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« La règle de cherté affecte notre goût de telle sorte que dans notre estime les signes de cherté s’amalgament inextricablement aux traits admirables de l’objet, et que le résultat de cette combinaison se range sous une idée générale qui porte le seul nom de beauté. » [1]
Dans un exemple devenu emblématique, Thorstein Veblen montrait en 1899 comment le jugement esthétique que nous portons sur un objet est corrompu par la connaissance que nous avons de sa valeur marchande. Il se plaisait alors à dérouler la mécanique qui nous conduit à retirer plus de satisfaction de la contemplation d’une cuiller en argent plutôt que de celle faite d’un vil métal embouti, alors qu’a priori rien ne permet de distinguer les deux sur le plan de l’apparence formelle. « C’est une véritable accoutumance : à force de percevoir les signes de cherté, à force d’identifier beauté et honorabilité, on finit par ne plus tenir pour belle une chose qui ne se vend pas cher » (p. 87).
Si la notion de beau a été débattue et les critères d’appréciation d’une œuvre enrichis avec l’introduction – entre autre – de l’intention de l’artiste, il n’en demeure pas moins que les biais soulignés par Veblen perdurent. Koons au musée national d’art moderne en décembre 2014 témoigne de l’actualité de cette ambiguïté. « En substance, les détracteurs de « l’imposture artistique » s’interrogent : ‘Jeff Koons est-il bon parce qu’il est cher ?’ Les sophistes leur répondraient : ‘Jeff Koons est-il mauvais parce qu’il est cher ?’ ». Les débats récurrents autour de la légitimité de prix records pour des œuvres d’art contemporaines au regard des prix en vigueur pour des artistes plus anciens – lesquels ont résisté à l’épreuve du temps – montrent combien la tendance à confondre valeur économique (prix) et valeur artistique (qualité) est répandue [2]. Or, ce n’est que dans de rares situations et sous des hypothèses assez restrictives de fonctionnement des échanges que les prix sont susceptibles de refléter correctement la qualité des biens. Le marché de l’art ne correspond en aucune façon à ces cas, et il convient de ne pas assimiler prix élevé à qualité artistique. L’existence d’une déconnexion entre la valeur économique et la valeur artistique semble en effet être plutôt la règle que l’exception sur ce marché.
L’impact des conventions de qualité sur le fonctionnement du marché
Le fonctionnement d’un marché requiert que les intervenants disposent d’un certain nombre de repères communs et s’entendent notamment sur les critères constitutifs de la qualité. S’agissant de l’art contemporain, définir la qualité à partir de la fonctionnalité des biens comme on le fait usuellement pour la plupart des biens de consommation courante s’avère particulièrement inefficace puisque la qualité artistique des emblématiques aspirateurs New Hoover Deluxe Shampoo Polishers de Jeff Koons ne dépend en aucune façon de la puissance d’aspiration des machines. Ne pouvant émaner de caractéristiques fonctionnelles objectivées liées au bien, ce sont des référents conventionnels qui offrent des points d’ancrage pour la formation des anticipations des participants à l’échange. À la précision des règles constitutives de la convention académique en vigueur au début du XVIIIe, enseignée par l’Académie des Beaux Arts et consignée dans différents traités, s’est substitué ce que nous avons défini dans d’autres travaux comme étant la convention d’originalité. La qualité artistique d’une œuvre est alors évaluée à l’aune de la démarche de l’artiste et de ce qu’elle est susceptible d’apporter de neuf relativement à ce qui a été fait précédemment [3]. L’adoption d’une convention de qualité plutôt qu’une autre n’est pas sans conséquences sur le fonctionnement du marché comme le montre l’analyse de deux classements emblématiques, le premier proposé par Roger de Piles au XVIIIe siècle et le Kunst Kompass de Willi Bongard pour la période contemporaine. Ce classement (‘Kunst Kompass’, i.e. ‘la boussole de l’art’) a été proposé pour la première fois en 1970 par Willi Bongard, aujourd’hui décédé ; il continue d’être publié annuellement par Manager Magazin.
Sous l’Académie, la création était strictement encadrée, les artistes étaient contraints tant au niveau des genres traités (prééminence des fresques historiques relativement aux portraits, paysages, scènes de genre et natures mortes) qu’à celui de la production (la représentation de la figure humaine était notamment restreinte à un nombre limité de postures et de gestes expressifs nobles empruntés au classicisme et à la haute renaissance ). L’existence d’un étalon artistique clairement défini permettait d’évaluer la qualité d’un tableau comme on le fait pour une machine, à travers la mise en évidence des rouages, de leur articulation et en évaluant chaque pièce. La combinaison des qualités élémentaires ainsi obtenues permettait ensuite de conclure à un jugement sur la qualité globale du tableau selon Roger de Piles (1708) [4]. Ce dernier préconisait de retenir quatre éléments afin de juger de la qualité d’une œuvre : la couleur, la composition, le coloris et l’expression. Dans un tel système, ce sont les caractéristiques intrinsèques de l’œuvre qui sont évaluées en référence à des canons extérieurs.
Exemple de notation sur 20 de quelques artistes [5] selon la méthode Roger de Piles 1708
|
Composition |
Coloris |
Dessin |
Expression |
Bourdon |
10 |
8 |
8 |
4 |
LeBrun |
16 |
16 |
8 |
16 |
Le Dominiquin |
15 |
17 |
9 |
17 |
Pourbus |
4 |
15 |
6 |
6 |
Source : d’après de Piles R. (1708), Cours de peinture par principes, Gallimard (1989), p. 239-241.
L’équivalent contemporain de ce système de classement est le Kunst Kompass, initialement établi par Willi Bongard. Selon cette nouvelle méthode, ce n’est plus la conformité des œuvres relativement à un étalon préexistant qui est étudiée, mais plutôt la capacité de la proposition artistique à entrer dans l’histoire de l’art. Le processus fonctionne comme suit. En premier lieu, un certain nombre de points sont attribués à différentes institutions d’art contemporain, revues spécialisées et grandes expositions internationales. Ensuite, chaque artiste est évalué selon sa représentation dans les diverses institutions et magazines. Par exemple, s’il a bénéficié d’un achat par le Centre Georges Pompidou il se voit crédité de 800 points. Au bout du compte, l’artiste qui a capitalisé le plus grand nombre de points est celui qui est considéré comme ayant la plus grande qualité artistique. Dans un tel système, ce ne sont plus les caractéristiques internes d’une œuvre qui sont évaluées mais plus largement la démarche d’un artiste, les institutions venant attester (ou non) son caractère novateur. Avec le passage de la convention académique à la convention d’originalité qui met en avant la démarche, on a glissé d’un ‘système d’œuvres’ à un ‘système d’artistes’. En outre, la qualité est désormais produite de façon endogène au monde de l’art, elle est le fruit d’un processus d’interaction entre acteurs reconnus pour leur capacité d’expertise.
Nombre de points attribués à quelques grands musées selon le Kunst Kompass (Extrait)
Nom du musée |
Lieu |
Points |
Centre Georges Pompidou |
Paris |
800 |
Guggenheim Museum |
New York |
800 |
Contemporary Museum of art |
Sidney |
800 |
Castello di Rivoli |
Turin |
650 |
Museum Ludwig |
Koblenz |
650 |
Museum of Fine Art Etc. |
Boston Etc. |
650 Etc. |
Classement des artistes, Kunst Kompass 2014 (Extrait)
Nom de l’artiste |
Année naissance |
Medium utilisé |
Galerie représentant l’artiste |
Total Points 2013 |
Total des points 2014 |
Rang |
Richter Gehrard |
1932 |
Peinture |
Goodman |
112 000 |
118700 |
1 |
Nauman Bruce |
1941 |
Installations |
Fisher |
95 870 |
104470 |
2 |
Throckel Rosemarie |
1952 |
Media mixte |
Spruth Magers |
72 900 |
79850 |
3 |
Source : Manager Magazin 4/2014
Mécanique de la formation de la valeur artistique
La comparaison des précédents classements vise à mettre en exergue comment l’évolution du référent pour appréhender la qualité artistique affecte l’organisation des échanges. Dès lors que la qualité ne peut plus être évaluée de façon exogène aux échanges comme tel était le cas sous l’académie, des mécanismes de légitimation interne au marché s’organisent pour pallier ce manque. Si le Kunst Kompass illustre ce passage, il n’offre qu’une image simplifiée de la mesure de la qualité à un moment donné et ne nous dit rien du processus de légitimation sous-jacent. Celui-ci relève d’une mécanique bien plus complexe que nous allons présenter maintenant. Reconnaître le caractère novateur d’une démarche artistique et faire entrer le nom d’un artiste dans l’histoire est le privilège d’un nombre réduit de personnalités, qualifiées usuellement d’instances de légitimation : conservateurs, critiques, galeristes et grands collectionneurs. Notons que nous ne considérons pas ici l’action marchande de ces acteurs mais nous nous concentrons plutôt sur leur capacité à créer de « petits événements historiques ». Ces événements consistent en des signaux objectivés, tangibles et durables de reconnaissance artistique qui contribuent à faire entrer le nom de l’artiste dans l’histoire. Ce peut être la rédaction d’un catalogue, l’entrée d’une œuvre dans la collection d’un musée, la sélection d’œuvres de l’artiste pour une exposition, la publication d’articles, etc.
Le pouvoir de légitimation des conservateurs est évident, du fait de la supériorité institutionnelle que leur octroie leur profession par rapport aux autres acteurs, le musée étant par nature lié à l’histoire artistique. Celui des galeristes bien que plus indirect n’en est pas moins conséquent. À travers les liens qu’ils établissent avec institutions et critiques, ils sont à même de favoriser l’entrée d’une œuvre dans une collection publique, d’obtenir un article d’un critique reconnu, ou d’aider à la publication d’un catalogue par exemple dans le cadre d’une coédition avec un centre d’art, etc. Ce sont d’ailleurs eux qui en général sont les premiers à découvrir l’artiste et à prendre le risque de le soutenir. Les collectionneurs ont également un rôle actif dans la création de ces petits évènements non seulement à travers les fondations que les plus riches d’entre eux établissent, mais aussi à travers les prêts d’œuvres en vue d’expositions dans des lieux de légitimation. Les dépôts ou dons d’œuvres que certains font auprès d’institutions sont d’autres exemples de leur capacité à contribuer à la légitimation artistique du travail d’un artiste. Chacun des ‘petits évènements’ ainsi produits offre un certificat tangible accréditant la qualité d’un travail artistique. Bien évidemment, un seul « petit événement historique » ne suffit pas à légitimer artistiquement une démarche ; ainsi l’obtention d’une critique dans un magazine spécialisé ou la réalisation d’un catalogue d’exposition par un centre d’art ne fournit qu’une légitimité relative au travail d’un artiste. Ce n’est qu’à l’issue d’un processus de sédimentation de ces petits évènements, qui se superposent les uns aux autres, que le nom de l’artiste s’inscrit dans la trajectoire de l’histoire en devenir. Notons que le processus est soumis à des phénomènes auto-renforçants [6]. Le fait qu’un artiste acquiert une certaine visibilité institutionnelle, accroît en effet la probabilité que d’autres membres des instances de légitimation le repèrent et impulsent à leur tour des signaux de reconnaissance artistique. Cette visibilité accroit également la probabilité que d’autres artistes prennent la démarche en question en référence et développent en regard – ou en opposition – leur propre travail, contribuant à renforcer la position de l’artiste dans l’histoire en train de se faire.
L’histoire mouvementée de la liaison artistique-économique
La valeur artistique étant ainsi définie, venons-en au rapport qu’elle entretient avec le prix. Les données marchandes issues des ventes publiques révèlent une hiérarchie distincte de celle établie selon la valeur artistique. Alors que Jeff Koons était en 2014 l’artiste vivant ayant enregistré la plus haute vente aux enchères pour une de ses œuvres (Balloon Dog Magenta, 58,4 millions de dollars, frais inclus, Christie’s, novembre 2013), il n’apparaissait qu’à la 13e position du Kunst Kompass en 2014.
Le décrochage entre le prix de marché obtenu par les œuvres de l’artiste et la valeur artistique reconnue à son auteur est encore plus patent dans le cas de Jacob Kassay. Cet artiste de 30 ans a connu une ascension marchande fulgurante, avec un record de 317 000$ en novembre 2013 (format 210/150, frais inclus, Phillips). Lors de l’entrée de l’artiste en galerie en 2007 chez Eleven Rivington, le prix était de 4000$ pour un format standard (120/90). Pour ce même format, une œuvre a atteint en mai 2011, 290 500$ (frais inclus) chez Phillips. L’artiste, bien que non représenté dans le classement des 100 artistes contemporains les plus légitimés établi par le Kunst Kompass a atteint aux enchères des prix similaires de ceux d’artistes confirmés, présents dans le classement, qui plus est à des positions enviables. Notons que Jacob Kassay ne fait pas non plus partie de la liste établie par le magazine indiquant les artistes « à suivre » du fait de l’importance des points de légitimation acquis au cours de l’année écoulée.
Quand l’information médiatique vient troubler le jeu
Comment expliquer ce décalage entre les deux hiérarchies [7] ? Trois séries de facteurs entrent en jeu dont l’importance relative dépend des motivations intervenant pour l’achat d’une œuvre (plaisir esthétique, social, financier). Le premier facteur est de nature informationnelle. Si l’inclinaison subjective individuelle intervient lors de l’achat d’une œuvre, nombre de personnes cherchent toutefois à s’assurer ensuite du bien-fondé de leur jugement initial en se renseignant sur le parcours de l’artiste pour évaluer le degré de reconnaissance dont il bénéficie dans le milieu. Tout lieu d’exposition, foire ou galerie met généralement à la disposition du public le CV de l’artiste, dans lequel sont consignés les petits événements historiques précédemment évoqués qui attestent de la reconnaissance par des experts du travail de l’artiste. Si, sur le marché les amateurs se fiaient à leur seule inclinaison subjective et à ces signaux – i.e. une information artistique objectivée – alors la concordance entre la valeur artistique et économique des œuvres serait globalement assurée. La réalité est tout autre. En fait, les personnes accordent du poids à un autre type d’information, cette fois de nature médiatique. Issue notamment du battage médiatique que font les maisons de vente aux enchères autour de quelques ventes et généralement relayée par les journaux, cette information médiatique n’a pas de fondement artistique, c’est cela qui la différencie fondamentalement de l’information artistique légitimée. L’obtention d’un prix record aux enchères n’est pas nécessairement le fruit d’une demande soutenue pour le travail de l’artiste mais peut tout simplement résulter de stratégies intéressées. Un vendeur, détenant de nombreuses œuvres d’un artiste, peut ainsi demander à un « ami » d’enchérir pour faire monter artificiellement la cote de l’artiste et accroître par ce biais la valeur du stock d’œuvres qu’il détient. De même, des pools peuvent se constituer entre plusieurs acteurs pour faire artificiellement monter le prix d’adjudication d’un artiste et fournir au marché un signal erroné. Une telle situation a pu se produire pour Jacob Kassay lors de sa première apparition aux enchères chez Phillips en novembre 2010. Alors que la fourchette d’estimation indiquait 6000/8000$, l’œuvre a été adjugée pour 86 500$ (frais inclus).
Toutes les personnes ne sont pas influencées identiquement par l’information médiatique, certaines sont plus perméables que d’autres, cette sensibilité dépend de leur confiance en leur jugement et de leur capacité à saisir les signaux émis par les instances de légitimation. Les nouveaux venus sur le marché, peu aptes à repérer les signaux artistiques ont naturellement tendance à suivre les jugements de masse et l’information médiatique [8]. Divers travaux de psychologie sociale ont souligné la tendance des êtres humains à ignorer dans certaines situations leur jugement propre et à adopter l’opinion majoritaire d’un groupe qui a une opinion différente de la leur, parce qu’ils désirent avoir une perception exacte de la réalité, cette influence étant plus marquée dans les situations ou le stimulus initial est ambigu ou difficile à apprécier. Les biens de confiance [9], i.e. dont l’appréciation de la qualité fait intervenir le jugement d’experts s’insèrent dans ce cas de figure. Tel est précisément le cas des œuvres d’art.
Ces phénomènes mimétiques ne sont pas sans conséquence sur la formation des prix. Ainsi, lorsqu’un nombre élevé d’acheteurs se fie essentiellement à l’information médiatique et n’accorde que peu d’importance aux informations provenant des instances de légitimation, la valeur artistique et les prix divergent. En effet, l’acheteur troublé par l’information médiatique est prêt à débourser pour une œuvre un montant supérieur à ce qu’indiquent les signaux de reconnaissance artistique. Mais ce faisant, son achat vient lui-même alimenter la rumeur médiatique, conduisant d’autres personnes à faire de même. On assiste alors à un décalage entre la valeur artistique et économique de l’œuvre. Lorsque ce phénomène s’exacerbe, on parle de bulles spéculatives. Notons que ce décalage ne peut toutefois perdurer qu’un temps. À long terme, toute bulle est vouée à éclater, ramenant le prix de l’œuvre à un niveau plus en rapport avec sa valeur artistique.
Quand la distinction s’en mêle
Le décalage valeur artistique/économique constaté sur les marchés n’est toutefois pas imputable à ce seul effet informationnel et est le fruit d’autres facteurs. La recherche de distinction sociale est l’un d’entre eux. L’économiste Alfred Marshall soulignait l’importance de ce motif dans la consommation : « si élevé soit le désir de variété, il est faible comparé au besoin de distinction : un sentiment qui, considéré dans son universalité, et sa constance, affecte les hommes de tous les temps, nous vient dès le berceau et ne nous quitte jamais jusqu’au tombeau, et peut être ainsi considéré comme la plus puissante des passions humaines [10] ». L’acquisition de biens réputés avoir un prix élevé est un des moyens dont peuvent user les personnes pour affirmer leur pouvoir et leur prestige, pour se signaler à leur entourage (Veblen, 1890). Pour de tels biens, toute baisse de prix produit des effets atypiques et induit une diminution de la demande, puisque le caractère ostentatoire se trouve mécaniquement amoindri, et ce bien que les qualités intrinsèques de l’œuvre n’aient en rien changé. Lorsque le mobile qui guide l’acheteur est essentiellement la recherche de distinction, c’est l’acquisition publique, à un prix record qui importe, la valeur artistique étant reléguée au second plan. Ces achats peuvent être néfastes pour le marché car ils sont susceptibles de l’entraîner dans une hausse incontrôlée. En effet, chaque nouveau record vient alimenter une nouvelle information médiatique, et ce faisant est non seulement susceptible d’induire en erreur des acheteurs « naïfs » qui n’étant pas informés accordent une plus grande qualité artistique à l’œuvre que ce qu’elle n’en a réellement et sont de ce fait prêts à payer un prix élevé pour l’acquérir (i.e. mimétisme informationnel) mais elle vient également aiguiser les appétits de personnes en recherche de distinction qui trouvent dans ces nouveaux prix records un moyen d’afficher plus encore leur position sociale (i.e. effet Veblen). Une spirale inflationniste est alors enclenchée.
De ce fait, l’explosion du nombre de milliardaires dans le monde n’a pas été sans conséquence sur l’évolution des prix et du marché. Alors qu’en 1987 Forbes décomptait 140 milliardaires, en 2014 ce chiffre était plus de 10 fois supérieur. Selon le World Wealth report, la part des œuvres d’art au sein des investissements dits « de passion » effectués par les individus les plus fortunés s’élevait à 22% [11]. La multiplication des milliardaires alliée à l’importance des achats d’art dans leurs investissements passion a contribué à accroître le nombre d’enchérisseurs intervenant à des niveaux de prix élevés. Tandis qu’à l’aube du millénaire seuls une centaine d’acheteurs dans le monde était susceptible de dépenser plus de 5 millions pour une œuvre d’art, désormais le nombre de ces acheteurs a explosé à 1000 voire plus , et leur origine géographique s’est très largement diversifiée. S’il convient d’éviter toute généralisation hâtive et que l’effet Veblen n’est pas nécessairement le motif premier d’achat de l’ensemble de ces nouveaux venus, il n’en demeure pas moins que dans certains cas la motivation est patente, comme le soulignait Harry Bellet lors de l’achat par le milliardaire chinois Wang Jianlin de Claude et Paloma, un Picasso de 1950, pour 28,1 millions de dollars au cours d’une vente considérée comme de qualité toute relative selon les experts , et alors même que l’estimation initiale jugée comme déraisonnablement élevée était de 12 millions de dollars : « Ce n’est plus un Picasso, c’est un Wang Jianlin… Et c’est une première explication à ces prix délirants : la maison de vente a révélé le nom de l’acheteur, c’est donc qu’il voulait que cela se sache. Certains s’offrent ainsi de la notoriété [12] ».
Quand le motif spéculatif apparaît
Enfin, le décalage entre valeur artistique et marchande est alimenté par un troisième facteur, la spéculation. Pour le spéculateur, la valeur fondamentale de l’œuvre importe peu. Il peut acquérir sciemment des œuvres surcotées, dès lors qu’il anticipe que d’autres personnes seront prêtes à l’acheter à leur tour le lendemain ou le surlendemain à un prix encore bien supérieur. Notons que ce jeu peut fonctionner entre spéculateurs sans même qu’il y ait des naïfs parmi les acheteurs. Selon Keynes l’effet est tel « qu’il n’est pas nécessaire qu’il y ait dans le public des pigeons pour emplir la panse des professionnels ; la partie peut être jouée entre les professionnels », et l’économiste de comparer alors la spéculation à un jeu de chaise musicale en affirmant que « l’on peut trouver à ces jeux de l’agrément et de la saveur bien que tout le monde sache qu’il y a un vieux garçon en circulation ou que lors de l’arrêt de la musique certains se retrouveront sans siège » [13].
Une des conditions nécessaires à la spéculation, outre l’existence d’anticipations à la hausse réside dans la liquidité du marché, i.e. le nombre et la fréquence des transactions doivent être élevés, pour que le risque pris par les opérateurs ne soit pas trop élevé et qu’ils soient à même de réaliser rapidement leurs affaires. Les artistes dont la production est quantitativement élevée constituent de ce fait une proie potentielle pour les spéculateurs. Dans le cas de Jacob Kassay, la fraîcheur des œuvres apparues sur le marché, revendues sur le second marché peu de temps après leur réalisation (deux ans voire même un an), avec des écarts de prix conséquents, présente tous les symptômes d’actions spéculatives.
Le devenir des bulles et du marché
Qu’il s’agisse de la tulipomanie au XVIIe siècle, des chemins de fer dans l’Ouest américain au XIXe, ou encore la Dot.com bubble en 2000, toute bulle spéculative semble vouée à éclater. Il apparaît inéluctable que « l’exubérance irrationnelle » caractéristique des comportements spéculatifs rencontre à un moment ou un autre sur son chemin un petit gravier qui la déroute et la conduise à s’engager dans une dynamique dépressive. Il semble en effet peu réaliste que l’optimisme immodéré qui conduit les acteurs à anticiper une hausse des prix perdure, la probabilité est grande que tôt ou tard un événement vienne perturber leur bel optimisme , les faisant brutalement regarder sous un autre jour le décalage existant entre la valeur fondamentale du bien soumis à la spéculation et son prix de marché. Une fois le renversement des anticipations opéré, tant le mimétisme informationnel que l’effet de distinction favorisent la formation d’anticipations baissières, selon une logique cumulative similaire à celle qui avait initialement conduit à leur hausse.
Sur le marché de l’art, le phénomène de bulle et son retournement s’avèrent encore plus complexes à analyser. En effet, non seulement il est difficile de prévoir l’évolution de l’humeur du marché, mais en outre dans certaines situations, l’information artistique, théoriquement garante de la valeur fondamentale de l’œuvre, peut être biaisée. De ce fait, on ne pourra plus à proprement parler de bulle puisque la valeur artistique augmentera pour venir sinon rejoindre, du moins se rapprocher de la valeur économique. Tel est le cas lorsque les membres des instances de légitimation émettent des signaux pour attester de la qualité d’une démarche artistique , non pas en raison de leurs convictions profondes et de l’intérêt qu’ils prêtent au travail développé par l’artiste, mais plutôt parce qu’ils sont pris dans un jeu d’intérêts. Ces comportements posent des questions de fond lorsque les acteurs impliqués sont censés être des représentants de l’intérêt général. Dans un contexte de resserrements des crédits, reconnaissons que la tentation est grande pour une institution publique d’organiser une exposition autour d’un artiste médiatique, en lequel le conservateur ne croit pas nécessairement, mais qui procurera un nombre élevé d’entrées au musée, et pour laquelle une riche galerie et/ou un riche mécène partageront les frais de réalisation d’œuvres monumentales produites spécifiquement pour l’exposition. Quel crédit alors accorder à de tels signaux de légitimation artistique ? Mais l’institution publique n’est pas la seule en cause. La fondation instituée par un riche collectionneur bénéficie d’avantages fiscaux en raison de son engagement vis à vis de l’intérêt général. Les transformations intervenues dans l’industrie du luxe dans les années 1990 – constitution de grands groupes et élargissement de la clientèle – ont donné naissance à de nouvelles stratégies, marquée par la nécessité de conserver aura et distinction, et ont conduit à un rapprochement avec l’art contemporain. Lorsque celui-ci se trouve instrumentalisé et décliné à travers les 4P du marketing : product (production de biens de luxe signés par des artistes) /price (segmentation des prix en conséquence) /place (boutiques lieux d’exposition) /promotion (défilés performances, campagne de publicité shootées par des artistes), il est permis d’observer avec circonspection la constitution d’une fondation dédiée à l’art contemporain, et son engagement en faveur de l’intérêt général, d’autant plus que la puissance financière de ces riches collectionneurs leur permet de stimuler l’information médiatique et d’accélérer les processus de reconnaissance (e.g. records aux enchères), de concert avec d’autres acteurs, quand il ne s’agit pas de spéculation.
Bien qu’il convienne de respecter la présomption d’innocence, notons que les tentations sont grandes et posent des questions de fond quant au fonctionnement du marché de l’art, au rôle de l’institution comme « garant » de la valeur artistique, et au rôle croissant du pouvoir financier. Dans la mythologie grecque, Ulysse s’attachait à son mât pour éviter de se laisser séduire par le chant des sirènes, au sein du monde de l’art, quelques garde-fous gagneraient à être inventés.