L’étude des pratiques sexuelles est-elle utile pour comprendre la diffusion du VIH/sida ? Alors même que les populations immigrées étaient perçues comme un groupe à risque, leur comportement sexuels n’ont pas été l’objet d’études spécifiques durant les deux premières décennies de l’épidémie. Pour mieux comprendre cette situation, il est nécessaire d’historiciser les catégories mobilisées par les scientifiques – dans leur interaction avec les acteurs de la santé publique et les associations – pour étudier la sexualité des migrant∙e∙s. Deux grandes périodes se dégagent : la première, qui s’étend du début de l’épidémie en 1981 au milieu des années 1990 voit se dessiner un lien fort entre transmission hétérosexuelle du sida et populations immigrées. La deuxième période, qui commence avec l’arrivée des trithérapies en 1996, se caractérise par un déplacement des recherches vers les questions de dépistage et d’accès aux soins. Les évolutions de la problématisation des liens entre sexualité, sida et migration vont constituer un frein à l’appréhension scientifique des enjeux de sexualité parmi les populations migrantes.
Les étrangers d’Afrique subsaharienne : un vecteur hétérosexuel de la transmission (1981-1996)
Peu de recherches en sciences sociales et en santé publique ont été conduites en France sur la sexualité des migrant∙e∙s, bien que la transmission du VIH/sida soit majoritairement sexuelle au sein de ces populations. Sur le terrain de la santé publique, l’infection à VIH/sida parmi les migrant∙e∙s a longtemps été appréhendée uniquement sous l’angle de la pathologie d’importation, c’est-à-dire que l’on considérait que les personnes étaient déjà infectées au moment de leur arrivée sur le territoire français, ce qui ne correspond qu’à une réalité partielle de l’épidémie. Dans ce contexte, la priorité a été donnée aux enquêtes sur le dépistage et la prise en charge des personnes migrantes séropositives ainsi qu’aux recherches sur la prévention de la transmission mère-enfant.
Au début de l’épidémie, dans un contexte de montée en puissance du Front National, le croisement entre « sida » et « migration » est considéré comme particulièrement sensible. Les autorités de santé craignent alors de redoubler la stigmatisation des populations immigrées (Musso, 2009). Cette crainte ne semble pas infondée si l’on se réfère à nombres de travaux, aussi bien anthropologiques qu’épidémiologiques, menés dès les débuts de l’épidémie de VIH/sida en Afrique subsaharienne. Ces travaux ont favorisé la construction d’un « modèle africain de sexualité » (Caldwell, Caldwell, et al. 1989), qui se distinguerait par la « promiscuité sexuelle », le multipartenariat – notamment sous la forme de la polygamie des hommes – et la précocité des relations sexuelles pour les femmes. Ce modèle, qui reprend pour partie des clichés issus de la période coloniale, définit une altérité à la fois sexuelle et raciale (Dieleman, 2008) et a largement été remis en cause par les enquêtes conduites dans les pays africains (Cleland et Ferry 1995 ; Wellings, Collumbien, et al. 2006). Dans le contexte français, les recherches-actions de l’association URACA (Unité de Réflexion et d’Actions des Communautés Africaines) auprès des « communautés africaines » (Maman et al., 1993) sont empreintes d’une approche culturaliste qui se concentre sur les spécificités présumées des populations originaires d’Afrique subsaharienne, au détriment d’une analyse des conditions sociales de leur vie en France (Fassin, 1999).
Les transformations des catégories épidémiologiques mobilisées pour analyser l’épidémie de sida ont également participé de cette occultation de la sexualité des migrants en France. Dans les données de surveillance publiées par le Réseau National de Santé Publique (RNSP), l’information sur la nationalité actuelle des personnes contaminées est disponible dès la mise en place de la déclaration de sida. Si cette information ne reflète que la situation de l’épidémie parmi les étrangers et non l’ensemble des immigrés, elle permet néanmoins de dessiner les contours d’une autre épidémie que celle qui concerne les homosexuels et les toxicomanes. C’est bien parce que cette variable est collectée que l’on peut lire dès 1983 qu’une partie des cas de sida recensés en France concerne des personnes originaires d’Afrique centrale et d’Haïti (BEH, 1983).
La catégorie qui est notoirement absente dans les données de surveillance du sida, ce n’est pas l’origine géographique mais bien l’hétérosexualité (BEH, 1984). Le questionnement sur la transmission hétérosexuelle émerge en Europe à la fin des années 1980 dans un contexte de requalification du risque. À l’identification de groupes à risque a succédé une approche en termes de comportements à risque, considérée comme moins stigmatisante (Delaunay, 1999) et devant permettre de défaire les identités stigmatisées attachées à la transmission du VIH/sida (Calvez, 2004). À partir de l’année 1989, les étrangers sont visibles uniquement dans le groupe de transmission « contact hétérosexuel » (BEH, 1989). Mais alors qu’il existe un lien dans les pratiques de transmission – y compris problématique – entre l’identification comme homosexuel ou usager de drogue et les pratiques dites à risque (pénétration anale sans préservatif, usage de seringues), ce n’est en revanche pas le cas pour les immigrés. La diffusion de l’épidémie dans ces populations n’est pas rapportée à un type de pratiques.
Dans le même temps, ces questionnements sur les comportements à risque ont abouti à la mise en place d’enquêtes pour étudier le rôle de la transmission sexuelle dans la diffusion de l’épidémie de sida. En effet, au début des années 1990, les pouvoirs publics sont confrontés à un problème : la quasi absence de données à large échelle sur la sexualité en France. La mise en œuvre d’actions effectives contre le sida nécessite de mieux comprendre les comportements sexuels, afin d’orienter les politiques de prévention. Plusieurs grandes enquêtes sur la sexualité sont alors initiées, dans lesquelles deux postures principales concernant l’origine géographique peuvent être identifiées : l’occultation ou la surdétermination. Dans l’enquête Analyse des Comportements Sexuels en France (ACSF, 1992) qui concerne la population adulte métropolitaine (Spira, Bajos, et Groupe ACSF, 1993), l’analyse des questions sur l’origine géographique des personnes n’a pas été publiée, en raison du primat de l’origine sociale dans les analyses et les interprétations. À l’inverse, dans l’enquête Analyse des Comportements Sexuels des Jeunes (ACSJ) menée en 1994 auprès des 15-18 ans en France métropolitaine (Lagrange et Lhomond, 1997), les analyses menées sur l’origine géographique traduisent une perspective culturaliste, qu’il s’agisse du découpage en grandes aires culturelles (France, Afrique Noire et Caraïbes, Afrique du Nord, autre) ou du renvoi a priori des personnes nées en France à la culture du pays de naissance de leurs parents.
Cette première période voit ainsi se cristalliser deux catégories exclusives d’hétérosexuels : la population générale, comprendre les hétérosexuels non migrants, et la population migrante, forcément hétérosexuelle. Ainsi, l’indication de l’origine géographique dans le seul groupe de transmission « contact hétérosexuel » a contribué à produire ce que l’on voulait éviter : l’assimilation exclusive des étrangers d’Afrique subsaharienne à un vecteur hétérosexuel de l’épidémie. Cela a également eu pour conséquence d’invisibiliser une éventuelle épidémie parmi les migrants homosexuels, ces deux catégories étant construites comme exclusives dans les données de surveillance du sida.
Migration et sida : la condition politique d’immigré (1996-2003)
À partir de 1996 sont diffusés les premiers traitements efficaces, ce qui va profondément modifier le profil de l’épidémie et les préoccupations scientifiques et politiques autour du VIH/sida. Mais l’arrivée des traitements va également souligner les profondes inégalités sociales et géographiques qui structurent l’épidémie au niveau mondial. Si l’on observe rapidement une diminution des cas de sida en Europe, le nombre de malades du sida en Afrique subsaharienne continue d’augmenter, faute d’accès aux soins. Cette transformation du profil de l’épidémie dans les pays européens a conduit à se préoccuper des migrations en provenance des régions de forte endémie dans lesquelles les traitements n’étaient pas encore disponibles (Mbaye, 2009). Dans le même temps, l’arrivée des trithérapies a déplacé les priorités en termes de recherche : la prise en charge et l’accès aux soins prennent le pas sur la prévention sexuelle (Calvez, 2004). Ainsi, les migrant∙e∙s deviennent-ils un sujet de préoccupation pour les chercheurs au moment où les travaux scientifiques sur le VIH/sida se désexualisent au niveau mondial (Boyce et al., 2007, Parker, 2009).
En France, la fin des années 1990 voit la publication du premier rapport de l’Institut de veille sanitaire (InVS) consacré à une analyse détaillée des cas de sida parmi les étrangers sur la période 1978-1998 (Savignoni et al., 1999). Cette étude témoigne de la part importante des personnes étrangères parmi les personnes contaminées, en particulier de celles en provenance d’Afrique subsaharienne. La mobilisation associative autour de ces chiffres, et notamment du collectif Migrants contre le sida [1], va alors s’appuyer sur la réaffirmation d’une expérience commune liée à la condition sociale d’immigré. La situation des immigrés du Maghreb et d’Afrique subsaharienne est ainsi mise sur le même plan afin de construire une riposte politique fondée sur l’expérience des discriminations, des inégalités et des conditions de vie, rappelant l’approche structurelle promue par Act Up pour dénoncer l’épidémie chez les homosexuels (Barbot, 1999). Dans un registre finalement assez semblable, Didier Fassin souligne que les traits communs concernant les expériences des migrant∙e∙s justifient la prise en compte de la qualité d’immigré en tant que telle, tandis que la distinction des étrangers d’Afrique subsaharienne dans le mode de contamination hétérosexuelle est jugée artificielle (Fassin, 1999).
La mobilisation de la condition sociale d’immigré avait notamment pour objectif de réinscrire la situation épidémiologique des migrants d’Afrique subsaharienne dans un système d’inégalités global. Cela a contribué à évacuer les questions de sexualité – attachées à la notion de transmission sexuelle – au profit de travaux sur l’accès aux soins. Si cette réorientation thématique n’est pas spécifique aux migrant∙e∙s et se comprend dans le contexte de l’arrivée de traitements efficaces en 1996, il existe néanmoins un lien fort entre la focalisation sur les questions d’accès aux soins et le refus de particulariser un groupe de migrant∙e∙s. Cet argumentaire contribue à circonscrire à la fois les populations et surtout les thématiques qui doivent être prioritairement l’objet de recherche.
Si les dérives culturalistes soulignées par des associations comme par des chercheurs sont bien réelles, l’évitement des questions de sexualité s’avère néanmoins problématique. L’opposition entre les spécificités culturelles dont relèverait la sexualité et les inégalités structurelles dont la sexualité serait exclue conduit à dépolitiser (et désociologiser) les questions de sexualité, réduites à des comportements individuels à risque. Cette opposition, peu pertinente, traduit une difficulté à proposer une autre conceptualisation de la sexualité qui consisterait à considérer le sida dans la perspective de la sexualité (et des migrations), et non la sexualité (et les migrations) dans la perspective du sida (Gagnon, 1988).
Sexualité, migration et rapports sociaux
La mise en perspective des recherches liant sida et migration révèle l’occultation de la sexualité durant les deux premières décennies de l’épidémie. Dans un premier temps, l’évolution des catégories dans les données de surveillance a abouti à construire par défaut ces populations comme un vecteur hétérosexuel de la transmission tandis que les recherches sur la sexualité ne se sont que très peu intéressées aux populations migrantes. Dans un second temps, l’arrivée des trithérapies au niveau mondial conjuguée à un accent mis sur la condition sociopolitique d’immigré par les chercheurs comme par les associations dans le contexte français ont participé à un désinvestissement des enjeux sexuels de l’épidémie.
À partir du début des années 2000, une nouvelle génération de chercheur-e-s s’empare de ces questions. C’est la prise en compte du racisme dans son interaction avec le sexisme (Hamel, 2003) [2] mais également l’importance accordée aux trajectoires migratoires et à la socialisation (Pourette, 2002) qui ont permis de renouveler les analyses sur la sexualité des migrants. Plus récemment des travaux sur les migrants homosexuels se sont développés en France (Awondo, 2011). En croisant deux catégories longtemps pensées de manière exclusive, ces travaux constituent une rupture notable dans l’appréhension de la sexualité des migrants. On ne peut que souhaiter voir les chercheurs s’intéresser à la diversité des formes de sexualité des migrants et tenir compte de l’intrication des rapports de pouvoir. Des recherches attentives à la manière dont le racisme et les discriminations structurent les trajectoires sexuelles et préventives des migrants constituent un rempart scientifique et politique contre les risques de stigmatisation de ces populations.
Aller plus loin
– Vient de paraître une étude récente de l’Inserm financée par l’ANRS sur les discriminations des personnes vivant avec le vih
bibliographie
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