 à 30 ans est passé de 73% en 2004 à 76% en 2008.

Une analyse plus systématique et détaillée, telle que celle que j’ai menée avec Catalina Amuedo-Dorantes, serait nécessaire à l’interprétation de cette dernière tendance. Il serait intéressant de réévaluer notre étude à la lumière des chiffres couvrant la période allant de 2005 à 2010. Cette période devrait se caractériser non seulement par des fluctuations cycliques mais aussi par des mouvements dans les conditions de mariage importants, vu que les femmes autour de la trentaine, qui sont aussi les plus susceptibles de quitter le monde du travail, appartiennent d’abord au baby-bust et ensuite aux générations de l’écho du baby-boom.

Traduit de l’anglais par Marion Naccache.

par Shoshana Grossbard, le 20 mars 2009

Pour citer cet article :

Shoshana Grossbard, « Travail des femmes et « marché du mariage » aux USA », La Vie des idées , 20 mars 2009. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Travail-des-femmes-et-marche-du

Nota bene :

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Notes

[1Pour des femmes âgées de 25 à 54 ans. Voir la Source

[2Voir David M. Heer et Amyra Grossbard-Shechtman, « The Impact of the Female Marriage Squeeze and the Contraceptive Revolution on Sex Roles and the Women’s Liberation Movement in the United States, 1960 to 1975 », Journal of Marriage and the Family, 43(1) : 49-65, 1981.

[3Voir Shoshana Grossbard-Shechtman et Clive W. Granger, « Women’s Jobs and Marriage, Baby-Boom versus Baby-Bust, » Population, 53 : 731-52, September 1998 (publié en français).

[4Voir Shoshana Grossbard-Shechtman. « A Consumer Theory with Competitive Markets for Work in Marriage. » Journal of Socio-Economics, 31(6) : 609-645, 2003.

[5Voir Shoshana Grossbard and Catalina Amuedo-Dorantes. “Marriage Markets and Women’s Labor Force Participation,” Review of Economics of the Household 5:249-278, 2007.

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