Recensé : Vincent Descombes, Les Embarras de l’identité, Paris, Gallimard, « Les Essais », 2013, 282 pages, 21 euros.
Dénoncer la fausseté de l’individualisme a constitué l’une des opérations les plus banales de la pensée sociale et politique moderne pendant ces deux derniers siècles. Nous commettrions à la fois une erreur cognitive et une faute morale, disait-on, si nous nous pensions comme des individus qui doivent l’essentiel de ce qu’ils sont à eux-mêmes, qui ont à d’abord s’occuper d’eux-mêmes, à se soucier de la réalisation de leurs droits et aux conditions de leur propre épanouissement. V. Descombes se situe très loin de la perspective autoritaire que l’on pourrait croire impliquée par cette dénonciation classique. Pour lui, l’individualisme, comme volonté de vivre une vie propre en prenant ses distances à l’égard des conformismes que réclament les institutions et les groupes sociaux, constitue l’atmosphère dans laquelle nous vivons.
L’individualisme, selon V. Descombes, forme une composante essentielle de notre existence et de notre compréhension de nous-mêmes – étant entendu que ce « nous » a cessé depuis belle lurette de ne renvoyer qu’au seul monde occidental. Aucune vision alternative de l’être humain (hyper-valorisation de la tradition, de la religion, de la nation, de l’identité de genre…) qui prétendrait réactiver des formes de vie passées n’a de chances de rencontrer une attention durable. Sur le plan des principes, il n’y a rien d’ailleurs, moralement à lui opposer. On ne peut lui imputer les désordres innombrables liés à l’égoïsme, à la bêtise ou à la malveillance. Pour qui entend interroger l’individualisme, il y a donc seulement – et c’est là où peut commencer l’enquête philosophique – à observer en toute tranquillité les moments où il rend hommage sans le savoir et sans le vouloir à ses autres, c’est-à-dire aux formes de vie qui précèdent et portent les individus, à ce qu’ils n’ont pu choisir.
C’est ce qu’entend faire V. Descombes en examinant le sens du lexique de l’identité. Selon lui, lorsque quelqu’un parle de son « identité » comme de quelque chose d’intéressant et de vulnérable, qui mérite d’être protégé, promu et, finalement, reconnu par les autres, il se situe dans le cadre de l’individualisme moderne. En effet, d’après les usages linguistiques dominants, l’identité apparaît d’abord comme le bien propre du sujet. Elle accompagne le processus d’affirmation personnelle de l’individu, du travail de soi sur soi qui définit une vie singulière attachée à le rester. Mais qui parle d’identité suppose en même temps que le processus continué d’individuation est alimenté par des appartenances premières, que l’on s’approprie et qui se réfléchissent dans nos vies : « l’identité » est devenue le pôle de référence de l’auto-définition d’un individu qui se situe par rapport à des communautés historiques auxquelles il appartient, qui sont plus anciennes que lui.
C’est de cette situation paradoxale, répercutée dans les mouvements politiques qui se réclament des identités, que part le philosophe.
L’identité des objets, l’identité subjective
L’enquête philosophique que mène Descombes entend couvrir l’ensemble des usages contemporains les plus significatifs du terme « identité ». Il rappelle que, historiquement, l’ontologie s’est servie du terme identité pour désigner l’identité à soi : le premier caractère d’une chose, c’est d’être identique à elle-même et de pouvoir, sous certaines conditions, le rester au cours du temps. Naturellement, une telle position soulève de nombreux problèmes : cette identité doit-elle être conçue comme une propriété substantielle de la chose ou bien comme une sorte de convention imposée par l’esprit ? D’emblée, V. Descombes défend l’idée selon laquelle l’identité, même si elle ne se présente pas comme une essence soustraite au temps, a bien une sorte de réalité ; elle n’est pas une apparence. Positivement, elle tient d’abord à l’assignation d’un nom propre, c’est-à-dire à une pratique humaine des plus significatives.
Le thème du nom propre conduit naturellement à s’interroger sur le statut de l’identité personnelle. À l’époque moderne, elle est devenue un phénomène complètement original, du fait de l’emprise du lexique du « sujet » et de la « subjectivité ». Parler de subjectivité revient en effet à supposer qu’il n’y a que moi qui puisse découvrir et faire certaines choses (en vertu du fait que je possède une intériorité mentale). Cette singularité me définirait justement comme un Je subjectif. « Mon » identité devient donc quelque chose de très différent de ce qu’est l’identité d’une chose quelconque : elle est portée par le fait que je suis conscient de moi. Et, plus précisément, c’est la mémoire, comme faculté interne de s’identifier, d’établir des continuités entre les souvenirs, qui est alors censée me faire exister comme une personne à la fois cohérente et unique. La conscience de soi devient le fondement de l’identité (à soi) d’un moi conscient de ses opérations. S’il est légitime de prendre en compte l’originalité du phénomène de l’identité personnelle, la focalisation sur la conscience de soi et sur la mémoire constitue, en revanche, une source de paradoxes insolubles dont les philosophes se sont d’ailleurs emparés depuis longtemps. Par exemple, l’oubli et l’amnésie impliquent-ils, à un certain degré de gravité, que l’on cesse d’être la même ou le même ? Pour échapper à ces paradoxes, il faut reprendre le thème de l’identité subjective, que l’on a raison d’interroger dans sa spécificité, sur une autre base.
Les philosophies existentielles du siècle dernier sont les seules à avoir tenté de sortir du privilège exorbitant de la conscience de soi, et V. Descombes suit un moment leur inspiration fondamentale. D’après ces philosophies, ce que je suis n’est pas indépendant de ce que je veux être, au sens où la série de mes choix existentiels dessine le cours approximativement unitaire de ma vie. Ici, ce que je suis n’est pas indépendant de tout ce qui manifeste quelque chose de moi dans le monde. Être un « soi » ou un « sujet », être « identique à soi » au sens de l’ipséité, tout cela a même quelque chose à voir avec des contenus (des orientations concrètes) en fonction desquels je m’engage, que je maintiens. La continuité d’une existence humaine est une continuité affirmée, « voulue » (ou, du moins, acceptée et accompagnée) au sens d’un élément latéral inhérent à cette continuité psychologique ordinaire qui fait que ce que je suis et que ce que je fais ne sont pas sans cesse remis en cause et interrompus (il y a des traits de caractère qui se cristallisent, des habitudes qui se forment, des styles personnels qui se stabilisent). « Est subjectif, écrit Descombes, ce qui, venant d’un particulier, dit quelque chose de ce sujet particulier parce que cela l’exprime : non pas au sens où cela le dévoile ou parfois le trahit, mais au sens où c’est lui qui par son acte ou par son geste s’exprime lui-même, comme s’il parlait à la première personne » (p. 118-119).
Cependant, dire que l’individu singulier que je suis se définit dans sa permanence relative (son « identité ») du fait d’un élément relevant de la volonté, n’est-ce pas (selon une tendance que certaines philosophies existentielles ont d’ailleurs radicalisée au cours du siècle passé) entretenir le mythe de la liberté radicale, voire de l’auto-création ? N’est-ce pas, en tout cas, faire reposer l’identité subjective sur un « choix de soi-même » bien problématique ?
Peut-être. Mais, en même temps, « se choisir soi-même » constitue une expérience particulière qui n’a rien de mystérieux. D’après Vincent Descombes, il s’agit bien d’une expérience historique. Il faut même aller jusqu’à dire que l’homme moderne est incité à se choisir soi-même après avoir remis en cause (les crises d’identité) les conformismes trop faciles et les définitions de soi n’impliquant aucune sorte de réflexivité. « Seul peut vivre une "crise d’identité" et sortir de cette crise en "construisant son identité" un individu moderne. Taylor parle donc de notre "identité moderne". Dire "identité moderne", c’est demander que la notion d’identité (prise au sens d’une psychologie morale) soit expliquée d’un point de vue comparatif : il faut montrer comment l’homme moderne donne une réponse qui lui est propre à une question qui se pose à tout homme. » (p. 136).
Le propre de la société moderne est de fournir aux individus un répertoire d’expériences typiques à reproduire et de mots à utiliser pour exprimer, par exemple au moment de l’adolescence ou de la prime jeunesse, une crise d’identité. Nous sommes même encouragés à mettre en question nos appartenances sociales. Mais, bien évidemment, nous le sommes à titre d’individus socialisés, ayant dû apprendre un certain jeu de langage, ayant dû intérioriser un certain nombre d’expériences typiques représentées comme importantes. La personne moderne peut se définir comme celle qui est socialement interpellée en vue de faire semblant, ne serait-ce que pour une période particulière, de ne pas vraiment appartenir à la société. Mais la désocialisation n’en reste pas moins seconde. Si profonde qu’ait été notre crise d’identité, nous n’avons cessé à aucun moment de rester des êtres sociaux, c’est-à-dire des individus qui ont dû apprendre et reproduire des jeux de langage et des pratiques. « Le sujet découvre avec surprise qu’il ne peut trouver les raisons pour lesquelles il choisit d’être moderne qu’à la condition d’avoir déjà choisi sans raisons cette identité moderne » (p. 165). Or, une fois acquis ce point crucial, on peut, si l’on suit la démarche de Descombes, commencer à aller très vite, puisque le terrain des pratiques a été reconquis. En généralisant la portée de la conclusion « sociologique » à laquelle nous avons été conduits, on parvient à l’idée que les individus ne se choisissent pas eux-mêmes ; il faut dire, moins dramatiquement, qu’ils ne choisissent que d’endosser telles fins particulières. De telle sorte qu’ils ne commencent rien, absolument parlant ; ils adhèrent à des façons de faire qui sont déjà données. On ne s’individue, on n’acquiert, donc, d’identité propre, que dans la société.
Le primat du collectif
En ce sens, il y a bien des identités collectives qui ne sont pas que des conventions linguistiques. Elles forment le corrélat naturel du processus d’individuation par lequel chacun acquiert une identité dans la société, en enchainant sur des fins et sur des pratiques déjà là. Bien sûr, ces identités collectives ne constituent ni ne révèlent aucune substance singulière. Une identité collective est d’abord ce que l’on doit présupposer minimalement lorsque des gens se demandent qui ils sont et comprennent qu’ils agissent comme on a agi avant eux. Car cela implique qu’ils acceptent d’être les mêmes que ce qu’ils étaient ou que d’autres qu’eux étaient dans le passé. Descombes se place donc bien du point de vue « moderne », selon lequel les identités (individuelles ou collectives), au lieu de s’imposer par leur stabilité intrinsèque, n’apparaissent qu’à la lumière d’interrogations et de problématisations (bref : de crises d’identité) : qui suis-je ? ; qui sommes-nous ? Il suffit, pour s’orienter dans une réponse à ces interrogations, que d’autres nous reconnaissent comme étant, sous un certain rapport, les mêmes qu’avant et que nous endossions cette permanence relative, quelles que soient les conclusions que nous décidons d’en tirer. Dire Nous, c’est toujours s’adresser à quelqu’un d’autre, que nous n’intégrons pas dans ce « nous » et en face duquel nous nous posons.
Il n’est pas question pour Descombes de défendre sur cette base une conception substantialiste du « nous » et des « communautés historiques » qui l’exemplifient. Son approche sémantique lui permet de dire qu’il s’agit d’abord de sujets, au sens grammatical, mais aussi au sens pratique de l’activité. Ensembles factuellement donnés, ces communautés agissent, et c’est dans cette perspective qu’il faut les appréhender. Elles n’enferment donc pas les individus dans un destin conformiste ; il serait donc inepte de les appréhender comme des contraintes dont on pourrait ou devrait se libérer pour devenir soi-même. Mais, en même temps, l’appartenance sociale a une résonance profonde. Un fait de la psychologie humaine est, par exemple, que je me sens concerné si l’on agresse l’un des miens, c’est-à-dire l’un de ceux que j’ai souvent l’occasion d’enrôler dans mon usage du Nous. Ce fait et beaucoup d’autres semblables portent à croire que l’affirmation du Nous n’est ni superficielle ni contingente. Elle semble aussi significative que la capacité à dire Je. Autrement dit, les communautés existent, et elles sont premières.
On voit comment le propos de V. Descombes s’éloigne de la perspective d’un Kymlicka [1] (qui affirme l’existence d’un droit individuel à s’épanouir dans des conditions de vie respectueuses des attaches historiques, ethniques, culturelles qui déterminent tout un chacun) ou de celle d’un Honneth [2], chez qui la lutte pour la reconnaissance apparaît comme le principal élément vitalisant de l’existence collective – comme si les communautés existantes, du seul fait qu’elles existent, générant limitations et routines, ne signifiaient qu’inertie et aliénation. Du point de vue de Descombes, l’a priori de la socialité et de l’historicité humaine ne serait pas vraiment pris en compte dans ces conditions.
Mais quelles sont ces communautés historiques ? Les questions politiques contemporaines nous mettent sur la voie. Il est facile, par exemple, d’entrevoir la portée de ce que peut être une « politique de la diversité » (identity politics). Un seul sens apparaît légitime pour en expliciter le contenu : comme membres d’un groupe minoritaire et/ou ostracisé, en nous engageant dans une revendication, nous voulons dire que nos manières de vivre méritent d’être reconnues et respectées. Mais par qui ? L’unique réponse envisageable est : par nos concitoyens. S’il se comprend correctement, l’acte de revendiquer consiste à demander avec force que des aménagements raisonnables entrent en vigueur afin que la forme de vie et les pratiques que nous représentons puissent recevoir une attention nouvelle, afin que l’on infléchisse les habitudes et les normes juridiques existantes. Cet acte présuppose l’existence d’une communauté (au double sens des points communs et de l’ensemble social) entre ceux qui demandent quelque chose et ceux à qui cette demande s’adresse. Revendiquer, c’est donc s’adresser, au nom d’un « nous », à un autre « nous » plus englobant dans lequel on s’inclut encore soi-même, sans quoi cela reviendrait à adopter une position d’extériorité improductive, semblable à celle de gens qui parleraient de nous ailleurs. Logiquement, il y a donc primauté de l’appartenance, primauté de l’homogénéité à un groupe historico-politique, ainsi que des « significations partagées » (selon l’expression de Charles Taylor) qui en découlent. La diversité vient après.
Il ne s’agit pas pour Descombes, à ce moment, de prendre position en faveur d’une conception « forte » du républicanisme au sens de la tradition de l’État français, celle qui implique une invisibilisation et même une politique active de réduction des différences culturelles ou ethniques qui composent la communauté des citoyens. Sans y insister, il en perçoit bien les limites et les difficultés. Pour lui, en effet, il n’est pas anormal ou inquiétant, à certaines conditions, de revendiquer son identité et sa différence, comme l’estiment certains défenseurs du républicanisme. Son analyse se situe à un autre niveau, plus analytique, plus conceptuel. Cependant, il défend un principe net qui n’est pas sans lien avec la vision républicaine. Dans les sociétés telles que les nôtres, dit-il, les appartenances historico-politiques fondamentales, avec leur dimension communautaire, ne sont pas comme les autres. Elles forment l’arrière-plan des appartenances diverses que nous pouvons vivre et revendiquer. Aux yeux du philosophe, les politiques et les idées « identitaires » sont donc moins intéressantes en elles-mêmes que parce qu’elles nous permettent de redécouvrir le primat de la concitoyenneté et des formes collectives auxquelles celle-ci correspond.
Sur cette base, Descombes nous invite à mettre à distance le discours aujourd’hui répandu, et raffiné par des auteurs tels qu’Amartya Sen, sur la diversité des appartenances. Il est trop nivelant. Bien sûr, nous ne sommes pas faits d’une seule pièce. Nous ne nous définissons pas par rapport à un seul grand groupe. Cependant, nous sentons immédiatement que le fait que X soit de telle nationalité et le fait que, éprouvant tel goût particulier ou telle préférence subjective, X fasse partie du groupe de ceux et de celles qui l’éprouvent tout comme lui ne sont pas du tout à mettre sur le plan. Cet exemple s’avère crucial. Dans le monde réel, bien différent en cela des constructions intellectuelles postmodernes, le fait de la nationalité (le fait d’être citoyen de tel pays) compte, symboliquement tout autant que factuellement. Il forme même une sorte de point fixe autour duquel gravitent, selon Les Embarras de l’identité, les autres composantes de la personnalité et les formes de vie auquel on se rattache. La nation est la principale des communautés historiques auxquelles nous nous référons. V. Descombes y insiste en rappelant des arguments de Marcel Mauss et de Louis Dumont, et c’est, significativement, le moment où sa démarche s’approche le plus d’hypothèses empiriques (par opposition à l’élucidation « grammaticale », qui constitue son registre propre). C’est en tout cas à ce moment que la thématique de la « communauté historique » commence à prendre une forme plus distincte dans son propos. Il y a peut-être là une source de difficultés.
Les ressources du thème de la construction sociale
Partons, pour expliciter ces difficultés, des prémisses du raisonnement. Sans préciser ses cibles, Descombes parle du « constructivisme » comme d’une position excessive pour laquelle les identités sont des artifices : on les ramène alors à des fictions imposées au moyen de la manipulation des masses. C’est son adversaire de prédilection. En effet, pour lui, il y a là une façon caricaturale de nier l’épaisseur des identités collectives. Aux yeux du philosophe, la critique des « constructions » poursuivrait même l’intention théorique de l’individualisme méthodologique : nous priver cyniquement des moyens conceptuels pour concevoir à leur niveau propre la réalité du collectif et de l’historique.
Pourtant, à la réflexion, il n’y a rien de particulièrement ridicule à dire que les « identités sociales » telles qu’elles sont conçues et imposées, fonctionnant, par exemple, comme des justifications de mesures politiques de discrimination ou simplement comme l’appui de préjugés banals, font l’objet de « constructions ». Des gens et des institutions s’occupent de les forger, de les diffuser, de mettre en œuvre les effets pratiques qu’ils entendent en tirer. Assurément, toutes les identités ne relèvent pas de ce cas, bien analysé dans les théories féministes et dans les théories dites « post-coloniales ». On doit accorder à V. Descombes qu’il ne faut pas que notre sens critique en éveil écrase notre discernement historique. Car les identités collectives n’ont pas toutes été d’emblée des manifestations de notre aliénation ou des ruses maléfiques du « pouvoir ». Toutes les traditions n’ont pas été « inventées », au sens complotiste du terme. Les choses apparaissent en général beaucoup plus ambiguës que cela, bien sûr. La façon dont, dans les pays anciennement colonisés, les découpages frontaliers (et les consciences identitaires à leur suite) ont été marqués par des circonstances variées qui n’avaient pas grand chose à voir avec les tranquilles continuités de l’histoire des formes de vie transmises de générations en générations, est riche d’enseignements, mais tout ne s’est pas déroulé sur ce modèle. Cependant, peut-on se demander contre Descombes, y a-t-il vraiment du sens, pour la démarche philosophique, à isoler malgré tout, voire à idéaliser tel quel, le fait national, dont les manifestations ont été et restent extrêmement diverses, comme ce qui permet, en dernier ressort, d’illustrer et même de valider la thèse de l’importance des communautés historiques en particulier et du primat du social en général ? On peut en douter. Il semble difficile de faire comme si l’alternative entre le rappel sourcilleux de « l’irréductibilité du fait national » et une fausse philosophie de l’homme asocial était sérieuse, comme si on pouvait s’avancer loin dans l’analyse en faisant fond sur cette alternative trop claire. Ce n’est pas le cas.
Quant à la mauvaise humeur exprimée contre l’idée de « construction », il faut se demander également jusqu’à quel point elle est bonne conseillère. Lorsque l’on parle en psychologie actuelle de « catégorisations sociales » en montrant comment les « identités » sont liées, dans le cours des interactions concrètes, à des assignations ou à des constructions stéréotypiques, on en fait un usage qui est plutôt judicieux [3]. Même chose lorsqu’Ernest Gellner, dans Nations and Nationalism, montre comment les nations et les nationalismes dans l’Europe moderne doivent être historiquement pensés comme les corrélats d’une certaine phase de la mondialisation politico-économique : il n’y a pas eu seulement une sorte de formation organique affectant les cultures et les pratiques, mais aussi un processus piloté par des États qui visait à définir certains pôles de stabilité relatifs dans un monde où s’accroissait la place des déplacements et des flux. Les identités sont donc bien largement « construites », en plusieurs sens qui sont tous très intéressants, sans que cela les ramène au statut de mensonges inconsistants. Affirmer qu’elles sont données (ou qu’elles ont à intervenir dans l’argumentation philosophique comme si elles étaient données) revient à opérer un choix plus que risqué, ontologiquement parlant.
Disons enfin plus généralement que la socialité humaine – dont la dépendance par rapport à des groupes, à des formes de vie et à des institutions forme évidemment une dimension marquante – présente de multiples visages. Si nous ne choisissons pas nos communautés, la manière dont nous nous individualisons en intériorisant des éléments de notre environnement ne répond pas non plus à un modèle univoque connu d’avance, impliquant des hiérarchies claires. Certes, dans son contenu obvie, le discours identitaire contemporain illustre l’influence considérable des communautés historiques, par exemple religieuses ou nationales, sur la vie humaine, même là où l’individualisme a déployé ses effets. Et l’on peut parfaitement admettre à la suite de V. Descombes que, raisonnablement compris, il manifeste paradoxalement l’ascendant persistant de l’État et de la nation. Mais il n’est pas sûr non plus que ce discours identitaire constitue le meilleur fil conducteur lorsqu’il s’agit de comprendre l’individuation en général. Ce qui fait de moi une personne singulière possédant une identité spéciale, un caractère sien et une biographie originale, c’est un ensemble de circonstances, de rapports et de sédimentations qui ne se jouent que partiellement sur cette scène-là. Il ne faut peut-être pas demander aux bruyantes idéologies politiques de nous livrer indirectement la clé de l’existence humaine.
La réponse de
Vincent DescombesIndividu et citoyen
Je suis en plein accord avec l’idée par laquelle Stéphane Haber conclut sa recension. Le sens d’une vie humaine ne se réduit pas à des affaires d’appartenance à telle ou telle communauté. Non seulement j’approuve cette idée, mais je crois avoir expliqué comment la forme politique d’une société moderne permet d’opérer cette dissociation de l’individuel d’avec le collectif. Elle la rend possible par le principe de laïcité, qui sépare souci du salut public et souci du salut personnel. Le gouvernement de la cité n’a pas à s’occuper de mon salut en tant qu’individu.
Le principe de laïcité est une composante de cette configuration des valeurs que les sociologues qualifient d’individualiste, pour faire ressortir le contraste avec la configuration holiste des sociétés traditionnelles. Comme le souligne Haber, le mot « individualisme » est pris ici dans un sens descriptif. Il ne s’agit nullement de dénoncer un défaut de civisme chez nos contemporains, mais de caractériser la conception que nous autres, modernes, nous nous faisons de l’être humain pour autant que nous raisonnons selon notre sens commun.
C’est dans le contexte intellectuel et moral de ce sens commun individualiste que se posent à nous ce que nous appelons des « questions d’identité ». Seul un être humain qui se conçoit lui-même comme un individu au sens normatif du terme – un être ultimement responsable devant lui-même – peut passer par les « crises d’identité » que décrit la psychologie sociale.
L’être humain, s’il est moderne, se définit comme un individu (au sens normatif). Pourtant, il n’a pas cessé pour autant de vivre en société. De là une tension inévitable entre le fait de son appartenance à diverses collectivités et l’idéal d’autonomie. Sur ce point, Haber a très bien noté que le point de vue sociologique qui est le mien n’implique aucunement que l’autonomie individuelle soit une chimère. Il serait inepte, écrit-il, d’assimiler l’appartenance sociale à une contrainte exercée sur l’individu ou à son enfermement « dans un destin conformiste ». Il y a des philosophes pour qui les mots « social » et « collectif » veulent dire forcément « inertie et aliénation ». Il leur manque de comprendre que l’institution telle qu’on l’entend à la suite de Durkheim et Mauss, ou aussi bien de Wittgenstein, n’est pas une limitation des possibilités individuelles, tout au contraire. S’il n’y avait pas la pratique du jeu d’échecs, avec ses règles établies, je n’aurais pas la possibilité de jouer aux échecs. Les règles du jeu ne sont donc pas des « contraintes » qui viendraient offusquer la liberté du joueur. Et, de même, le fait qu’il existe une langue française ne prive pas l’individu de ses possibilités expressives, c’est au contraire la condition de toute invention verbale et de toute poésie — dans notre langue, il est vrai.
Haber observe que mon enquête sur ces questions d’identité – « Qui suis-je ? », « Qui sommes-nous ? » - part d’une clarification de la notion même d’identité au sens logique, celle dont on a tiré le principe d’une « identité à soi » de toute entité. Il écrit : « le premier caractère d’une chose, c’est d’être identique à elle-même et de pouvoir, sous certaines conditions, le rester au cours du temps ». Pour ma part, j’entends résister à cette façon certes fort classique d’énoncer l’identité d’une chose. En effet, elle a le tort de suggérer que l’identité est une caractéristique que possède la chose – et que peut-être elle pourrait perdre. Attribuer une identité à une chose, ce serait la décrire, la caractériser dans son état (par exemple, un état de permanence, ou de stabilité, ou de cohésion interne). Comprendre ainsi l’identité, c’est selon moi faire d’emblée fausse route, comme on devrait s’en aviser si l’on se demandait : nous attribuons une propriété d’identité à la chose, oui, mais à quelle chose ? Mais, justement, c’est bien plutôt en demandant quel est l’objet qui sert de référent à notre discours que nous appliquons à l’objet en question le concept d’identité. Nous identifions cet objet, nous n’en sommes pas encore à la décrire. Il ne faut pas confondre l’identité d’un individu – le fait qu’il soit identifiable, qu’on puisse y faire référence – avec une qualité de ressemblance. Ainsi, par exemple, lorsque je me reconnais du même sexe que l’un de mes deux parents, l’identité en question est celle de ce sexe et non celle de ma personne.
Dès lors, je me garde bien pour ma part d’entrer dans le débat classique qu’évoque Haber : l’identité est-elle une « propriété substantielle » ou une propriété seulement apparente de la chose ? Ce débat n’a pas lieu d’être, car l’identité n’est pas du tout une propriété ou une qualité. Il convient d’expliquer le concept logique d’identité tout à fait autrement, à partir de la logique du nom propre. Et c’est ce qui me permet de soumettre toute attribution d’identité à la « règle de Geach » (du nom du philosophe qui a le mieux explicité cette idée de Wittgenstein). En disant qu’une chose reste la même, on a l’air de la décrire, mais, en fait, les mots « être la même » ou « rester la même » ne font sens que si nous pouvons compléter : être la même quoi ? rester la même quoi ? Il faut ici insérer après les mots « la même » un terme individuatif (Quine), c’est-à-dire un substantif général qui nous fournisse un principe de dénombrement, ce que la philosophie analytique appelle un critère d’identité. De la naissance jusqu’au grand âge, je change beaucoup, mais je n’en reste pas moins le même être humain.
Ce point logique peut sembler fort éloigné des questions d’identité collective et des débats politiques auxquelles elles donnent lieu. Il fallait pourtant en passer par là pour éclaircir la notion fuyante et ambiguë d’ « appartenance » à un groupe social. Comme le signale avec raison Haber, je fais la plus grande différence entre le fait d’appartenir à un groupement purement classificatoire – par exemple, l’ensemble des amateurs de telle musique – et celui d’appartenir à un groupe réel, qu’il s’agisse de son pays, de son école, de son parti politique, de tout ce qui peut passer pour un corps collectif (au sens de ce qui donne naissance à un « esprit de corps », à des manières de penser et de sentir particulières). Toutefois, la raison de cette différence n’est pas que ces appartenances n’ont pas la même importance aux yeux de l’individu. Elle est que le mot « appartenance » est équivoque : dans un cas, il signifie appartenance à un groupe purement nominal, sans autre identité que celle des éléments de la classe logique définie par l’attribut commun (par exemple, aimer la même musique) ; dans l’autre, il signifie appartenance à une communauté historique, dotée d’une identité collective propre.
Ce point suffit à me donner le moyen de répondre à l’inquiétude qu’exprime Haber à la fin de son texte. Critiquer le « constructivisme » en sociologie, n’est-ce pas méconnaître le rôle des « stéréotypes » et des « catégorisations » dans les rapports humains ? A vrai dire, je ne reconnais d’identité collective que là où nous pouvons identifier un groupe réel, c’est-à-dire lui appliquer un critère d’identité tiré de sa définition : la même école, le même parti, la même ville, le même orchestre, le même peuple, etc. Or les « constructions stéréotypiques » qu’évoque Haber ne sont pas des identités collectives, ce sont seulement des ressemblances entre des individus présentant un trait commun. Elles définissent des groupes nominaux et non des groupes réels. Elles ne donnent pas lieu à une question « Qui sommes-nous ? » dans le sens collectif du mot « nous », celui qui permet d’introduire un rapport de volonté particulière à volonté générale, pour parler comme Rousseau. Elles ne correspondent à aucune totalité historique, seulement à des collections d’individus.
Maintenant, considérant ces groupes réels, la question se pose-t-elle de savoir s’ils sont « donnés » ou « construits » ? Il me semble que la question doit être refusée pour les raisons que donne Castoriadis : considérant l’exercice du pouvoir instituant, il faut reconnaître un cercle de l’institué et de l’instituant. Comme l’écrit Castoriadis : l’institution n’est ni créée ex nihilo, ni reçue passivement, « tous sont ‘auteurs’ de l’évolution de la langue, de la famille, des mœurs, etc [4]. »
Haber se demande pourquoi privilégier, parmi les appartenances, le fait national. N’est-ce pas idéaliser ce qui n’est qu’une appartenance parmi d’autres, laquelle du reste a pris dans l’histoire des formes variées et parfois peu recommandables ? Haber rappelle en outre, et avec raison, qu’il y a bien des façons possibles pour l’individu de hiérarchiser ses fins dans la vie, et donc aussi ses multiples appartenances.
Oui, mais parmi ses appartenances, y en a-t-il une qui lui apparaisse comme englobante et en ce sens non facultative ? Pour être compatible avec l’idéal d’une autonomie individuelle, cette appartenance doit se définir sur le terrain de la volonté humaine. Il faut donc que la communauté globale se définisse par un attribut politique plutôt que religieux. D’où le principe de laïcité. Maintenant, quelle forme une communauté des citoyens peut-elle prendre dès lors qu’elle réunit des individus modernes ?
Du point de vue politique, la question que nous devons nous poser est celle du passage au « nous ». L’individu moderne entend répondre de lui-même, tantôt sur le mode restreint à sa seule personne (« moi »), tantôt sur le mode élargi (« nous »). Comment peut-il dire « nous » et soumettre ainsi sa volonté particulière à sa volonté générale ? Il lui faut entrer dans un rapport de concitoyenneté avec d’autres individus. Le fera-t-il dans une République universelle ou dans les limites d’un État national ? Il n’y a pas d’objection de principe à ce qu’un individu humain soit le concitoyen de tout homme, mais il faudrait que cette communauté humaine soit déjà instituée politiquement pour qu’une telle concitoyenneté soit effective. Si elle ne l’est pas encore, il reste que c’est dans les frontières d’un territoire national que nous pouvons concevoir un exercice démocratique de la souveraineté humaine.