Pesanteurs et survivances de l’ancien régime sont encore à craindre en Tunisie. La dessinatrice qui a su jouer des réseaux sociaux pour transmettre ses commentaires satiriques sous le pseudonyme de Willis From Tunis revient sur ce qu’elle voudrait pouvoir tenir pour acquis : la fin de l’auto-censure. Elle a accordé cette interview à La Vie des idées quelque temps avant de décider de parler à visage découvert.
Aujourd’hui, l’engagement en Tunisie, c’est combattre pour cette liberté qu’on a arrachée, essayer de la préserver parce qu’elle est fragile. Me concernant, c’est combattre pour la liberté d’expression à travers mes caricatures, à travers mon personnage ; ne pas tomber dans l’autocensure, rester aussi spontanée – pas forcément pour attaquer mais uniquement pour savourer cette liberté qu’on a si chèrement gagnée et qui est toute neuve – ; ne pas retomber dans les méthodes d’intimidation qu’on a connues pendant des dizaines d’années ; et surtout ne plus avoir nos vieux réflexes de se taire et de s’autocensurer pour ne pas avoir de problèmes.
J’ai utilisé Facebook parce qu’il y a pratiquement trois millions de Tunisiens tous âges confondus qui ont un compte Facebook. Mais au départ c’était destiné à mon entourage, à mes amis. Si j’ai commencé à faire des dessins, c’était vraiment pour mon entourage direct. Je n’avais pas du tout l’idée d’être engagée ou quoi que ce soit. Je voulais juste redonner le sourire aux gens qui m’entouraient, qui souffraient. Ce qui a suivi justement – le fait qu’eux partagent les dessins et des centaines d’autres personnes –, ça m’a complètement dépassée. Mais l’essentiel était de rester spontanée, d’essayer de dire ce que je ressentais et de passer du tragique au comique. C’était une catharsis, un moyen d’évacuer l’angoisse. Heureusement qu’il y avait Facebook ou Internet ou Twitter pour pouvoir partager tout ça. Aujourd’hui, même après les élections, même après les résultats qui nous ont tous un peu perturbés, c’est un outil pour communiquer qui est énorme, plus que la télévision, plus que la radio, plus que n’importe quel média, un moyen de partager au maximum nos idées, qu’on soit pour ou contre, avec des milliers de personnes.
J’ai utilisé un personnage qui est le chat. Le chat a toujours été un symbole utilisé par les anarchistes, par les libertaires… Le chat est indépendant. Ce n’est donc pas gratuit, mais en même temps le but était de prendre du recul et de se moquer un peu – même si la situation dramatique ne donnait pas envie de rigoler. C’est un peu comme avoir un fou rire pendant un enterrement. Ce sont toujours ces moments de tension là où l’on a un fou rire nerveux. Le but c’était graphiquement de rire, même si ce n’était pas le moment. Je recevais beaucoup de messages de personnes qui regardaient mes dessins, qui me disaient : « Continue, ça m’évite de prendre du Xanax. » J’ai continué parce que j’en avais besoin – mais si en plus je pouvais être antidépresseur, c’était l’idéal pour moi.
Je pense que l’essentiel c’est de s’exprimer. M’exprimer m’a été interdit pendant tellement longtemps que c’est un plaisir inouï. Quand on a la chance de vivre dans un pays où il n’y a pas une dictature, il n’y a pas de censure, il faut s’exprimer, créer un blog, faire passer des choses même si on ne sait pas écrire, même si on ne sait pas dessiner. Mais en tout cas essayer de partager des choses, de témoigner. Ça créera peut-être un effet boule de neige mais en tout cas ça « nourrira la cause. »
Transcription par Stéphanie Mimouni.
Vidéo réalisée et montée par David Bornstein.
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David Bornstein, « Tourner la page de l’auto-censure. Entretien avec Willis From Tunis, dessinatrice »,
La Vie des idées
, 5 avril 2012.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Tourner-la-page-de-l-auto-censure
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