Ce texte inédit et posthume de Robert Castel, écrit en octobre 2012, vient à la suite du portrait d’André Gorz,
« André Gorz, penseur de l’émancipation » et sera suivi d’un autre point de vue critique sur son œuvre, de Bernard Perret («
Écologie et émancipation. Penser avec et contre Gorz
»).
Je voudrais proposer quelques remarques critiques sur la conception du travail élaboré par André Gorz. Je les formule avec un certain embarras car j’ai une grande admiration pour l’homme, pour la manière dont il a conduit sa vie et dont il a choisi sa mort. Je me rattache aussi, à une dizaine d’années près, à cette génération en voie d’extinction qui a commencé à réfléchir dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale et qui a fait de l’émancipation de l’individu la valeur de référence, ce qu’il fallait essayer de réussir pour soi-même et de partager avec les autres. Cette posture affective et intellectuelle a voulu associer, ce qui peut paraître paradoxal et même contradictoire aujourd’hui, une éthique sartrienne de la liberté et une conscience marxienne du poids écrasant des déterminismes sociaux, de la violence, des contraintes et des injustices de l’histoire. Je partage avec André Gorz cette double sensibilité et une fidélité indéfectible aux valeurs de la gauche.
S’agissant du travail, je reconnais qu’André Gorz a été un précurseur extraordinairement lucide dans la prise de conscience des transformations intervenues depuis une quarantaine d’années dans ce champ, en particulier en comprenant toute l’importance d’un processus de dégradation de l’emploi devenant, à travers l’installation d’un chômage de masse et le développement de la précarité, un élément déterminant de la conjecture actuelle qui nous oblige à repenser la problématique du travail. Je reconnais aussi qu’il a tiré de ces transformations des implications décisives comme la nécessité de promouvoir une politique résolue de réduction du temps de travail ou une critique avant la lettre de l’idéologie du « travailler plus pour gagner plus » qui vaut plus que jamais aujourd’hui.
Cependant, en dépit de ces complicités qui ont pour moi valeur d’hommages, je pense aussi qu’à un certain moment de sa trajectoire André Gorz a dérapé. En radicalisant ses analyses sur le travail il a opéré une fuite en avant le conduisant à préconiser un « exode hors de la société du travail » qui me paraît à la fois sociologiquement erroné et politiquement dangereux. Ce sont surtout ces extrapolations que je voudrais contester avec beaucoup de respect pour l’auteur d’une telle œuvre, et en rappelant aussi que l’apport d’André Gorz est loin de se réduire à cette interprétation de la thématique du travail.
Libération par le travail ou libération du travail
Dans la perspective émancipatrice qui est la sienne, il était en quelque sorte naturel qu’André Gorz rencontre et adhère à la conception marxiste du travail, et spécialement à celle du jeune Marx qu’il interprète, dit-il en 1969, « en tant qu’humanisme de la pratique et du libre développement humain » [1]. Il affirme explicitement dès 1967 que « la production sociale continuera de reposer sur le travail humain ; le travail social de production restera la principale activité de l’individu ; et c’est par son rapport au travail, principalement que celui-ci sera intégré et appartiendra à la société » [2]. Gorz a d’ailleurs toujours été allergique à l’interprétation structuraliste, althussérienne, du marxisme alors dominante en France, du moins dans les milieux intellectuels. Il est plus proche dans sa filiation historique des positions du jeune Marx et dans les années 1960 de certains courants italiens liés au mouvement ouvrier et syndical de Bruno Trentin, qui font de la libération du travail et de la libération par le travail à la fois l’objectif politique prioritaire et le moyen nécessaire de la libération de l’homme. Comme le dit Alain Supiot commentant la position de Bruno Trentin : « Toute cité est d’abord une cité du travail et elle n’est vraiment libre que si elle promet à ses membres d’éprouver leur liberté dans le travail » [3]. André Gorz, ami de Bruno Trentin, aurait pu et même dû, me semble-t-il, adhérer à l’époque à ce type de position. C’est une sorte d’actualisation de la conception prométhéenne du prolétariat qu’avait portée Marx, une classe complètement aliénée par le travail mais qui aurait la capacité de libérer l’ensemble de l’humanité en se libérant elle-même.
Cette perspective change profondément dans Les adieux au prolétariat. Au-delà du socialisme paru en 1980. Entre-temps il a dû advenir bien des déceptions : la prise de conscience que des espérances qui s’étaient levées autour de 1968 avaient tourné court, un désaccord profond avec les groupes gauchistes et maoïstes se réclamant de la révolution prolétarienne... mais je ne me permettrai pas de faire la psychologie d’André Gorz. Le fait est qu’il entérine le constat que le prolétariat n’est plus, sociologiquement et politiquement parlant, ce qu’il avait été pour Marx et pour une grande partie du mouvement socialiste depuis le début du XIXe siècle, cette force alternative capable de porter une transformation globale de la société capitaliste.
Ce livre avec son titre et son sous-titre quelque peu agressifs ont pu choquer parce qu’ils paraissaient prendre à contre-pied les traditions de la gauche. Cependant l’ouvrage exprimait une position qui n’était pas foncièrement originale à l’époque, même si elle était surtout représentée de l’autre côté de l’échiquier politique. C’est ainsi par exemple que Michel Crozier déclarait dès 1959 : « Une phase de notre histoire sociale doit être définitivement close, la phase religieuse du prolétariat » [4]. Pour beaucoup et même pour la majorité des analystes sociaux surtout à partir des années 1970, le prolétariat, et aussi la classe ouvrière qui était devenue sa forme d’organisation, ne pouvaient plus être tenus, comme ils l’avaient été depuis un siècle, pour le centre de gravité autour duquel tournerait l’essentiel de l’histoire sociale.
Derrière ce constat dont les conséquences politiques sont lourdes il y a chez Gorz une interprétation des transformations de la nature du travail lui-même qu’il a été l’un des premiers à élaborer. Le travail n’a plus, si tant est qu’il ne l’ait jamais eue, cette fonction prométhéenne que lui prêtait Marx et qui l’aurait rendu capable de libérer le travailleur et de libérer l’humanité avec lui. Dans son instrumentalisation par le capitalisme, « c’est dans l’immense majorité des cas une activité passivisée, préprogrammée, totalement assujettie au fonctionnement d’un appareil et ne laissant pas de place à l’initiative individuelle » [5]. Ainsi, au lieu d’être la voie privilégiée vers l’autonomie, le travail sous la forme que lui a imposée le capitalisme a une dimension fondamentalement « hétéronome ». Non seulement le travail est aliéné, mais il est lui-même un facteur d’aliénation.
André Gorz tire de cette analyse une implication décisive. Faute de pouvoir se libérer par le travail, il faudrait plutôt se libérer du travail, c’est-à-dire essayer de réduire le plus possible son importance dans la vie sociale. Gorz enchaîne en préconisant une diminution drastique de la durée du travail, qui « pourrait n’occuper que deux heures par jour ou une dizaine d’heures par semaine ou encore quinze semaines par an ou une dizaine d’années dans une vie » [6]. Dès lors, et cette conséquence sera explicitée dans Les chemins du Paradis (1983), l’intérêt de la vie glisse du travail au non-travail, vers les activités du temps libre, l’investissement dans le facultatif, le gratuit et l’éphémère, qui deviennent, davantage que le travail, des formes de production donnant son sens et sa saveur à la vie [7].
En ce qui me concerne je pense que les propositions d’André Gorz en vue d’une réduction du temps de travail sont tout à fait justifiées. À condition que le travail continue à donner les moyens d’assurer les besoins de base de l’individu – c’est essentiel, et j’y reviendrai – il n’y a que des avantages à ce qu’il occupe une durée de plus en plus limitée dans la vie des sujets sociaux. C’est même un enseignement irrécusable de l’histoire sociale : le prolétaire du XIXe siècle passait de 70 à 80 heures de travail hebdomadaires dans le malheur, ce fut une grande conquête sociale que les salariés du Front populaire n’en passent plus que 40, et pourquoi ne pas espérer, compte tenu aussi des gains de productivité, qu’ils n’en passent plus à l’avenir que 30, ou 20, ou même moins encore ?
Cependant on peut et on doit distinguer franchement (ce que Gorz ne fait peut-être pas dans ses premiers textes, et en tous cas qu’il ne continuera pas à faire) une relativisation de l’importance quantitative du travail dans la vie des travailleurs et une relativisation, et une remise en cause totale, de son importance en tant que condition de possibilité pour assurer une certaine indépendance économique et sociale aux sujets sociaux. Pour ma part, je continue aujourd’hui à penser, en dépit des déclarations dans l’air du temps sur le « travailler plus pour gagner plus » que la réduction du temps de travail est un objectif de politique progressiste très important – à condition qu’elle ne se paye pas d’une réduction des prérogatives et des droits (droits du travail, protection sociale) attachés à la condition de travailleur. Mais s’agissant d’André Gorz il me semble que lorsque cette idée émerge dans sa réflexion au début des années 1980 c’est sous une forme ambiguë, et que, comme on le verra, cette ambiguïté va malheureusement être levée par la suite dans le sens de l’abandon complet de cette exigence de continuer à faire du travail un support d’intégration.
Dégradation du travail ou disparition du travail
André Gorz a aussi joué un rôle précurseur et positif, au moins dans un premier temps, dans une autre perspective. Il a en effet été l’un des premiers à saisir l’importance du processus de précarisation du travail et de développement du chômage de masse qui remet profondément en question la place qu’occupait l’emploi stable et protégé dans l’organisation du travail. Ainsi dans Les Métamorphoses du travail il souligne l’importance d’une enquête allemande faisant la distinction entre un noyau stable d’emplois assurant la sécurité des travailleurs, et une « main d’œuvre périphérique » composée soit de travailleurs sous-qualifiés occupant des positions instables sur le marché du travail, soit de travailleurs intermittents à temps partiel, parfois qualifiés, mais complètement instrumentalisés en fonction des exigences des employeurs. Il insiste sur le fait que cette dissociation est destinée à s’aggraver pour restreindre le noyau stable des emplois au quart de la population active dans les années 1990 [8]. Revenant sur ces données dans Misères du présent, richesse du possible (1997), Gorz surenchérit sur le caractère catastrophique de cette évolution et va jusqu’à déclarer : « L’industrie post fordiste est le fer de lance d’une transformation en profondeur qui abolit le travail, abolit le salariat et tend à réduire à 2% la part de la population active assurant la totalité de la production matérielle » [9].
Ces analyses sont une manifestation de la profonde ambiguïté de l’apport d’André Gorz sur cette question centrale de l’importance et de l’avenir du travail – ou du moins à ce que je ressens comme une profonde ambiguïté. D’une part, on ne peut que saluer la lucidité d’une approche qui détecte précocement la gravité d’une transformation de l’organisation du travail bouleversant la structure de la société salariale. Mais d’autre part, Gorz procède par une sorte de fuite en avant (faut-il parler de dérive ?) qui extrapole le sens de ces données et leur donne une signification absolue. On peut et on doit souligner les graves menaces qui pèsent sur le travail, mais personne aujourd’hui n’est en droit de dire que le travail est « aboli », ou que le salariat est « aboli ».
Cette eschatologie du pire est encore accentuée par l’importance qu’André Gorz donne de plus en plus au « travail immatériel » et au « capitalisme cognitif » dans la mouvance d’une série de réflexions élaborées dans le prolongement des intuitions de Marx sur le « général intellect » [10]. À partir des années 1990 Gorz est proche de la mouvance que constituent Jean Marie Vincent et Toni Negri fondateurs de la revue Futur Antérieur, de la revue Multitudes autour de Yann Moulier Boutang et d’une équipe de chercheurs du Matisse-CES de l’Université de Paris 1. Cette mouvance souhaite promouvoir une nouvelle « économie de la connaissance » à travers la prolifération du travail immatériel qui opère une subversion profonde du capitalisme. En effet ce « capital-connaissance » circule en principe librement, il produit des savoirs communicables à tous qui n’ont pas la vocation d’être des marchandises commercialisables pour un marché. C’est la fin de la notion de valeur, en tous cas « au sens économique de valeur d’échange [qui] ne s’applique donc qu’aux marchandises, c’est-à-dire à des biens et à des services qui ont été produits en vue de leur échange marchand » [11] (souligné par Gorz). Il en conclut que « le capitalisme dit cognitif est la crise du capitalisme » [12] parce que le capitalisme repose sur la production et l’échange de biens et de services susceptibles de produire de la plus-value. C’est ainsi qu’André Gorz croit pouvoir déclarer : « La sortie du capitalisme a déjà commencé » [13].
On retrouve ici cette capacité peu commune d’André Gorz à saisir la nouveauté des transformations de l’ordre du travail et à comprendre leur dynamique. L’émergence et le développement du travail immatériel représentent à coup sûr une mutation profonde des manières de produire et d’échanger qui pourrait effectivement être considérée comme une mutation de tout un secteur du capitalisme. Mais ici aussi l’extrapolation que fait Gorz de ces analyses est plus que contestable. Ainsi, pendant le temps où se développe cette « civilisation de l’immatériel », et en dépit de la baisse simultanée des effectifs industriels, le nombre des emplois qui ne se rattachent pas tous, loin de là, à une économie de la connaissance, continue à progresser. Denis Clerc et Dominique Méda [14] rappellent qu’entre 1997 et 2007 dans l’Union européenne le nombre d’emplois a progressé de 16% et qu’en France au cours de ces dix années il s’est créé près d’un million d’emplois supplémentaires (+ 17%). Non seulement il y a encore des emplois « classiques » (plus de la moitié des emplois en France), mais encore des formes de taylorisme ou de néo-taylorisme et une foule de services à la personnes et de relations de néo-domesticité (dont Gorz a par ailleurs dénoncé la nocivité) qui n’ont rien à voir avec une économie « immatérielle ». Plus profondément, si les formes de production qui dominaient sous le capitalisme industriel pour produire la plus value sont souvent dépassées, le nouveau régime du capitalisme qui lui a succédé sous l’hégémonie du capital financier international continue plus que jamais à ponctionner l’essentiel de la richesse sociale. Il me semble que, bien loin que « la sortie du capitalisme ait commencé », nous vivons plutôt aujourd’hui sous un régime du capitalisme plus redoutable que jamais, comme on peut le constater tous les jours avec l’aggravation de ce que l’on appelle encore, en usant d’un euphémisme, « la crise ».
Les ambiguïtés du travail-emploi
C’est cependant à propos de la conception qu’il se fait du « travail-emploi », c’est-à-dire de ce qui a constitué le socle de la société salariale, que les propositions d’André Gorz sont selon moi les plus discutables. Il a bien vu que pour construire cette structure d’emplois, « travail et capital sont fondamentalement complices » [15] : le travailleur accepte la subordination salariale, il travaille non pas pour lui mais pour son employeur en contrepartie d’un salaire. Pour l’essentiel, pense Gorz, il « gagne de l’argent », le travail est une marchandise comme une autre et le travailleur est dépossédé du sens de son travail et de la capacité de se l’approprier. Ainsi « l’emploi rend le travail structurellement homogène au capital » [16].
C’est en fait une reprise de l’analyse marxiste du travail aliéné mais Gorz en tire une implication radicale : « Le travail marchandise engendre le pur consommateur de marchandises » [17]. Le travailleur devient un pur consommateur et André Gorz avance des analyses très radicales sur l’aliénation dans la consommation. En fait, à partir de la structure du travail – emploi entièrement assujetti au capital, le salarié est complètement mystifié à la fois comme travailleur, comme consommateur et comme sujet social.
Ces évaluations, ou plutôt ces condamnations, sont unilatérales. Le travail-emploi, du moins sous la forme de ce que les juristes appellent le statut de l’emploi, tel qu’il s’est constitué dans la dernière phase du capitalisme industriel dans un cadre « fordiste » (un emploi stable, encadré par le droit du travail et auquel sont rattachées les principales sécurités de la protection sociale) a été le résultat d’un compromis (ce que l’on a appelé « le compromis social du capitalisme industriel ») qui a aussi donné aux salariés des droits conséquents et des protections consistantes. Il a formé le socle de ce que l’on peut appeler une citoyenneté sociale, une reconnaissance sociale du travailleur en tant que sujet de droit qui lui garantit un minimum d’indépendance économique et sociale. Ce n’est certes pas une solution héroïque. La Révolution n’a pas eu lieu, du moins en Europe Occidentale, et là où elle a eu lieu, dans les pays du « socialisme réel », le moins que l’on puisse dire c’est que la situation n’a pas été enviable. Mais la condition du salarié protégé des années 1960 est incomparablement meilleure, et à vrai dire c’est une quasi différence de nature, comparée à celle du prolétaire des débuts de l’industrialisation, lorsque le travail, effectivement, n’était qu’une marchandise et le travailleur un instrument au service du capital.
Je pense qu’André Gorz a sous-estimé cette différence, qui certes n’est pas absolue, mais qui est conséquente. Il a sous-estimé la reconnaissance de l’activité laborieuse comme un acte social qui est en même temps la reconnaissance de l’utilité sociale du travailleur et qui commande son accès à l’espace public et le fait reconnaître comme sujet de droit. Cette occultation de la part de Gorz peut paraître d’autant plus étonnante que, tout en insistant sur l’hétéronomie du travail salarié, il avait aussi reconnu sa fonction émancipatrice : « Si les enfants de paysans ont déserté les campagnes et si les femmes revendiquent le droit de travailler, c’est que le travail salarié, si contraignant et déplaisant qu’il puisse être par ailleurs, libère de l’enfermement dans une communauté restreinte dans laquelle les rapports interindividuels sont des rapports de force mouvants, de chantage affectifs, des obligations impossibles à formaliser. Les prestations que les membres de la communauté échangent n’ont pas de valeur sociale publiquement reconnue et ne leur confèrent pas de statut social » [18].
Autrement dit et aux yeux de Gorz lui-même, c’est le travail-emploi qui a donné au salarié un statut qui est aussi une reconnaissance sociale et juridique. Il dignifie, pourrait-on dire, le travailleur (et peut-être plus encore la travailleuse) en même temps qu’il l’aliène. C’est cette tension dialectique qui caractérise le travail-emploi, forme dominante que prend le travail en régime capitaliste : il contraint le travailleur en même temps qu’il lui procure le socle lui permettant d’être reconnu. André Gorz abandonne un des termes de cette tension dialectique pour en revenir à une conception du travail-marchandise qui date des débuts du capitalisme industriel avant sa saisie par le droit. Et il va même plus loin puisque selon lui, non seulement le travail est une marchandise, mais le travailleur lui-même devient un simple producteur de marchandises qui « engendre le pur consommateur de marchandise » [19], comme si son rôle social s’épuisait désormais à être un consommateur de biens matériels grâce à son salaire comme seule contrepartie de son travail.
On pourrait ajouter qu’André Gorz paraît avoir aussi une conception singulièrement réductrice de cette consommation que le travail-emploi rend possible et généralise. Il me semble partager une représentation quelque peu méprisante, mais fréquente dans les milieux intellectuels de gauche, de « la consommation de masse » qui n’assouvirait que de grossiers appétits matérialistes. Pourtant une analyse sociologique sans parti pris des modes de consommation populaire montre au contraire que l’accès à la consommation a représenté une victoire assez extraordinaire sur le règne de la rareté, sur l’état de précarité permanente qui avait été le lot séculaire de la grande majorité du peuple. La possibilité de consommer au delà de ce qui assure à peine la survie a desserré l’étau de la nécessité que fait peser le besoin immédiat sur l’existence quotidienne, un peu comme l’accès aux loisirs grâce aux congés payés a desserré l’étau du travail sur la vie des salariés. Par exemple, contrairement aux analyses de Gorz sur « la bagnole » inspirées par Ivan Illich [20], la petite 4 CV française au début de la « consommation de masse » dans les années 1950, ou la petite Fiat italienne (ou la vespa), ou la petite coccinelle allemande, me paraissent avoir été aussi des marchandises qui ont promu un certain accès à la liberté et peut-être même à la démocratie dans les milieux populaires – à moins que l’on considère que l’accès à la mobilité est un privilège qui devrait être réservé aux classes supérieures.
Je sais bien que l’aspiration à la mobilité s’engloutit dans l’exaspération des embouteillages automobiles, et que plus profondément le développement du progrès matériel et des effets de la croissance portent de très lourdes contre-finalités. Le culte de la consommation impose de produire toujours plus et n’importe quoi au risque de détruire à terme les ressources de la planète. Nous voilà sur le terrain écologique, terrain sur lequel je ne commettrai pas l’imprudence de m’aventurer ici. Je dirais seulement et trop vite que sur ce point aussi André Gorz a eu l’immense mérite d’être un des premiers à poser cette question dans toute sa gravité, et il faut bien évidemment discuter les réponses qu’il avance. Cependant, il faut aussi prendre garde qu’au nom de la décroissance on ne vienne pas à renoncer à la dynamique d’émancipation de l’humanité qui était chère à Gorz, et qui passe aussi par la maîtrise de la nature, voire par l’ouverture de la capacité pour tous de consommer sur toute la planète.
Les impasses d’un revenu d’existence.
Finalement et pour en revenir au travail, je dirai que l’ambivalence que j’éprouve à l’égard de l’œuvre d’André Gorz se cristallise autour de la conception qu’il a forgée pour « garantir à tous un revenu suffisant » [21].
André Gorz avait donné dans un article de la revue Futuribles en 1994 [22] une critique aigüe de ces formes dites « d’allocation universelle », ou « de revenu d’existence » ou de « revenu de citoyenneté » qui consistent à fixer, indépendamment de tout travail, une allocation financière permettant à chacun de vivre, ou de survivre, dans notre société. J’avais inconditionnellement apprécié cet article, et j’ai moi-même défendu des arguments semblables à plusieurs reprises, en particulier à l’occasion de discussions avec des partisans de ces mesures dans la Revue du Mauss ou dans Multitudes [23]. Mais André Gorz a par la suite inversé sa position et s’est rallié à ce type de mesures. Il a changé, mais je crois que ce n’était pas sa pente, contrairement à la plupart des promoteurs de ces formules, comme en témoigne précisément l’article très critique de Futuribles. S’il a abandonné ses propres positions, c’est certainement en vertu du diagnostic de plus en plus pessimiste, et finalement désespéré, qu’il a cru devoir porter sur la possibilité de maintenir ou de reconstituer à l’avenir des formes de travail qui pourraient pourvoir aux besoins et à la protection minimale des travailleurs. S’il n’y a plus rien à attendre du côté des ressources que l’on peut tirer du travail, pourquoi ne pas se résigner ce type de prestations ? Mais il a opéré ce ralliement en insistant à plusieurs reprises et sous de multiples formes, qu’il devrait s’agir d’un « revenu suffisant » [24].
On peut opposer deux objections qui me paraissent rédhibitoires à ce ralliement de Gorz. La première c’est que, sans prétendre chiffrer précisément ce qui rendrait un tel revenu « suffisant », c’est-à-dire permettant de vivre une vie à peu près décente dans une société comme la nôtre, on peut convenir qu’il devrait être au moins de l’ordre d’un SMIC. Mais c’est totalement impossible, politiquement et socialement, de pouvoir même envisager une telle perspective. On peine aujourd’hui à dégager 2 milliards d’euros pour financer le revenu de solidarité active (RSA) qui procure un médiocre revenu de subsistance (moins d’un demi SMIC) aux plus malheureux de nos concitoyens, que l’on stigmatise de surcroît en les accusant de devenir ainsi des parasites assistés. On ne voit pas quel régime politique, fût-il de gauche ou même d’extrême gauche (en France, en Europe, ou dans le monde ?), pourrait assurer les quelques dizaines ou centaines de milliards d’euros nécessaires pour garantir à tous un revenu « suffisant », que l’on travaille ou que l’on ne travaille pas. Si quelque chose comme un revenu de ce type se met en place, ce qui n’est pas exclu, ce sera nécessairement un revenu « insuffisant », assurant à peine des conditions minimales de survie – ce dont conviennent d’ailleurs la plupart des partisans de ces mesures dont les chiffrages sont beaucoup plus réalistes que ceux d’André Gorz. L’idée d’un revenu d’existence ou de citoyenneté « suffisant » me parait représenter le type même de la mauvaise utopie, non pas qu’il faille condamner les utopies, mais veiller à défendre celles qui sont susceptibles d’avoir un minimum de prise sur la réalité.
Il y a à mon sens une seconde raison pour refuser ce type de mesures, c’est qu’elles entérineraient la rupture complète de la relation entre travail et protections qui a constitué la grande conquête de l’histoire sociale depuis la fin du XIXe siècle. Si la condition salariale est devenue incommensurablement supérieure à la condition prolétarienne des débuts de l’industrialisation, c’est parce que – à la suite d’un siècle de luttes et de conflits, mais aussi de compromis et de négociations – des droits forts ont été attachés au travail (droit du travail, protection sociale) qui ont limité, sans l’abolir, l’emprise du capital. Ce sont principalement ces protections construites à partir du travail qui sont parvenues, du moins dans une certaine mesure, à « domestiquer le marché », pour reprendre la formule de Karl Polanyi.
Il est vrai, et sur ce point l’enseignement de Gorz est irrécusable, que cette articulation du travail et des protections a perdu énormément de la consistance qu’elle avait à la fin du capitalisme industriel dans les années de 1960 – jusqu’au début des années 1970. Mais est-il possible aujourd’hui de promouvoir une nouvelle articulation du travail et des protections sous ce nouveau régime du capitalisme plus sauvage dans lequel nous sommes entrés depuis les années 1970 ? C’est là le cœur de la question sociale actuelle. Il n’y a pas de solutions miracles, mais ce sont des formules qui sont en chantier du coté de syndicats de salariés et de partis de gauche (ainsi une « sécurité sociale professionnelle » selon la CGT, ou une « sécurisation des parcours professionnels » selon la CFDT), recherches d’un nouveau compromis social entre les exigences de mobilité et de compétitivité des entreprises et les exigences de sécurité et de protection minimales du côté des travailleurs.
En découplant complètement le travail et les protections, l’éventualité d’un revenu d’existence ou de citoyenneté sanctionne le renoncement à ces tentatives qui sont aussi le nerf des luttes à mener sur le front du travail. Pour le dire un peu brutalement, elle entérine les exigences du capital et du marché et lui laisse toute la place. Car pourquoi le marché et le capital ne profiteraient-ils pas de cet abandon des protections attachées au travail pour resserrer encore leur emprise ? Un stock de travailleurs potentiels déjà partiellement rémunérés par un médiocre revenu de subsistance constituerait une nouvelle armée de réserve sur laquelle le nouveau capitalisme pourrait librement puiser au moindre coût. En ce qui me concerne je regrette qu’André Gorz ait finalement cédé à une idéologie de disqualification totale du travail qui me paraît des plus suspectes et qui s’inscrit mal dans la trajectoire intellectuelle et politique qui lui est propre.
Je souhaiterais que ces critiques que j’ai cru pouvoir adresser à certains aspects de l’œuvre d’André Gorz soient néanmoins lues en même temps comme un témoignage de reconnaissance à son égard, et peut-être même de proximité avec l’esprit de sa démarche. C’est au lecteur d’en juger, mais je suis convaincu qu’André Gorz n’aurait pas récusé l’idée que l’on puisse aussi le critiquer, lui qui a fait de l’exercice de la critique la marque par excellence de la pensée libre.