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Recension Histoire

Sur les traces des Juifs sahariens

À propos de : Sarah A. Stein, Saharan Jews and the Fate of French Algeria, Chicago


par Ismail Warscheid , le 2 janvier 2015


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Dans l’Algérie coloniale, les Juifs du Mzab forment un « indigénat » distinct non seulement de la communauté musulmane locale, mais de la population juive du Nord. L’historienne américaine Sarah Stein livre une réflexion sur la construction des inégalités statutaires et de la citoyenneté dans l’Empire français.

Recensé : Sarah A. Stein, Saharan Jews and the Fate of French Algeria, Chicago, University of Chicago Press, 2014, 272 p..

Spécialiste d’histoire sépharade à l’université de Californie à Los Angeles, Sarah Stein s’interroge sur l’existence d’un particularisme juridique et administratif inédit dans l’Algérie coloniale, à savoir la soumission des communautés israélites sahariennes au régime de l’indigénat. En effet, jusqu’en 1961, les ressortissants de confession juive du vaste espace formant, dès 1902, l’énorme entité des « Territoires du Sud » restent exclus du processus de naturalisation inauguré par le décret Crémieux de 1870. À l’instar de leurs voisins musulmans, ils subissent les rigidités d’un « statut personnel mosaïque » qui limite, de manière drastique, leurs droits politiques et civiques.

Pour analyser la genèse et, surtout, la longévité de cette exception statutaire peu connue, l’auteur se penche sur le cas de la plus importante des communautés israélites « indigènes » : celle des Juifs du Mzab, archipel oasien situé à six cents kilomètres au sud d’Alger. En retraçant l’évolution de cette communauté de l’occupation du Mzab en 1882 jusqu’à l’exode de 1962, Sarah Stein montre comment les autorités françaises se sont attachées à fabriquer un « indigénat juif » qu’elles estimaient non seulement distinct de la population juive du Nord, mais aussi allogène par rapport à la communauté musulmane locale.

La construction de l’« indigénéité »

Un constat marque le point de départ du raisonnement de l’auteur : « Les Juifs indigènes sont faits et non trouvés ». C’est dire que l’« indigénéité » se construit dans les classifications d’un État colonial soucieux d’asseoir son emprise sur les populations autochtones. L’historienne américaine montre que le maintien d’un « statut civil mosaïque », tout au long de la période coloniale, témoigne de la préoccupation de ne pas mettre en péril l’alliance avec les notables de la communauté musulmane ibadite du Mzab [1].

Mais l’« indigénéité » se fabrique aussi à travers la constitution de savoirs ethnographiques. Sarah Stein montre dans le premier chapitre comment enquêtes et publications savantes – la plus importante étant la monographie de Briggs et de Guède parue en 1964 [2] – concourent à façonner l’image d’une « tribu juive oubliée », aux origines hétérogènes et aux traditions obscurantistes. Dans cette vision tant misérabiliste que mystificatrice, les Juifs du Mzab sont des « outsiders » : arrivés dans la région à la fin du Moyen Âge, ils ne doivent leur ancrage local qu’à la bienveillance de leurs hôtes ibadites.
Ce discours sur l’extranéité et l’archaïsme d’une population considérée comme « indigne » d’être naturalisée sert de légitimation à une politique visant l’isolement social et économique. L’administration militaire du Mzab s’efforce de limiter les échanges commerciaux entre Juifs et musulmans, de même qu’elle veille scrupuleusement à préserver la ségrégation spatiale entre quartiers israélites et ibadites.

Parallèlement des mesures sont prises qui contribuent à creuser l’écart avec les coreligionnaires au Nord. Introduit en Algérie dès 1845, le système consistorial ne trouve pas d’application au Mzab. Les affaires communautaires y sont gérées par un conseil municipal juif (djemaa), créé dans le sillage de l’occupation en 1882 et présidé par un « chef de la nation juive ». Enfin, en matière judiciaire, les litiges ayant trait à l’héritage, au mariage et au droit de famille sont traités devant un tribunal rabbinique selon les règles d’un « droit mosaïque » que l’auteur décrit comme « un mariage inventif entre la jurisprudence ottomane de l’époque moderne et la législation coloniale française ».

Malgré l’accent qu’elle met – à juste titre – sur les effets désintégrateurs de cette politique, Sarah Stein ne tombe pas dans le piège d’une histoire unilatérale dans laquelle les « colonisés » se résignent à subir le joug de leurs « colonisateurs ». En s’intéressant aux négociations et contestations à travers lesquelles les Juifs du Mzab s’accommodent d’un système souvent miné par ses propres contradictions, l’auteur essaie au contraire de tenir les différentes perspectives en équilibre. Ainsi insiste-t-elle sur les manipulations identitaires rendues possibles par le caractère indécis des frontières séparant le Sud saharien de l’Algérie septentrionale où « l’indigène » juif est en droit de réclamer la citoyenneté. De même, elle souligne la fréquence de pétitions et de doléances adressées aux autorités françaises.

Intégration et exclusion

Encore plus révélatrice est la détermination avec laquelle la communauté juive cherche à s’approprier les trois principales institutions de l’encadrement des populations autochtones en contexte colonial : l’armée, l’hôpital et l’école. Nombreux sont les Juifs mozabites à s’enrôler dans l’armée, lorsque ce droit leur est concédé – avec réticence – à l’issue de la Première Guerre mondiale, mais aussi à fréquenter les institutions médicales françaises. En particulier l’hôpital militaire de Ghardaïa, fondé en 1884, est très sollicité au point que, dans les années 1920, le directeur des services médicaux pour les Territoires du Sud décide d’en interdire l’accès aux « indigènes ».

Les choses sont plus complexes en matière d’éducation. L’auteur nous apprend qu’au Mzab, comme dans le reste du Sahara algérien, l’Alliance israélite universelle n’entretient pas d’écoles. À l’intérieur de la communauté du Mzab se perpétue, jusqu’en 1962, un enseignement religieux traditionnel centré autour de l’institution du midrash à Ghardaïa. Pourtant, tout en cultivant « les sciences traditionnelles de la Synagogue », selon l’expression d’André Chouraqui qui visite la région en 1939, les familles juives n’hésitent pas à envoyer leurs enfants aux écoles des Pères blancs, peu fréquentées par la population musulmane.

C’est une conséquence paradoxale de cette « indigénisation » que celle-ci s’avère – dans une certaine mesure – protectrice durant les événements dramatiques de la Deuxième Guerre mondiale. Alors que, dans le Nord, les lois et décrets antisémites adoptés entre 1940 et 1942 privent la population israélite de ses droits civiques les plus élémentaires et que de nombreux Juifs sont enfermés dans les camps d’internement du Sahara, la communauté du Mzab échappe plus ou moins aux persécutions du régime de Vichy.

Certes, les autorités locales veillent à empêcher tout contact entre internés et « indigènes » juifs. Mais, globalement, Sarah Stein constate un désintérêt relatif, qu’elle met en relation avec la position si marginale occupée par la communauté au sein de l’Algérie française. C’est plutôt la réaffirmation du régime de l’indigénat par la Quatrième République en 1947 qui, selon l’auteur, marque un véritable tournant dans la mesure où il amplifie le mouvement d’émigration des Juifs du Mzab vers la Palestine/Israël.

L’exode constitue le thème sur lequel s’achève le livre. Le dernier chapitre et la conclusion exposent en détail l’impact du régime de l’indigénat sur les modalités de l’émigration. Amorcés dès les années 1940, à l’instigation de la philanthropie juive internationale désormais acquise à la cause des Juifs mozabites, les départs se dirigent au début principalement vers Israël et non vers la France. La métropole ne devient véritablement une destination de départ qu’en 1961, lorsque, dans le contexte de la départementalisation des Territoires du Sud, la naturalisation des Juifs sahariens est enfin décidée. Les derniers Juifs du Mzab s’envolent ainsi vers la France au cours de l’été 1962.

L’arrivée de cette population « fraîchement naturalisée » pose alors le problème délicat de la conversion de son statut civil indigène en statut civil français. En particulier, l’inexistence d’un état civil complique la transformation administrative de l’« indigène » en « citoyen ». Pour remédier à ces problèmes, les autorités françaises au Mzab sont chargées, en décembre 1961, d’établir un état civil recensant rétrospectivement les membres de la communauté. Dans cette initiative tardive et lacunaire, Sarah Stein décèle toutefois plus qu’une simple mesure d’authentification. Pour elle, l’enquête n’articule rien de moins qu’une tentative pour effacer les traces de la politique inégalitaire menée depuis le début de la période coloniale, à « neutraliser une distinction typologique et juridique qui semblait impossible, voire honteuse, à l’heure de la décolonisation. »

La question des sources

Que conclure de ce livre ? Le récit que Sarah Stein fait de l’« indigénisation » de cette communauté juive saharienne est agréable à lire, solidement documenté et s’intègre dans des débats historiographiques actuels, par exemple celui autour du « pluralisme juridique » (legal pluralism) en contexte colonial. Prise dans son ensemble, l’étude nous rappelle à la fois l’indispensabilité et la fertilité de l’approche monographique lorsqu’il s’agit d’analyser, en historien, les systèmes de domination et de contrainte. En mettant l’accent sur la genèse des catégories et typologies de l’indigénat, en démontrant l’importance de l’exception pour l’homogénéisation de l’ensemble, en restant sensible aux trajectoires d’individus, l’auteur se lance dans ce « jeu d’échelles » cher aux micro-historiens, qui permet d’aborder les institutions étatiques d’un point de vue praxéologique.

Le pari semble réussi. Regrettons seulement que le style synthétique de l’ouvrage interdise parfois l’approfondissement de certains problèmes sociaux évoqués. Ainsi aurait-il été souhaitable, à notre sens, d’étudier plus en détail la question du tribunal rabbinique et de ce « droit mosaïque » dont le lecteur ne saisit pas vraiment la nature.

En outre, on ne peut s’empêcher de déplorer le fait qu’une fois de plus, l’autochtone n’apparaît qu’à travers les traces laissées par le « colonisateur ». Entendons par là que Sarah Stein s’appuie uniquement sur des sources archivistiques et littéraires françaises. L’absence de documents émanant des membres de la communauté juive au Mzab (correspondances épistolaires, actes notariés, écrits littéraires, etc.) est d’autant plus fâcheuse que l’existence de sources endogènes ne semble pas faire de doute.

Ces réserves faites, le livre apporte une contribution précieuse à l’éclairage du passé de ce Sud algérien, qui reste encore une terra incognita pour l’historiographie du Maghreb.

par Ismail Warscheid, le 2 janvier 2015

Pour citer cet article :

Ismail Warscheid, « Sur les traces des Juifs sahariens », La Vie des idées , 2 janvier 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Sur-les-traces-des-Juifs-sahariens

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Notes

[1Majoritaire parmi la population berbérophone du Mzab, l’ibadisme est un courant de l’Islam issu du kharidjisme.

[2Llyod Cabot BRIGGS, Norina Lami GUEDE, No more for ever : A Saharan Jewish town, Harvard University, Cambridge (Ma), 1964.

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