Recensé : Laurent Jullier, Jean-Marc Leveratto, Cinéphiles et cinéphilie, Paris, Armand Colin, Collection « Cinéma/Arts Visuels », Août 2010, 224 pages, 22 euros.
La sociologie française a longtemps entretenu un rapport malheureux avec le cinéma. De ce point de vue, il aura fallu attendre les années 2000 pour qu’une véritable inflexion s’opère sous l’effet d’une triple impulsion : l’avènement d’une nouvelle génération de chercheurs tentant de prolonger les travaux de Pierre Bourdieu et de Jean-Claude Passeron, l’écho grandissant des « cultural studies » dans le monde académique hexagonal et l’élaboration du modèle original, conçu loin des séminaires parisiens, de « l’expertise culturelle ». La tentative de Laurent Jullier (Professeur d’études cinématographiques à Paris III) et de Jean-Marc Leveratto (Professeur de sociologie de la culture à Metz II) de penser à nouveaux frais la question consacrée de la cinéphilie appartient à ce dernier courant.
Portrait du cinéphile en expert
Il convient d’emblée de dissiper un contresens fréquent à l’égard de cette approche. Dans la continuité de leurs précédents travaux, les deux auteurs mobilisent la notion « d’expert » en son sens originel [1]. Loin de définir une catégorie restreinte de population, distinguée sur la base d’un degré supérieur de savoirs et de compétences, le terme désigne ici toute personne qui « éprouve », qui « fait l’essai de ». C’est donc bien d’une sociologie de l’expérience qu’il est question, développée dans un esprit pragmatiste. Ce cadre théorique explique que le « plaisir cinématographique » serve d’axiome de base à l’analyse. De cet apparent truisme découle toute l’originalité de l’ouvrage. À rebours de l’historiographie traditionnelle, dont les travaux d’Antoine de Baecque restent à ce jour la meilleure référence, les deux chercheurs contestent en effet la réduction de la cinéphilie à sa conception savante [2]. L’affirmation d’une pratique ritualisée germanopratine et champs-élyséenne de la salle dans l’après seconde guerre mondiale ne constitue qu’un chapitre de son histoire. Elle n’est ni son introduction, ni son modèle. Ce faisant, les auteurs en appellent au principe épistémologique de « l’anthropologie symétrique » : ne plus penser « cinéphilie ordinaire » et « cinéphilie savante » dans un rapport de subordination de l’une à l’autre mais sur un pied d’égalité. Dès lors, l’amour du cinéma se confond avec l’histoire même des images animées, déclinable en quatre périodes successives : la naissance du rapport d’affection au cinéma (années 1900 et 1910), sa phase de normalisation (les années 1930), son institutionnalisation (la décennie charnière comprise entre 1950 et 1960) et sa récente domestication. L’identification de cette dernière période, correspondant à une privatisation du rapport aux images sous l’effet du développement de l’équipement audiovisuel, appelle une seconde précision quant à la perspective adoptée : pas plus qu’il ne se résume aux pratiques savantes, l’amour du cinéma ne se réduit à la fréquentation des salles obscures. En ressuscitant de la sorte un cinéma naguère enterré par Serge Daney, Laurent Jullier et Jean-Marc Leveratto ouvrent un vaste champ d’exploration, allant des techniques de consommation (salle, télévision, DVD, ordinateur, écrans nomades) aux récentes mutations des pratiques (séquençage, diffusion d’un rapport analytique aux images sur la base de la généralisation de l’enseignement secondaire et universitaire, développement de l’amatorat critique via les nouveaux espaces d’expertise ouverts par Internet). Dans cette univers de la cinéphile 2.0, les distinctions classiques (films d’auteur/film commercial, salle/télévision, Paris/province, forme/fond, espace masculin de la salle vs. espace féminin du salon, etc.) cèdent le pas à un hétéroclisme participatif et relativiste. Star Wars, les « nanars », les clips, les pastiches circulant sur Youtube ou le dernier film d’auteur primé au festival coréen de Pusan composent indifféremment la consommation active des spectateurs, qui sautent d’un objet filmique à l’autre, avec pour seule fin le plaisir tiré de ses pérégrinations.
Anthropologie de l’activité cinéphilique
En plus d’une description de cette refonte des lignes de partage esthétiques, l’ouvrage apporte d’importants éléments de compréhension de l’activité cinéphilique. Toute pratique cinéphile est une « technique du corps », au double sens donné à cette expression par Marcel Mauss et Michel Foucault. Le cinéma est à la fois vecteur de conduites mimétiques, un foyer d’affects constamment renouvelé, une source de savoirs sur le monde et sur soi. Ce processus complexe, dynamique, qui n’exclut pas un raffinement des usages dans le temps, a pour guide la recherche de la « qualité », entendue comme catégorie subjective de valorisation des objets filmiques. Sur cette base, les auteurs procèdent à une série de requalifications infirmant l’héritage intellectuel de l’École de Francfort. La consommation, le marché et ses différents satellites (presses fandom, « genres », stars, multiplexes, télévision, sites Internet, forums et coteries amateurs) sont réhabilités en tant que ressources d’actions cinéphiliques, que la quête du plaisir incline à optimiser.
Pierre angulaire de la démonstration, le caractère essentiellement hédoniste de la cinéphilie pourrait toutefois être discutée. La focalisation sur le plaisir pousse en effet les deux auteurs à minorer la noble tradition de la cinéclastie et de l’ascèse cinéphilique. Or, l’acrimonie de la critique polémiste (de François Truffaut à Louis Skorecki) ou la gravité d’une certaine frange du cinéma moderne (de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet à Philippe Garrel) tendent à nuancer la thèse de l’ouvrage. Une plus grande attention portée à l’acidité de la critique ordinaire (la virulence de certains commentaires postés sur les sites spécialisés ou les soirées « pizzas-bières » organisées autour d’un film dont la médiocrité est le prétexte de joutes verbales typiques d’un mode de sociabilité post-adolescent) mettrait également à l’épreuve le modèle défendu par les deux auteurs. Plus globalement, on pourra regretter que le parti pris de « l’anthropologie symétrique » ne soit pas parfaitement respecté, en raison d’une asymétrie non pas tant argumentative (« cinéphilie ordinaire » et « savante » étant traitées à part égale dans l’ouvrage) que normative. Certains pages du livre témoignent en effet d’une agressivité plus ou moins latente à l’encontre de la « cinéphilie savante », qui pourrait se justifier dans l’espace de la critique ordinaire, mais qui dessert l’analyse sociologique en situant le propos sur un terrain particulièrement abrasif. L’entreprise en tout point louable d’exploration de la cinéphilie tend ainsi occasionnellement en une requalification vengeresse, motivée par la position de surplomb de la cinéphilie instituée. Poussé jusqu’à son terme, ce geste reviendrait à renverser la hiérarchie traditionnelle des valeurs cinéphiliques, au profit d’une nouvelle gradation tout aussi arbitraire que la précédente.
Les savants et le populaire
Un même esprit polémique habite certaines références à l’œuvre de Pierre Bourdieu. Les auteurs se rattachent en cela dans la tradition du populisme sociologique, incarnée dans les années 1970 par Michel de Certeau, consistant à remettre en cause les thèses de La distinction au motif d’une meilleure prise en compte de la complexité des pratiques ordinaires. L’assouplissement et la raréfaction des modèles déterministes réalisés sur cette base en sociologie de la culture depuis quarante ans se sont avérés historiquement opportuns en raison de la dissipation du sentiment de la « classe pour soi » et de la redistribution des hiérarchies culturelles, qui ont rendu plus ténues les frontières de la légitimité éponyme. Néanmoins, au moment de célébrer le trentième anniversaire de l’œuvre maîtresse de Pierre Bourdieu, ce flou ne doit pas occulter la différence de nature entre l’approche défendue jadis par le sociologue de la reproduction et celle adoptée par Laurent Jullier et Jean-Marc Leveratto. Le premier ambitionnait une macrosociologie politique du culturel, basée sur l’identification systématique des liens de causalité entre stratification sociale et styles de vie (programme de recherche qui a notamment servi de canevas aux enquêtes sur les pratiques culturelles des Français dirigées depuis plusieurs années par Olivier Donnat). Les seconds visent une anthropologie culturelle axée sur l’attachement entre acteurs et objets en situation, s’inscrivant dans le sillage du pragmatic turn de la sociologie française opéré dans le courant des années 1980 [3]. Une fois précisée cette nuance, les deux modèles se révèlent moins rivaux que complémentaires, ce qui situe l’intérêt de Cinéphiles et cinéphilie au-delà des clivages théoriques traditionnels.
Pour citer cet article :
Olivier Alexandre, « Sociologie du cinéphile »,
La Vie des idées
, 12 novembre 2010.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Sociologie-du-cinephile
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