Qui vote pour le Front National ? Pas forcément les « exclus ». Une enquête menée à Avignon pendant les élections régionales de 2015 révèle le profil socialement contrasté des électeurs frontistes. Si le FN profite surtout de l’abstention, il resterait impopulaire dans les milieux populaires...
Si l’implantation du Front National dans la région Provence-Alpes Côte d’Azur est historique, à tel point que la région semble en être devenue l’un des bastions, celle-ci est loin d’être uniforme sur l’ensemble du territoire régional. À l’approche des élections de 2017, il apparaît nécessaire de tirer les enseignements des scrutins précédents pour limiter les analyses globalisantes et éviter les commentaires simplistes sur la nature des soutiens du FN. Parmi ces derniers, l’idée d’un vote qui serait celui des classes « populaires », ou celui des « ouvriers », ou encore de jeunes dépolitisés grandissant doit être relativisée. Ramener l’étude des résultats obtenus par ce parti politique à l’échelle infra-communale est ainsi un bon moyen de repérer ses marges réelles de progression. À partir de l’analyse localisée de trois bureaux de vote avignonnais suivis depuis la séquence électorale de 2012 [1], nous démontrons que le FN progresse essentiellement dans les zones urbaines et péri-urbaines qui votaient autrefois pour la droite républicaine. Ailleurs, le FN profite surtout de la forte abstention qui pénalise les autres formations politiques, notamment le PS, et contribue à le rendre plus visible. Par ailleurs, la mobilisation d’un « front républicain » contre le FN entre les deux tours demeure plus élevée dans les quartiers populaires qui ne soutiennent pas massivement le parti d’extrême-droite.
La commune d’Avignon, qui compte un peu plus de 90 000 habitants dans une aire urbaine d’environ 500 000 habitants, ne constitue pas historiquement un bastion électoral du FN, à l’inverse de plusieurs villes moyennes du département, comme Orange ou Carpentras. Dans les faits pourtant, la progression du vote FN dans cette commune est loin d’être négligeable. Même si elle n’est pas uniforme selon les espaces étudiés, elle traduit dans certains quartiers un enracinement de ce parti que l’élection municipale de 2014 a nettement fait ressortir au détriment d’une droite républicaine en déshérence.
Les élections régionales de 2015, dont les enjeux locaux sont difficilement perceptibles en raison de la nationalisation tendancielle de ce scrutin, se présentent comme une mise à l’épreuve de cette implantation : au lendemain du premier tour, Marion Maréchal Le Pen (FN), arrivée en tête dans tous les départements de la région PACA, pouvait vraisemblablement accéder à la présidence de l’exécutif régional. C’est finalement la liste menée par Christian Estrosi (Union de la Droite) qui l’emporte avec 54,78 % des suffrages exprimés (soit 81 sièges) contre 41,22 % (soit 42 sièges) pour le FN, le candidat du PS, Christophe Castaner, s’étant retiré. Notre attention s’est donc portée sur la mobilisation des électeurs entre le premier et le second tour des élections régionales 2015 pour la commune d’Avignon. On aurait en effet pu penser que, à l’instar de ce qui s’est produit lors d’autres élections, l’acuité de la menace allait conduire à un sursaut de mobilisation des abstentionnistes du premier tour contre le FN.
Pourtant, comme nous l’illustrons dans cet article, si une légère augmentation de la mobilisation est repérable lors du second tour, l’analyse comparée de trois bureaux de vote de la ville d’Avignon conduit à interroger l’ampleur du soutien au FN qui n’est ni homogène, ni forcément là où on l’attend le plus.
Dans cette commune socialiste de l’après-guerre au début des années 1980, le PS s’impose à nouveau au soir du second tour de l’élection municipale de 2014 avec la victoire de Cécile Helle. Ce résultat est d’autant plus remarqué qu’il met fin à presque 20 ans de gestion de Marie-Josée Roig (RPR puis UMP). Cette victoire socialiste est pourtant l’arbre qui cache une forêt de défaites sur le plan national pour le Parti socialiste, et qui dissimule localement la progression réelle du Front National dans la commune. Les élections régionales de 2015 confirment l’implantation territoriale du FN, bien qu’elles doivent être appréhendées à la lumière de contextes d’abstention très différents (de 37 % à plus de 60 % selon les bureaux de vote étudiés).
Les analyses présentées ici reposent sur la combinaison de trois techniques d’enquête :
– le relevé des listes d’émargement des bureaux de vote étudiés au premier et au second tours des élections régionales de 2015
– un questionnaire réalisé à la sortie des bureaux de vote lors du premier tour
– des observations ethnographiques des bureaux de vote le jour du premier tour et des quartiers qui y sont rattachés pendant les semaines précédant le vote.
Pour commencer, la présentation des trois bureaux de vote étudiés propose de typifier les environnements de vote, repérables ailleurs dans la commune étudiée, mais également dans d’autres communes, afin d’éviter de juxtaposer une série de monographies. La comparaison entre les trois bureaux révèle de fortes disparités socioéconomiques produisant des effets différentiels sur la participation électorale qui doivent être pris en compte dans l’analyse des scores réalisés par le FN. Mais au-delà de ce premier résultat, nous souhaitons tirer profit de l’accès aux listes d’émargement, pour repérer des disparités au sein même des bureaux de vote. Deux variables disponibles sur ces listes sont particulièrement intéressantes pour nuancer les analyses de l’abstention dans chaque bureau : l’âge des électeurs inscrits et leur adresse. Ces dernières permettent la localisation et la caractérisation des types d’habitat, qui, couplées à l’analyse ethnographique des quartiers, permettent d’analyser l’influence des contextes de voisinage.
Des territoires urbains et péri-urbains fortement contrastés
Les bureaux de vote sur lesquels se concentre notre analyse ont fait l’objet de redécoupages en 2015, ce qui complique la comparaison avec les scrutins antérieurs. Ils ont été choisis parce que, bien que tous situés en zone urbaine, ils présentent des situations territoriales et socioéconomiques contrastées. Il est nécessaire ici de préciser la configuration singulière de la commune d’Avignon qui se partage entre un centre-ville, dit « intra-muros », abrité derrière ses remparts médiévaux, et une vaste zone, dite « extra-muros », partagée entre péri-urbain proche et éloigné.
Reflétant cette géographie de la ville historiquement segmentée [2], les trois bureaux de vote étudiés se caractérisent par leur position par rapport aux murs de la ville :
– le bureau Hôtel de ville, « dans les murs » ;
– le bureau Maison des anciens combattants, « hors les murs » ;
– le bureau Salle polyvalente de Montfavet 1, « loin des murs ».
Nous avons objectivé ces différences entre les bureaux de vote par la construction de deux indicateurs synthétiques de précarité, l’un économique [3], l’autre social [4], qui permettent d’affiner la superposition des territoires des bureaux de vote et des « Ilots Regroupés pour l’Information Statistique » (IRIS) [5], échelle à laquelle l’INSEE diffuse les données sociodémographiques infra-communales [6].
L’hyper centre-ville touristique, un bureau de vote « dans les murs » favorisé et intégré
Le premier bureau présente la situation socioéconomique la plus favorisée de notre enquête. À l’abri des remparts, il est situé dans le centre-ville d’Avignon, dans un quartier résidentiel à la sociabilité essentiellement touristique. Ce quartier inclut la place de l’Horloge, place centrale très fréquentée d’Avignon qui ouvre sur l’accès principal de la rue de la République. Ce territoire rassemble une population aisée, diplômée et plutôt âgée. Les commerces de proximité sont plus nombreux que dans les autres quartiers étudiés, bien qu’en grande majorité l’activité commerciale du secteur soit plutôt à dominante touristique (restaurants, hôtels, boutiques de souvenirs). Les habitations sont en grande partie des immeubles anciens aux moulures soignées et travaillées sur les façades, des hôtels particuliers ou bien des résidences au style plutôt contemporain. Par ailleurs, le parc privé ou public ne propose pas ou peu d’habitations à loyer modéré (HLM) excluant de fait les familles ou ménages en situation de précarité qui ne peuvent pas accéder à ce type de quartier. Selon les données de l’INSEE, la part des ménages propriétaires de leur logement est d’environ 35 %, ce qui est dans la moyenne communale. On note par ailleurs une forte proportion de résidences sécurisées. Le territoire se caractérise enfin par un faible réseau de transports en commun et le manque de places de stationnement, ainsi que par la faible implantation d’associations locales.
C’est dans une tout autre configuration sociale et territoriale que s’inscrit le bureau « hors les murs ».
Hors les murs, un territoire de relégation
Une part des électeurs rattachés à ce bureau de vote habitent l’un des quartiers populaires les plus défavorisés et stigmatisés de la ville, la Croix des Oiseaux, situé en partie en zone franche urbaine (ZFU). À l’extérieur des remparts, ce quartier reste proche, à environ 1,5 kilomètre de ceux-ci ; il est bordé au sud par un boulevard urbain autour duquel ont été construits les quartiers de logements sociaux, aujourd’hui classés par le Contrat de Ville du Grand Avignon parmi les « quartiers prioritaires ».
Ce quartier, qui a connu une première phase de rénovation urbaine avant d’être de nouveau laissé à l’abandon, est en effet souvent perçu comme un quartier de relégation en proie à de nombreuses difficultés. De 1980 à 1985, la pauvreté et le chômage augmentent dans le quartier et le parc locatif se détériore. On y compte, comme dans le centre-ville, 64 % de locataires contre 36 % de propriétaires qui vivent, pour la majorité d’entre eux, dans les pavillons qui font face aux barres HLM.
L’événement marquant de l’histoire du quartier est la destruction de plusieurs de ces barres en 1998, qui a profondément altéré la vie sociale du quartier. Ce dernier reste pauvre en commerces et ceux qui subsistent sont assez peu fréquentés. Les installations sportives se réduisent à un stade de football ; on compte également une crèche, un centre social, un collège et un lycée technique. Le territoire de ce bureau de vote, plus étendu que le quartier de La Croix des oiseaux, est donc divisé entre barres d’immeubles d’un côté et rues pavillonnaires de l’autre, parfois hautement sécurisées, opposant diverses fractions des classes populaires aux sociabilités bien distinctes.
À l’inverse, le dernier bureau, beaucoup plus éloigné des murs, se rattache à un territoire plus homogène mais dans lequel les ménages et les individus sont beaucoup plus isolés.
Loin des murs, entre périurbanisation et faibles sociabilités
Le dernier bureau, situé dans la zone d’Agroparc, technopôle de l’agglomération avignonnaise, est le plus excentré de notre étude : c’est celui d’un nouveau quartier de Montfavet, lui-même ancien village rattaché à Avignon à la fin du 18e siècle, donc doublement périphérique par rapport à Avignon et à Montfavet. Le technopôle regroupe 300 entreprises dans des secteurs divers, comme l’ingénierie ou les télécommunications, des centres de recherche en agronomie et informatique, un site universitaire, ou encore le siège de la communauté d’agglomération avignonnaise. De plus, grâce à la présence de l’aéroport et d’un centre hospitalier psychiatrique, la desserte routière et les transports en commun sont relativement denses dans ce secteur, malgré l’éloignement. Les espaces verts tendent à diminuer en raison d’une urbanisation progressive qui ne préserve plus que certains terrains vagues ou bassins de rétention.
Si l’attractivité économique est forte en semaine, le quartier est rapidement déserté dès la fermeture des bureaux. Hormis les commerces, le quartier comporte très peu de lieux de sociabilité : ni clubs sportifs, ni infrastructures pour les activités extra-scolaires, et la seule crèche est réservée aux enfants des salariés des entreprises. Même les étudiants qui logent dans les résidences étudiantes du secteur les quittent le week-end. La salle polyvalente qui fait office de bureau de vote accueille occasionnellement des événements importants (concerts, meetings, etc.), qui attirent des spectateurs venus de toute l’aire urbaine, mais sans constituer un véritable lieu de rencontre à l’échelle du quartier.
Les formes prises par l’habitat tendent elles aussi à isoler plus qu’à rassembler les différents types de populations, pour l’essentiel des retraités ou des couples de jeunes actifs avec enfants. En effet, les nombreux immeubles et résidences de standing neufs [7] sont hermétiques les uns aux autres, sécurisés par des digicodes à l’entrée, cachés derrière des portails et des murs relativement hauts, rendant ainsi difficile l’existence d’une identité de quartier. Dans ce quartier, le contraste est donc fort entre ceux, étudiants et travailleurs, qui animent ce territoire en semaine mais n’y résident pas forcément, et ceux qui y sont plus durablement installés, assez massivement présents les jours de scrutins.
Ces caractéristiques socioéconomiques contrastées donnent quelques clefs pour conduire l’analyse comparative des scores du FN dans la commune d’Avignon. Même s’il arrive en tête dans les trois bureaux de vote étudiés au premier tour des élections régionales, ce résultat doit s’analyser de façon différentielle au regard des populations qui se déplacent effectivement pour voter.
Un vote Front National pas si populaire que ça
Au premier tour, 407 personnes ont voté dans le bureau « dans les murs » où Marion Maréchal Le Pen arrive en tête avec 124 voix, suivie de près par Christian Estrosi (LR) avec 111 voix, puis par Christophe Castaner (PS) avec 77 voix, très en deçà du score de François Hollande, arrivé en tête dans ce bureau en 2012.
Si le FN arrive également en tête dans le bureau « hors les murs », cela provient moins d’une progression du parti que de l’effondrement des soutiens aux autres formations politiques. Marion Maréchal Le Pen, tout en réalisant un score assez proche des résultats habituels de son parti dans ce bureau, se place mécaniquement en tête face à un candidat PS qui accuse un score historiquement bas, et une droite, comme à l’habitude, très faible dans ce quartier. Dans ce bureau donc, la victoire du FN doit être relativisée par son absence de progression en nombre de voix, son noyau dur étant manifestement le seul à se mobiliser.
C’est seulement dans le bureau « loin des murs » que la victoire du FN au soir du premier tour semble en fait relever d’un réel ancrage de ce parti : celui-ci obtient une très large avance sur la liste Les Républicains, 225 voix contre 75, mordant à l’évidence ici sur l’électorat de droite et confirmant l’enracinement du parti dans les bureaux droitiers. C’est d’ailleurs dans ce seul bureau que le FN se maintient en tête au soir du second tour.
L’analyse des listes d’émargement et des itinéraires de participation entre le premier et le second tour permet de relativiser l’engouement électoral supposé des classes populaires et petites classes moyennes pour ce parti. Mais elle indique également qu’en cas de risque élevé de victoire du FN, le « front républicain » n’est plus assuré de fonctionner.
Si la faible participation lors des élections régionales françaises de 2015 confirme leur statut d’élections intermédiaires (Lehingue, 2010), les observer à partir du cas particulier de la ville d’Avignon et du contexte de la victoire possible du FN en PACA met en évidence le fait que le parti n’est plus considéré comme une menace nécessitant de se mobiliser contre elle : de nombreux électeurs ne prennent pas la peine de se déplacer, même au second tour quand une victoire du FN peut raisonnablement être envisagée. L’autre constat saillant est que les électeurs des classes populaires ne votent pas en faveur du FN, alors même que celui-ci est en mesure de gagner l’élection régionale. À rebours des discours présentant volontiers les classes populaires comme prêtes à céder aux sirènes du FN, ces observations confirment ainsi les difficultés du parti à se donner les apparences de la normalité (Mayer, 2015). Ainsi, la marge de progression (en voix) du FN entre les deux tours reste très faible dans l’ensemble des trois bureaux (tableau 1).
Le tableau 2 met en évidence les différentes formes prises par le « front républicain » selon les bureaux, avec une progression en voix globalement stable du FN (une trentaine de voix dans chaque bureau). Ainsi, au second tour, dans le bureau « hors les murs », le candidat Estrosi l’emporte (+188 voix) sans aucun doute grâce aux voix d’électeurs votant habituellement plus à gauche et à celles d’abstentionnistes du premier tour qui se mobilisent au second. Dans le bureau « dans les murs », Christian Estrosi arrive en tête, gagnant 142 voix et inversant ainsi la tendance du premier tour. A l’inverse, le bureau « loin des murs » marque lui une préférence stable pour le FN : malgré un report de voix significatif en faveur du candidat de droite (+159), celui-ci ne réussit pas à faire basculer l’ordre des candidats.
En définitive, la mobilisation contre le FN résiste le mieux sur les territoires défavorisés qui comptent le plus d’électeurs d’origine immigrée et d’étrangers [8], comme c’est le cas pour le bureau « hors les murs », avec le sursaut de mobilisation électorale le plus notable (+12,4 %) en faveur du candidat de droite entre les deux tours. Les possibilités de victoire du FN sont donc plus mobilisatrices pour les électeurs les plus enclins à s’abstenir au premier tour des élections régionales.
Par ailleurs, la progression du FN, au moins dans deux des trois bureaux étudiés, est avant tout une progression en trompe-l’œil : le parti mobilise essentiellement son noyau dur et profite de la désaffection des électeurs pour une élection qui intéresse difficilement au-delà des électeurs les plus insérés politiquement. Ainsi le FN, ayant fait le plein parmi ses soutiens les plus stables au premier tour, ne représente pas une option politique crédible ou souhaitable pour la majorité des électeurs mobilisés, soit qu’ils reportent leur choix sur le candidat de la droite, soit qu’ils s’abstiennent d’un tour à l’autre. En outre, il est impossible d’affirmer que les électeurs frontistes du premier tour se déplacent systématiquement au second tour, tant la mobilisation est différente d’un tour à l’autre (nombre d’électeurs du premier tour ne reviennent pas au second). Cela est particulièrement visible dans le bureau « loin des murs », qui a le plus voté pour la liste FN, au point de la placer en première position même au second tour : en effet, 124 électeurs, soit presque 16 % des électeurs du premier tour, ne se sont pas déplacés pour le second. De nombreuses incertitudes planent encore sur l’existence d’un électorat véritablement stabilisé qui soutiendrait inconditionnellement le parti [9], et ce même s’il compte parmi les formations politiques qui résistent le mieux à l’épreuve des scrutins de moindre intensité et très faiblement mobilisateurs tels que les élections régionales.
Une participation variable selon l’âge et le lieu de résidence
Le taux d’abstention dans le bureau « dans les murs » est dans la moyenne communale, 51,3 % au premier tour des élections régionales, mais reste comparativement assez élevé au second tour, soit 48,2 % contre 42,9 % au plan communal. Le bureau « hors les murs » atteint lui des taux d’abstention très élevés : 61,7 % au premier tour et 54,2 % au second, bien au-dessus, dans les deux cas, des moyennes communales. Le bureau « loin des murs », le plus éloigné du centre-ville, est paradoxalement le moins abstentionniste au premier (39,25 %) comme au second tour (37,35 %) avec des taux d’abstention en dessous de la moyenne communale : en dépit donc d’une faible sociabilité et d’une position ultra-périphérique par rapport au centre-ville, c’est là qu’on vote le plus. L’analyse de la participation électorale en fonction des relevés effectués sur les listes d’émargement permet d’affiner la compréhension de ces différentiels de mobilisation d’un bureau de vote à l’autre.
Le tableau ci-dessus fait tout particulièrement ressortir l’écart entre le bureau « hors les murs » où l’abstention est majoritaire et le bureau « loin des murs » où le vote aux deux tours atteint presque 40 % des électeurs inscrits. Les listes d’émargement donnent par ailleurs quelques précieux renseignements sur ces derniers, notamment leur âge et leur adresse, permettant d’introduire des nuances dans les pratiques de vote observées dans chaque bureau. L’analyse de la participation selon l’âge des électeurs souligne largement le désinvestissement des plus jeunes : ainsi, dans l’ensemble des trois bureaux, ce sont environ la moitié des électeurs de moins de 35 ans qui ne se déplacent à aucun des deux tours du scrutin régional, proportion qui diminue avec l’âge puisque entre 35 et 54 ans, les électeurs se répartissent à peu près en proportion équivalente (1/3 à chaque fois) entre les différentes options.
La comparaison des trois bureaux laisse toutefois apparaitre des différences dans l’ampleur de la démobilisation électorale en fonction des quartiers. Ce sont ainsi 67,9 % des électeurs de 18 à 24 ans qui ne participent pas dans le bureau le plus populaire « hors les murs », contre environ 50 % de cette même classe d’âge dans le bureau « dans les murs », plus favorisé, et 31,1 % dans le bureau « loin des murs » (graphique 2). Cette démobilisation des électeurs les plus jeunes révèle un désintérêt bien réel pour la politique.
De plus, dans les milieux les plus populaires, l’élection régionale ne mobilise que très faiblement les primo-votants pourtant tendanciellement plus mobilisés [10] : dans le bureau « hors les murs », ce sont plus de 60 % des 18-19 ans qui ne se déplacent pas pour voter. Dans les milieux plus aisés des bureaux « dans les murs » et « loin des murs », on observe une mobilisation un peu plus franche de ces primo-votants,40 % et 30 % de ceux-ci se déplaçant respectivement aux deux tours – très probablement sous la pression familiale et sociale (Braconnier, Dormagen, 2007) –, sans que cette participation ne se confirme parmi leurs aînés (20-24 ans), qui restent malgré tout moins abstentionnistes que dans les autres bureaux de vote (graphique 3).
De la même manière, l’analyse de la participation à partir des listes d’émargement et de la reconstitution des types d’habitats démontre à quel point cette variable distingue votants réguliers et non-votants. Bien entendu, le type d’habitat n’est qu’une conséquence des inégalités socioéconomiques entre ces trois bureaux de vote. Cependant, l’habitat pris en compte à un niveau plus fin, infra bureau de vote en l’occurrence, apporte un éclairage particulièrement intéressant pour penser la participation électorale. Nous avons ainsi approfondi cette dimension dans l’étude du bureau « hors les murs », le plus abstentionniste et le plus populaire.
On note une participation électorale différenciée selon les types d’habitats : presque 50 % des électeurs résidant en HLM ne votent jamais, alors que presque 46 % des électeurs résidant en maison individuelle votent aux deux tours, les habitants des immeubles en copropriété privée ayant tendance à se comporter comme ceux des logements HLM (graphique 4). D’un côté de la rue à l’autre, les pratiques électorales sont éminemment différentes, traduisant des formes de représentations fortement différenciées d’un même environnement, et donc de la place que chacun y occupe. Ainsi, globalement, quelle que soit l’HLM concernée, le comportement dominant dans ce type de logement est l’abstention, alors qu’une tendance plus nette à la participation est observée dans le logement pavillonnaire (graphique 4). Parallèlement, si on analyse la participation en fonction de l’âge et du type d’habitat, on observe que, quel que soit leur type d’habitat, les jeunes sont ceux qui participent le moins (graphique 5).
L’analyse de la participation aux deux tours, au moins en ce qui concerne le cas avignonnais, au-delà des profils de votants et d’abstentionnistes permet donc de s’interroger sur les capacités de mobilisation du FN, que les commentateurs avaient pu sur le moment présenter comme le possible gagnant de l’élection régionale en PACA.
L’examen comparé de nos trois bureaux de vote nous amène à douter de l’hypothèse souvent relayée d’un vote qui refléterait une adhésion croissante au discours frontiste des classes populaires ou des jeunes, qui ont surtout tendance à s’abstenir massivement et ce, dans le cas des jeunes, quel que soit le contexte socioéconomique étudié. Bien entendu, cette conclusion doit être considérée avec prudence, compte tenu de la nature des élections régionales, majoritairement investies par des individus relativement bien insérés socialement et économiquement. Mais sans nous risquer à inférer des comportements électoraux spécifiques à partir de la composition sociodémographique des bureaux de vote étudiés, et sans limiter les déterminants du vote aux seules caractéristiques sociodémographiques des électeurs, nous sommes en mesure d’affirmer au terme de cette enquête que les électeurs déjà exclus ou précarisés au plan socioéconomique ne constituent pas forcément l’un des rouages essentiel du vote FN dans ce territoire du sud-est de la France. Le profil des soutiens FN correspond ici davantage à celui d’électeurs de droite qui se sont progressivement tournés vers le FN, sans d’ailleurs que le caractère définitif de ce déplacement puisse être affirmé. Ils appartiennent plutôt aux classes moyennes, plus proches de la « spirale du déclassement » mise en évidence par Louis Chauvel (2016), ce que d’autres enquêtes complémentaires par entretiens confirment (Marchand-Lagier, 2017). Ils engagent dans leur vote des formes de résistances d’autant mieux exprimées dans un bureau de vote tel celui « loin des murs » qui fait écho à une identité périphérique mal reconnue.
– Céline Braconnier, Jean-Yves Dormagen, La démocratie de l’abstention : aux origines de la démobilisation en milieu populaire, Paris, Gallimard, 2007.
– Louis Chauvel, La spirale du déclassement. Essai sur la société des illusions, Paris, Le Seuil, 2016.
– Patrick Lehingue, « Un débat complexe et dérangeant : la volatilité électorale », Les cahiers français. La science politique, 2009, no 350, p. 65 72.
– Patrick Lehingue, « Les singularités des élections régionales en France », Savoir/Agir, 2010, n° 11, p. 47-53.
– Christèle Marchand-Lagier, Le Vote FN. Pour une sociologie localisée des électorats frontistes, De Boeck supérieur, 2017.
– Anne Muxel, Avoir 20 ans en politique. Les enfants du désenchantement, Paris, Le seuil, 2011.
– Collectif SPEL, Les sens du vote. Une enquête sociologique (France, 2011-2014), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.
Pour citer cet article :
Christèle Marchand-Lagier & Jessica Sainty, « Sur le Front d’Avignon. Quelques leçons sur les élections régionales de 2015 »,
La Vie des idées
, 21 mars 2017.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Sur-le-Front-d-Avignon
Nota bene :
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[1] Notre article s’inscrit dans une suite de travaux engagés depuis 2012 sur les comportements électoraux de participation ou d’abstention dans la commune d’Avignon, dans un contexte de poussée du FN, ainsi que dans le cadre d’une série de projets menés avec l’équipe pédagogique de la licence AES-Science politique et Europe et les étudiants des différentes promotions depuis 2012.
[2] Les remparts, classés patrimoine mondial de l’UNESCO, ceinturent toujours la vieille ville. Longs de 4,3 km, ils furent commencés dès 1355 sous le pontificat d’Innocent VI afin de repousser les assauts des Grandes Compagnies, et achevés en 1370 avec Urbain V.
[3] L’indicateur de précarité économique a été calculé à partir de la part du chômage dans la population active des 15-64 ans, de la part du chômage dans celle des 15-24 ans, de la part d’emplois atypiques (les temps partiel, les CDD, l’intérim, les emplois aidés, les apprentis et stagiaires, les aides familiaux), de la part d’employés et de la part d’ouvriers.
[4] L’indicateur de précarité sociale est composé de la part des logements HLM dans le parc immobilier, de la part des diplômes inférieurs au baccalauréat, et de la part de la population immigrée dans la population totale.
[5] Depuis 1999, l’INSEE a développé un découpage du territoire en mailles de taille homogène, les IRIS, qui sont devenus la brique de base en matière de diffusion de données infra-communales.
[6] Les bureaux de vote et les IRIS ne se recoupant qu’imparfaitement, nous avons extrapolé la composition démographique, sociale et économique de nos bureaux de vote à partir des données des IRIS qui les composent. Nous remercions Romain Louvet pour la construction des tables d’équivalence entre les bureaux de vote et les IRIS.
[7] Même si le prix de l’immobilier au mètre carré est, par endroit, de 1000 € inférieur à celui des quartiers du centre-ville.
[8] Dans l’IRIS qui correspond au bureau « hors les murs », l’INSEE recense parmi la population 11,7 % d’étrangers et 17,1 % d’immigrés – soit des proportions deux à trois fois supérieures à celles des deux autres zones étudiées.
[9] Si tant est qu’un électorat véritablement stabilisé dans le temps existe : voir Lehingue, 2009, et pour une actualisation récente des travaux sur la volatilité électorale, voir SPEL, 2016.
[10] Les primo-votants sont les électeurs qui accèdent au droit de vote pour la première fois, donc ici les jeunes devenus majeurs entre les élections municipales de mars 2014 et les élections régionales de novembre 2015, âgés de 18 à 19 ans. Ces jeunes électeurs sont considérés comme légèrement plus enclins à participer que leurs aînés, dans un contexte général de forte démobilisation électorale des plus jeunes (Muxel, 2011).