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Recension Société

Sociologie de la méconnaissance

À propos de : Jean-Noël Jouzel, Des toxiques invisibles. Sociologie d’une affaire sanitaire oubliée, Editions de l’EHESS, 2013.


par Stéphane Latté , le 16 décembre 2013


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Une étude sociologique décrypte le silence qui entoure les dangers des éthers de glycol, présents dans un large nombre de produits de consommation courante. Jean-Noël Jouzel montre comment la méconnaissance parvient à s’imposer autour des liens entre santé et environnement. Une invisibilité éminemment politique.

Recensé : Jean-Noël Jouzel, Des toxiques invisibles. Sociologie d’une affaire sanitaire oubliée, Editions de l’EHESS, 2013, 240 p., 15€.

Figures longtemps oubliées des agendas médiatiques, syndicaux mais également sociologiques, les maladies professionnelles et les accidents du travail ont connu ces dernières années un net regain d’intérêt aussi bien institutionnel que scientifique. L’ouvrage de Jean-Noël Jouzel Des toxiques invisibles. Sociologie d’une affaire sanitaire oubliée participe de cette redécouverte en s’inscrivant dans le droit fil des travaux menés récemment sur l’amiante (Henry, 2007) ou sur la silicose (Rosental, 2009).

Empruntant à la sociologie des problèmes publics, à la sociologie des risques et aux science studies, l’enquête retrace la carrière transatlantique du problème des éthers de glycol, des molécules « ubiquitaires » présentes, depuis les années 1930, dans une gamme particulièrement vaste de produits (depuis les peintures à l’eau jusqu’aux produits d’entretien ou aux parfums) et suspectées de provoquer, chez les salariés qui la manipulent, de graves altérations des fonctions reproductives (fausses couches, stérilité, malformations intra-utérines, cancers des testicules).

L’originalité de cet ouvrage tient en premier lieu aux spécificités du problème dont il traite. La question de la santé au travail y est en effet posée dans une région inattendue de l’espace industriel, puisque les « lieux du crime » sont ici les salles blanches des entreprises de semi-conducteurs qui, à l’instar d’IBM, affichent tous les atours d’une industrie « propre ». Il s’agit en outre d’un problème importé, né en France au moment même où il s’éteint aux États-Unis, une migration dont l’auteur décrit minutieusement les passeurs, les temporalités disjointes et les décalages propres aux opérations de traduction.

Enfin, et surtout, loin de l’éclat médiatique de l’affaire de l’amiante, les éthers de glycol se présentent sous les traits d’un problème « à bas bruit », « qui s’immisce discrètement dans l’espace public, ne provoquant pas de scandale sanitaire, encore moins de crise politique » (p. 224), un problème à éclipse dont la carrière publique est faite de flux et de reflux jusqu’à finalement avorter. L’ouvrage de Jean-Noël Jouzel incarne ainsi le virage stimulant pris par la sociologie de la construction des problèmes de santé publique : en quittant ses terrains d’élection qu’ont longtemps été le scandale, l’affaire et le bruit de la médiatisation, elle propose désormais une sociologie du silence, de l’ignorance, de la méconnaissance et de l’occultation. Car comme le souligne l’auteur : « Contrairement à une opinion de sens commun, l’ignorance n’est pas l’opposé du savoir, ni une simple absence de connaissances. Elle n’est pas un « vide » originel dont l’acquisition du savoir nous permettrait de nous extraire » (p. 227). L’argument de l’enquête consistant plus précisément à montrer que « la méconnaissance des liens entre santé et environnement n’est pas qu’un fait de nature, elle est également un fait social » (p. 12).

Les maladies professionnelles : un « problème à bas bruit »

Cette chronique « scientifico-politique » des éthers de glycol emprunte une trame historique et explicative désormais bien rodée (Henry, 2007 ; Rosental, 2009). Les éthers de glycol se heurtent en effet aux obstacles qui s’opposent traditionnellement en France à la publicisation des risques professionnels. Le premier relève de la construction juridique de ces derniers. Tout en accordant aux victimes du travail une réparation automatique, le compromis historique établi par la loi de 1898 sur les accidents du travail et étendu en 1919 aux maladies professionnelles a en contrepartie fixé le principe d’une « responsabilité sans faute » qui protège les employeurs des mises en cause judiciaires et qui contribue à inscrire les pathologies du travail dans l’ordre de la fatalité. Le second obstacle tient à l’atonie syndicale sur les questions de santé au travail. Les politiques françaises de prévention s’appuient en effet sur une « tradition de gestion négociée » (chapitre 4), un paritarisme entre employeurs et salariés qui incline les syndicats à forclore leurs revendications en la matière et à envisager les maladies professionnelles « comme un risque à gérer et à indemniser plutôt que comme une menace à éradiquer » et à donc dénoncer publiquement.

Les fenêtres de publicisation par lesquelles sont susceptibles de s’engouffrer les éthers de glycol s’avèrent de ce fait étroites et le problème chemine par des voies détournées. L’analogie avec le scandale de l’amiante est ici particulièrement éclairante. Le « dossier » des éthers de glycol en emprunte en effet les temporalités (une première publicisation en 1994, puis un pic de médiatisation au début des années 2000). Il s’adosse en outre pour partie aux mêmes acteurs (un cabinet d’avocats spécialisé, la FNATH, la Mutualité Française et quelques syndicalistes de la CFDT et de la CGT regroupés dans un Collectif éthers de glycol). Sa réception médiatique repose surtout sur le même type de stratégies rhétoriques : la première consistant à élargir le spectre des victimes potentielles des travailleurs aux consommateurs ; la seconde reposant sur la sélection efficace de victimes « innocentes » (les enfants victimes des expositions professionnelles de leurs parents plutôt que les salariés eux-mêmes). Pourtant, les éthers de glycol ne connaîtront pas la fortune rencontrée par l’affaire de l’amiante. Soucieux de préserver la dimension professionnelle du problème et d’enclore son traitement dans l’arène de la négociation paritaire, les entrepreneurs de cette mobilisation travaillent à en saper la visibilité, ils peinent à endosser pleinement le format du « scandale de santé publique » et préfèrent renoncer au travail de recrutement des malades dans une association de défense des victimes (chapitre 6) qui aurait pu permettre aux éthers de glycol de s’évader durablement de l’anonymat structurel auquel sont habituellement réduites les maladies professionnelles.

Les instruments de la (mé)connaissance

Cette sociologie de la méconnaissance présente comme immense intérêt de ne pas se réduire à une sociologie de la dissimulation (et des stratégies industrielles d’occultation du risque). En atteste l’analyse particulièrement féconde qu’offre l’auteur du rôle joué par les techniques dans l’invisibilisation des problèmes de santé publique. Un questionnement adossé à la problématique du « gouvernement par les instruments » (Lascoumes, Le Galès , 2005) et prolongé depuis sur un autre terrain, celui de la lutte contre les pesticides agricoles (Revue Française de Science Politique, 2013, vol. 63). En retraçant la généalogie des tests à partir desquels la toxicité des productions industrielles est mesurée, Jean-Noël Jouzel montre de quelle manière le diable se niche dans les détails de la technique davantage que dans les manœuvres intentionnelles des patrons d’industrie. En effet, les outils techniques encapsulent des arbitrages indissociablement scientifiques, économiques et politiques jusqu’à les rendre inobservables et par là même indiscutables. Le lecteur est ainsi invité à suivre sur plusieurs décennies les méandres d’une discipline – la toxicologie – et d’un instrument – les tests de toxicité in vivo – qui s’institutionnalisent aux États-Unis au point de devenir une « science de gouvernement » et un « savoir réglementaire » qui fonde aujourd’hui les politiques de prévention en matière de santé au travail. À l’observation in situ des conditions de travail, que privilégiaient les premiers hygiénistes industriels pour apprécier la dangerosité des molécules manipulées, s’est progressivement substituée l’expérimentation à distance, effectuée in vivo, sur des rats de laboratoire plutôt que sur des travailleurs. Les valeurs limite d’exposition imposées par l’administration pour protéger les salariés sont ainsi calculées à partir d’une situation artificielle et irréelle – une exposition animale brève et de forte intensité à un toxique unique. Or, l’instrument jette du même coup un « voile d’ignorance » sur l’ordinaire des expositions professionnelles les plus fréquentes, soit celles qui s’effectuent à faible dose, dans la durée et au contact de multiples toxiques. La méconnaissance des effets des éthers de glycol ou des pesticides agricoles étant de ce fait produite « non seulement en dépit des instruments de connaissance aux mains des institutions de prévention, mais aussi, en partie, à cause d’eux » (RFSP, 2013, p. 32).

Des victimes socialement invisibles... qui le demeurent sociologiquement ?

Soutenu par un remarquable travail d’importation bibliographique, par un regard comparatiste transatlantique et par une profondeur de champ historique, l’ouvrage de Jean-Noël Jouzel témoigne d’un champ d’investigation sociologique – la construction des problèmes de santé publique – qui, après avoir suscité d’importants effets de découverte, semble aujourd’hui parvenu à maturité et jouir des bénéfices de la cumulativité. L’ouvrage partage toutefois avec cette filière d’analyse quelques-uns de ses points aveugles. Comme le rappelle l’auteur, cette littérature se focalise plutôt sur les dimensions symboliques et discursives de la construction des problèmes de santé publique, sur les opérations de cadrage, la mobilisation des savoirs, la fabrication « d’histoires causales » efficaces, etc. Or, cette généalogie du problème des éthers de glycol reste prioritairement une étude du « travail rhétorique qui conditionne l’existence publique de ces molécules et de leurs victimes » (Sociologie du travail, 2009). Dès lors, même si Jean-Noël Jouzel indique que les mobilisations autour des risques de santé « n’opèrent pas dans le vide social » (p.14) et qu’il annonce dans son introduction une analyse des « mécanismes qui mettent (les victimes) en mouvement », l’ouvrage demeure assez discret sur l’enracinement de ces collectifs victimaires dans des histoires professionnelles et syndicales localisées, sur les bifurcations biographiques et les conversions militantes qui les nourrissent, sur les conditions du passage à l’action collective des individus frappés par la maladie. Le problème des éthers de glycol a donc bien une carrière, dont l’auteur décrit minutieusement les plis et les replis. Mais les acteurs de cette histoire – qu’il s’agisse des victimes mobilisées, mais aussi des avocats spécialisés dans les toxic torts ou des syndicalistes devenus experts des risques au travail – en sont en revanche dépourvus. Ils demeurent en arrière-plan, tels des silhouettes du récit que le lecteur ne parvient jamais complètement à saisir. L’auteur emporte donc totalement la conviction lorsqu’il détaille les mécanismes qui rendent les victimes des éthers de glycol socialement invisibles. Mais, au terme de l’ouvrage, il n’est pas certain que ces dernières cessent tout à fait de l’être sociologiquement.

par Stéphane Latté, le 16 décembre 2013

Aller plus loin

Bibliographie

HENRY Emmanuel, Amiante un scandale improbable. Sociologie d’un problème public, Presses Universitaires de Rennes, 2007.

JOUZEL Jean-Noël, « Encombrantes victimes. Pourquoi les maladies professionnelles restent-elles socialement invisibles en France ? », Sociologie du travail, vol. 51, n°3, 2009, p. 402-418.

JOUZEL Jean-Noël, DEDIEU François, « Rendre visible et laisser dans l’ombre. Savoir et ignorance dans les politiques de santé au travail », Revue française de science politique, vol. 63, n°1, 2013, p. 29-49.

LASCOUMES Pierre, LE GALES Patrick, dir., Gouverner par les instruments, Presses de Sciences Po, 2005.

ROSENTAL Paul-André, « De la silicose et des ambiguïtés de la notion de ‘maladie professionnelle’ », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 56, n°1, 2009, p. 83-98.

Pour citer cet article :

Stéphane Latté, « Sociologie de la méconnaissance », La Vie des idées , 16 décembre 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Sociologie-de-la-meconnaissance

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