Le tirage au sort semble revenir dans des expériences politiques après avoir été éclipsé pendant des siècles [1]. L’expérience islandaise est de ce point de vue emblématique. Après la crise économique de 2008 et la quasi-faillite du pays, la volonté de changer l’équipe gouvernementale et les règles du jeu politique s’exprime lors d’énormes manifestations de rue. Les élections anticipées d’avril 2009 portent au pouvoir une coalition entre les sociaux-démocrates et les Verts – le procès de l’ancien premier ministre a commencé en mars 2012. Parallèlement, en 2009, une Assemblée citoyenne d’un millier de personnes tirées au sort et de quelques centaines de personnalités qualifiées est rassemblée à l’initiative d’associations civiques pour dégager les valeurs sur lesquelles devraient se refonder le pays. L’expérience est réitérée en novembre 2010, cette fois avec le soutien étatique, dans la perspective de l’adoption d’une nouvelle Constitution. La tâche de cette seconde Assemblée citoyenne est de déterminer, en s’appuyant sur les résultats de la première, les grands principes de la future Loi fondamentale. Peu après, un « Conseil constituant » est élu par la population. Il est composé de vingt-cinq citoyens « ordinaires » : les 523 candidatures en compétition sont purement individuelles, les parlementaires ne peuvent se présenter et la campagne électorale est légalement réduite au minimum pour se démarquer des pratiques habituelles d’une classe politique largement discréditée. Ce Conseil travaille sur un nouveau texte constitutionnel au printemps et à l’été 2011. Parmi les principales nouveautés du projet, une réforme profonde de l’équilibre des pouvoirs, une meilleure transparence dans les processus de prise de décision, une forte extension des mécanismes de démocratie participative et de démocratie directe ainsi qu’une meilleure prise en compte de la question écologique méritent d’être notées. Les articles du projet constitutionnel sont mis en ligne au fur et à mesure de leur rédaction, le public pouvant faire des commentaires et émettre des suggestions via les pages Facebook, Twitter ou Flickr du Conseil constituant. Le projet de Constitution est transmis au Parlement à l’été 2011 et devrait être soumis à référendum en 2012 – il s’agira du troisième référendum en quelques années, les deux précédents ayant conduit les Islandais à refuser par deux fois (en mars 2010 et avril 2011) les projets d’accord gouvernementaux sur le paiement de la dette laissée par la faillite des banques. L’État social est pour l’essentiel préservé et une réorientation du modèle économique enclenchée.
Cette expérience n’est que la pointe la plus avancée de centaines, voire de milliers d’autres où intervient la sélection aléatoire. Pour ne mentionner que des exemples français, le groupe de Metz d’Europe-Ecologie-Les Verts a désigné par tirage au sort ses candidats aux cantonales et aux législatives. La Fondation pour l’innovation politique, proche de l’UMP, propose de désigner désormais 10% des conseillers municipaux par tirage au sort [2]. L’Institut Montaigne, centriste, de recourir à une conférence citoyenne pour discuter du financement de la protection sociale. La Fondation Jean Jaurès, liée au Parti socialiste, réfléchit sur les jurys citoyens [3]. La Fondation Hulot réclame pour sa part la création d’une troisième chambre tirée au sort [4] et des dirigeants de l’association ATTAC, proche quant à elle de la gauche critique, parlent de remplacer le Sénat par une chambre ainsi constituée. Au niveau international, le tirage au sort suscite un intérêt croissant dans la théorie politique.
Pourquoi le tirage au sort avait-il disparu dans les démocraties modernes après les révolutions du XVIIe siècle ? Pourquoi fait-il retour aujourd’hui ? Quelles sont les légitimités potentielles qui pourraient justifier un recours significatif à cette procédure dans les démocraties contemporaines ?
La disparition du tirage au sort dans les démocraties modernes
L’expérimentation républicaine et démocratique a rarement joué sur une seule procédure, et la polarisation moderne sur l’élection est plutôt une exception historique. La question de savoir pourquoi le tirage au sort a disparu de la scène politique avec les révolutions modernes a pour la première fois été posée par Bernard Manin [5]. Sa réponse s’appuyait sur deux éléments : d’une part, les pères fondateurs des républiques modernes voulaient une aristocratie élective, et il était donc logique qu’ils rejettent le tirage au sort, associé depuis Platon et Aristote à la démocratie. D’autre part, la théorie du consentement, fortement enracinée dans les théories du droit naturel, s’était diffusée à tel point qu’il semblait difficile de légitimer une autorité politique qui ne soit pas formellement approuvée par les citoyens.
Ces deux arguments sont importants mais ne peuvent à eux seuls épuiser l’explication. En particulier, ils ne permettent pas de comprendre pourquoi des courants radicaux minoritaires mais conséquents qui militaient pour une représentation descriptive (dans laquelle le corps des représentants ressemblerait par ses caractéristiques au peuple tout entier) ne revendiquèrent pas l’usage du tirage au sort en politique, dont le sens démocratique était encore évoqué par Montesquieu ou Rousseau. Pour expliquer cette énigme, il faut abandonner le ciel des idées politiques « pures » et s’intéresser à la façon dont ces idées se matérialisent à travers des techniques de gouvernement, des outils, des dispositifs. La notion d’échantillon représentatif est familière aux lecteurs du XXIe siècle, rendus réceptifs par des décennies de recours intensif aux statistiques et aux sondages d’opinion. Cependant, elle ne fut inventée qu’à la fin du XIXe siècle. Il ne pouvait auparavant y avoir de relation entre tirage au sort et représentation descriptive, car l’idée que la sélection aléatoire mène statistiquement à un échantillon qui possède les mêmes caractéristiques que l’ensemble de départ n’était pas scientifiquement disponible [6].
L’impossibilité de recourir au concept statistique d’échantillon représentatif, alors même que le calcul des probabilités était déjà très développé au moment des révolutions française et américaine, constitue un élément déterminant pour comprendre pourquoi le tirage au sort politique semblait condamné dans les démocraties modernes : leur taille, rappelaient à l’envie la presque totalité des auteurs de l’époque, rendait désormais impossible un autogouvernement similaire à celui des démocraties antiques. Dans ce monde conceptuel, tirer au sort signifiait donner arbitrairement le pouvoir à certains. En l’absence de la notion d’échantillon représentatif, les tenants d’une représentation descriptive étaient du coup condamnés à choisir d’autres outils pour faire progresser leurs idéaux.
Des mini-publics délibératifs
Inversement, la signification actuelle du retour du tirage au sort dans de multiples expériences s’explique largement par la diffusion de la notion d’échantillon représentatif, qui avait au préalable gagné une certaine légitimité politique à travers les sondages d’opinion. Les expériences contemporaines se singularisent en ce qu’elles pensent le tirage au sort comme moyen de sélectionner un échantillon représentatif (ou au moins diversifié) de la population, une sorte de microcosme de la cité, un mini-public qui peut opiner, évaluer, juger et éventuellement décider au nom de la collectivité, là où tous ne peuvent prendre part à la délibération et où l’hétérogénéité sociale interdit de croire que tous les individus sont interchangeables. Des philosophes et historiens des sciences ont décrit comment une « domestication du hasard » avait été permise par le calcul de probabilités à partir du moment où des acteurs s’en sont progressivement saisi pour l’utiliser comme un outil dans leurs pratiques scientifiques, administratives ou commerciales [7]. Il est possible d’étendre ce raisonnement à la politique et d’affirmer que le calcul de probabilités, ou plus exactement, sa déclinaison dans la notion d’échantillon représentatif, y a permis à partir des années 1970 une domestication du hasard sous la forme des mini-publics.
Certains des idéaux classiques tels que l’égalité de tous les citoyens devant la sélection aléatoire ou l’idée que chacun peut apporter une contribution utile à la solution des problèmes collectifs retrouvent une seconde jeunesse avec les expérimentations actuelles. Cependant, dans des cités telles l’Athènes antique et la Florence médiévale ou renaissante, chacun de ceux qui appartenaient au groupe dans lequel on tirait au sort était tour à tour gouvernant et gouverné. Sous cette forme, rotation rapide des charges publiques et sélection aléatoire permettaient un autogouvernement difficilement concevable à l’échelle nationale dans les démocraties modernes. La démocratie délibérative repose sur une autre logique [8]. Elle est fondée sur des mini-publics qui rendent possible la constitution d’une opinion publique contrefactuelle, qui se différencie des représentants élus mais aussi de l’opinion publique du grand nombre. John Adams pouvait réclamer que les représentants « pensent, ressentent, raisonnent et agissent » comme le peuple [9]. Pour les théoriciens de la démocratie délibérative, la similarité statistique entre les représentants « descriptifs » et le peuple n’est qu’un point de départ. Le mini-public, une fois qu’il a délibéré, est censé pouvoir avoir changé d’opinion – un tel changement est même le signe attendu d’une délibération de qualité. Cela est clairement perceptible lorsque James Fishkin présente la logique du sondage délibératif, un instrument qu’il a inventé :
Prenez un échantillon national représentatif de l’électorat et rassemblez ces personnes venues de tout le pays dans un même lieu. Plongez cet échantillon dans le thème en question, avec un matériel informatif soigneusement équilibré, avec des discussions intensives en petits groupes, avec la possibilité d’auditionner des experts et des responsables politiques ayant des opinions opposées. À l’issue de plusieurs jours de travail en face-à-face, sondez les participants de façon détaillée. Le résultat offre une représentation du jugement éclairé du public.
L’objectif est de se démarquer de la logique épistémologique et politique des sondages classiques : alors que ceux-ci ne représentent « qu’une agrégation statistique d’impressions vagues formées la plupart du temps sans connaître réellement les argumentaires contradictoires en compétition », les sondages délibératifs veulent permettre de savoir « ce que le public penserait s’il avait véritablement l’opportunité d’étudier le sujet débattu » [10].
Les légitimités politiques du tirage au sort
Tandis que les hybridations foisonnent, plusieurs dispositifs standardisés sont aujourd’hui expérimentés. Le plus ancien, inventé simultanément en Allemagne et aux États-Unis dans les années 1970, est celui des jurys citoyens. Dérivé des jurys d’assises et autres jurys populaires, il permet à un groupe de personnes (de douze à quelques dizaines) tirées au sort de délibérer dans des conditions procédurales optimales, en alternant durant un ou deux week-ends discussions internes et audition d’experts défendant des positions contradictoires. Ces derniers sont sélectionnés parfois en collaboration avec le jury si celui-ci tient plusieurs sessions) par les animateurs de la procédure, qui doivent être indépendants des autorités qui ont lancé le processus. L’objectif du jury est de remettre un avis public sur le thème d’action publique sur lequel il a été convoqué [11]. Les conférences de citoyens (ou de consensus) en sont assez proches. Elles sont nées au Danemark à la fin des années 1980, et portent sur des questions scientifiques et techniques [12]. Les sondages délibératifs, expérimentés par Fishkin à partir des années 1970, se singularisent par la taille (plusieurs centaines de citoyens tirés au sort peuvent être réunis), mais aussi parce qu’ils ne débouchent pas sur un avis consensuel mais sur le sondage d’une opinion éclairée par des débats contradictoires de qualité. À l’inverse, les assemblées citoyennes sur le mode islandais, dont la première s’est tenue en Colombie britannique (Canada) en 2004 [13], sont aussi importantes par la taille que les sondages délibératifs mais sont compétentes pour prendre des décisions ou au moins pour soumettre des projets à référendum devant l’ensemble du peuple.
Quelles sont les sources de légitimité sur lesquelles ces dispositifs sont susceptibles de s’appuyer ? Les mini-publics tirés au sort ne peuvent à l’évidence reposer ni sur la légitimité du nombre, ni sur celle du savoir expert. Cependant, l’expérience historique et la réflexion philosophique nous montrent qu’ils peuvent revendiquer plusieurs types de légitimité.
Une politique plus délibérative.
Le postulat sous-tendant les dispositifs contemporains, à savoir qu’une délibération de citoyens « ordinaires » menée dans de bonnes conditions peut mener à des résultats raisonnables, tend à être largement corroboré par les enquêtes empiriques de sciences sociales menées par des observateurs extérieurs aux dispositifs analysés. C’est dans cette mesure que l’opinion des mini-publics tend à être plus « raisonnable » que celle des masses, qu’elle peut influencer en retour si elle trouve un écho dans les médias. Dans un contexte où l’insatisfaction par rapport au système politique est largement partagée, cela peut contrebalancer la politique-spectacle et l’autonomisation de la classe politique, et contribuer à rendre celle-ci plus responsable devant les citoyens. L’objectif est de promouvoir une meilleure communication entre décideurs et citoyens, ainsi qu’une délibération de qualité impliquant ces derniers.
Diversité des expériences sociales.
En outre, les dispositifs de délibération qui rassemblent des citoyens ordinaires peuvent avoir des avantages épistémologiques par rapport au gouvernement représentatif et aux comités de sages : une bonne délibération doit inclure des points de vue divers, de telle sorte que la gamme des arguments envisagés soit élargie et que la discussion soit plus inclusive [14]. Dans cette perspective, les mini-publics tirés au sort ont l’avantage d’être socialement – et donc épistémologiquement – plus riches que les comités formés d’experts ou de responsables politiques, mais aussi que les publics participatifs formés sur la base du volontariat ou n’impliquant que la société civile organisée. Leur apport est important dans un monde dont la complexité va croissant.
Un succédané de démocratie radicale.
Le troisième argument s’inscrit dans une perspective démocratique radicale. Certains défenseurs du gouvernement représentatif avancent parfois que le meilleur système politique serait sans doute un véritable « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », mais que comme un tel système est impossible dans les États de masse, le gouvernement représentatif représente la moins mauvaise option disponible. Il est cependant possible de soutenir que, dans les démocraties modernes, la solution la moins mauvaise est de substituer le peuple s’autogouvernant, ou au moins de l’épauler, par des mini-publics tirés au sort. De tels dispositifs affirment une valeur démocratique fondamentale, celle de l’égalité, puisque chaque citoyen a une chance égale de participer à la décision et que leur composition sociale reflète celle du peuple dans sa diversité.
L’impartialité.
Un quatrième argument en faveur des mini-publics tirés au sort, plus consensuel et découlant d’une vaste expérience historique, repose sur leur impartialité. Les élus, les experts et les intérêts organisés sont fortement enclins à défendre des intérêts particuliers. À l’inverse, la sélection aléatoire tend à recruter des personnes non partisanes, sans intérêts de carrière à défendre et que des règles délibératives procédurales poussent à formuler un jugement tendu vers l’intérêt général. Cette caractéristique est notamment précieuse lorsqu’il s’agit de traiter des enjeux de long terme, comme la préservation des équilibres écologiques et des conditions de vie des générations futures [15].
Les défis de la démocratie délibérative
Les dispositifs tirés au sort sont cependant confrontés à une série de défis.
La délibération face aux inégalités sociales.
Comment parvenir à répartir égalitairement la parole dans un groupe socialement et culturellement hétérogène, où certains sont plus habitués que d’autres à parler en public, où le capital culturel tend à lever les inhibitions et à conforter l’assurance de soi, où les experts qui sont auditionnés et les professionnels qui gèrent le dispositif peuvent influer de façon importante sur les débats ? La qualité procédurale des dispositifs tend à minimiser les asymétries : il faut avoir vu des personnes jusque-là muettes s’animer dans les sessions en petits groupes et en revenir avec une capacité accrue à prendre la parole pour comprendre les potentialités à l’œuvre. Cependant, l’égalité n’est jamais parfaite.
Les effets de la délibération sur les individus.
Quels sont véritablement les effets de la délibération sur les individus qui participent à ces mini-publics ? Les théoriciens de la démocratie délibérative postulent souvent qu’en discutant de façon informée, les citoyens sont à même de se convaincre mutuellement grâce à la force sans contrainte du meilleur argument. Ce postulat est cependant difficilement démontrable et ce qui se passe réellement dans les délibérations reste largement une « boîte noire ». Des psychologues ont même avancé que la discussion en petits groupes aboutit à renforcer les polarisations préexistantes et à rendre plus difficile la recherche d’un compromis. Si cette logique postulée par les expériences de laboratoire ne semble guère se retrouver dans les pratiques réelles des mini-publics, il faut cependant convenir que les effets précis de la délibération sur les individus restent encore à prouver, même si la littérature sur ce point est en forte croissance [16].
La question de la responsabilité.
La question de la responsabilité des citoyens tirés au sort se pose fortement dans les nouveaux dispositifs. À l’époque d’Athènes, ceux qui devenaient membres des magistratures collégiales devaient rendre des comptes sur leur action. Même s’ils sont loin de toujours respecter leurs promesses électorales, les élus sont responsables devant la loi lorsqu’ils occupent des postes exécutifs, et devant leurs électeurs s’ils se présentent à la réélection. Devant qui les jurés actuels doivent-ils rendre des comptes, ou pourraient-ils le faire ?
La délibération contre la publicité ?
Si les sondages délibératifs sont publics, ce n’est pas le cas des jurys citoyens et des conférences de consensus, qui se tiennent entièrement à huis-clos même si l’avis final est rendu publiquement. Dans un autre contexte, Jon Elster a avancé que les séances publiques poussent les interlocuteurs à rigidifier leurs positions et à déployer des arguments rhétoriques [17]. D’autres ont ajouté qu’il convenait de préserver les jurés de l’influence des lobbies. Dans une perspective habermassienne ou kantienne, la publicité est au contraire l’une des forces de la discussion en ce qu’elle pousse les locuteurs à se tourner vers l’intérêt général ou du moins à tenter de montrer en quoi leurs arguments sont compatibles avec celui-ci, et la pression de la publicité rend plus difficiles les marchandages que les séances à huis-clos. En tout état de cause, la non-publicité des débats présente l’inconvénient majeur de rendre plus difficile l’implication du grand public.
Délibération des mini-publics contre délibération des masses.
Les mini-publics délibératifs, par définition, visent à incarner une opinion contrefactuelle (ce que l’opinion publique pourrait être), mieux informée, bénéficiant d’un cadre assez satisfaisant pour se forger, mais qui du coup peut diverger de l’opinion des masses. La façon dont les recommandations des jurés ont été rejetées dans plusieurs expériences phares démontre amplement que ce risque n’est pas purement spéculatif.
La question de la transformation sociale.
Comment les mini-publics pourraient-ils avoir de réelles incidences sur le monde ? Les citoyens tirés au sort sont désencastrés de leurs liens sociaux préalables et sont mis artificiellement en présence. Tant que leur convocation dépend seulement du bon vouloir des autorités publiques, il est improbable qu’ils puissent subvertir vraiment les structures de pouvoir. Pour imposer des transformations positives dans un monde où les résistances structurelles des intérêts dominants sont énormes, l’appel à l’indignation et à une levée en masse contre les injustices et les périls qui menacent la planète n’est-il pas plus efficace que les discussions raisonnables en comités restreints ?
Les mutations de la représentation démocratique
Malgré ces défis, la vague actuelle d’expérimentations ayant recours au tirage au sort est significative d’une tentative d’enrichissement de la démocratie. En témoigne par exemple l’Assemblée citoyenne de Colombie britannique en 2004. Elle s’était vu confier la mission de proposer une réforme du mode de scrutin de cette province canadienne. Ses organisateurs jugeaient qu’il était préférable de ne pas confier aux partis la réforme d’une loi électorale, thème sur lequel il y avait en quelque sorte conflit d’intérêts. Après un an de travail, l’Assemblée citoyenne proposa d’en finir avec le scrutin uninominal à un tour, qui écrase les minorités, et d’introduire une logique plus proportionnelle. Le projet de loi fut proposé tel quel aux citoyens pour qu’ils le ratifient par référendum en mai 2005. Gordon Gibson, conseiller du Premier ministre de Colombie Britannique et créateur de l’Assemblée citoyenne, justifia cette innovation de la façon suivante :
Nous sommes [...] en train d’introduire de nouveaux éléments aux côtés de la démocratie représentative et de la démocratie directe [...] À l’heure actuelle, les deux voies permettant la prise de décision sont profondément influencées – voire sous la coupe – d’experts et d’intérêts particuliers. L’idée de démocratie délibérative est essentielle pour faire entrer en lice l’intérêt public, porté par des panels de citoyens tirés au sort. Les représentants traditionnels que nous élisons sont choisis à travers un consensus majoritaire, pour une période de temps longue, en tant que professionnels, avec une compétence légale illimitée pour agir en notre nom. Le nouveau type de représentants dont nous parlons sont choisis au hasard, pour une courte période, en tant que citoyens ordinaires et pour des tâches spécifiques et limitées [18].
Pour prendre la mesure de ces propos, il faut rappeler que l’expérience démocratique moderne ne s’est jamais réduite au seul gouvernement représentatif, c’est-à-dire à l’élection régulière de représentants monopolisant au nom de leurs mandants la prise de décision. La mise en place d’une justice indépendante, l’activité des comités d’experts, la démocratie sociale impliquant les partenaires sociaux ou les éléments de démocratie directe que représentent les référendums et les initiatives populaires ont aussi fait partie du panorama. Or, à l’heure des réseaux sociaux et de la fin des partis de masse, une pluralisation des voies de la légitimité démocratique est perceptible [19].
Dans le futur, il serait souhaitable que le tirage au sort soit de nouveau associé à l’élection, comme il le fut dans la majorité des expériences démocratiques et républicaines de l’histoire. Pour que cette innovation ait vraiment un sens, elle devrait être institutionnalisée légalement et ne pas reposer seulement sur la volonté politique de certains responsables. L’idée n’est bien sûr pas de supprimer les élections, mais d’enrichir la dynamique démocratique en y faisant intervenir ce nouvel élément à une échelle significative. L’expérience islandaise montre bien les potentialités de démocratisation de la démocratie qu’il recèle : quel contraste avec la Grèce, qui a pris quant à elle le chemin d’une réforme par en haut laissant le système institutionnel en l’état !
Il serait en tout état de cause naïf de penser que la politique au XXIe siècle ne fera que prolonger avec des modifications à la marge celle du siècle précédent. Devant l’ampleur de la crise du capitalisme financier et l’impasse croissante dans laquelle nous mène le modèle productiviste suivi jusque-là, devant l’immense discrédit qui frappe la politique institutionnelle aujourd’hui, le statu quo ne semble ni réaliste, ni satisfaisant.