Recensé : Colas Duflo, Les aventures de Sophie. La philosophie dans le roman au XVIIIe siècle, Paris, CNRS Éditions, 2013, 287 p., 10 €.
Si la question des rapports entre littérature et philosophie connaît une certaine actualité, l’intérêt de l’ouvrage de Colas Duflo est de l’éclairer sous un jour inhabituel en étudiant une époque particulière, celle des Lumières, « où la philosophie et le roman n’habitaient pas dans des mondes séparés » (p. 9). Contre l’évidence avec laquelle on aborde le discours philosophique et la fiction romanesque comme deux types de textes tout à fait distincts, le XVIIIe siècle se révèle comme l’époque où règne la mode de la philosophie dans le roman. En effet, le roman, genre alors indéfini, trouve dans son union avec la philosophie un moyen de s’élever en dignité et de véritablement s’inventer comme genre artistique à part entière. Quant à la philosophie, fatiguée des grands systèmes philosophiques de l’âge classique, jugés trop coupés de l’expérience réelle, elle cherche une nouvelle manière de s’écrire, qui permette de ménager une plus grande place aux expériences. C’est l’époque de Candide ou l’optimisme de Voltaire, Jacques le Fataliste de Diderot ou La Nouvelle Héloïse de Rousseau. L’enjeu de l’ouvrage est donc de mettre en lumière les modalités et les conséquences de cette hybridation du philosophique et du romanesque.
Le difficile tissage du dissertatif et du narratif
Les premiers chapitres sont ainsi consacrés à en montrer toute la difficulté. En effet, à première vue, philosophie et roman semblent incompatibles. C’est toute la tradition, d’Aristote à Huet, qui oppose le dissertatif et le narratif, l’usage poétique du langage et son usage philosophique. Le roman philosophique ne saurait donc être une sous-espèce du roman en général, ni avoir la stabilité d’un genre à part entière. En réalité, il est intrinsèquement problématique. Le roman philosophique désigne plutôt une collection de manières différentes d’hybrider philosophie et littérature, selon des genres différents (roman-mémoires, récit utopique, etc.). Ces manières ne vont jamais de soi, car il est toujours délicat de mêler dissertatif et narratif.
Un chapitre se propose de le mettre en évidence à partir d’une lecture de la Nouvelle Héloïse de Rousseau. En effet, on a souvent reproché à l’ouvrage ses longues dissertations, qui d’ailleurs se signalent comme telles la plupart du temps. Elles ont, dit-on, le défaut de venir interrompre le déroulement de l’intrigue. Mais plutôt que de regretter des passages dissertatifs qui rompent l’homogénéité du récit en suspendant la diégèse, Colas Duflo se propose de comprendre l’entreprise rousseauiste dans la co-présence de ces deux régimes discursifs. Il montre ainsi que les dissertations participent, tout autant que la dernière partie édifiante, de l’ambition d’une transmutation du roman moralement douteux en texte de sagesse. En regrettant ce mélange, c’est l’ambition rousseauiste qu’on méconnaît.
Cette ambition n’est pas propre à Rousseau. Elle est partagée par beaucoup d’autres auteurs. L’un de ses symptômes est la présence continue du personnage du philosophe dans les romans de cette époque. Il s’agit bien, grâce à lui, d’un « moyen pour les romanciers de renouveler les thèmes et l’intérêt romanesque en travaillant à donner une profondeur au roman à un moment où il souffre d’un manque de légitimité culturelle » (p. 88). C’est une solution à un problème littéraire : justifier la co-existence des deux régimes de discours. Ainsi, le statut de ce personnage l’autorise par définition à tenir un discours philosophique. Qui plus est, ce personnage porte en lui-même une histoire. La philosophie, rigoureusement comprise, met toujours en jeu la question de la vie bonne. Mettre sur la scène un philosophe, c’est toujours en même temps mettre en scène un projet de vie. C’est déjà une dynamique, presque un scénario.
Colas Duflo l’illustre alors à partir d’une étude du Monde moral ou Mémoires pour servir à l’histoire du cœur humain de l’Abbé Prévost. Le livre se présente sous la forme du roman-mémoires écrit par un philosophe. Si le narrateur entreprend son récit, c’est parce qu’il cherche à établir une encyclopédie des passions. Il en collecte la matière en livrant ses observations. Mais peu à peu, l’observateur devient l’observé, et le philosophe supposé être un sage exempt de passions y succombe lui aussi. À leur manière, les philosophes de la génération suivante (Montesquieu, Rousseau, Diderot) se souviendront du personnage de Prévost. Ils appartiennent en effet à une époque qui renonce à traiter des passions a priori, et ils jugent indispensables eux aussi de faire appel à l’expérience. C’est pourquoi « ils inventent des procédés narratifs qui sont en même temps des dispositifs philosophiques permettant de constituer une anthropologie passionnelle » (p. 152).
Les usages romanesques de la philosophie
De manière générale, Colas Duflo invite à mettre en regard la manière dont les romanciers utilisent la philosophie pour renouveler le genre, et celle dont les philosophes utilisent le roman pour accomplir leur transformation de la philosophie. À cette fin, il s’intéresse à des romanciers dont le statut et l’importance historique sont bien différents. Clairval philosophe de Durosoy, roman plein de défauts et de maladresses, témoigne cependant à sa manière d’une appropriation de l’ambition philosophique. Par des moyens romanesques, Durosoy cherche à présenter des événements qui arrivent à des personnages et à en tirer des conséquences générales sur les passions et la vie morale. Ce faisant, il invalide et subvertit les systèmes des philosophes (en particulier ceux des moralistes) en empruntant à la vulgate matérialiste sensualiste. Mais il ne fait pas pour autant œuvre militante puisqu’il cherche avant tout à renouveler le roman grâce à la philosophie. Les doctrines présentées s’offrent davantage à l’appréciation esthétique du lecteur qu’à son jugement logique.
Cleveland de l’Abbé Prévost a un caractère beaucoup moins anecdotique. C’est l’un des romans les plus importants du siècle, y compris auprès de la génération des grands philosophes des Lumières, qui l’ont tous lu. Colas Duflo éclaire les pages consacrées à la nature de l’âme à la fin du roman. S’il s’agit bien d’une question d’actualité qui peut intéresser le lecteur pour des raisons extra-diégétiques, il montre que ces développements sont en réalité nécessaires aussi bien pour des raisons narratives que philosophiques internes au roman. C’est en effet le seul moyen pour le roman de trouver sa fin. Prévost voulait faire le récit de l’échec de la philosophie à guider la vie du personnage principal. Sa réfutation devait donc en passer par une réfutation de la philosophie matérialiste.
Dans plusieurs chapitres, l’ouvrage de Colas Duflo offre de véritables leçons de lecture. Ainsi, par exemple, il propose une interprétation minutieuse et magistrale d’un passage de La Religieuse. En spécialiste de Diderot, il montre à quel point ce roman se rattache à l’ensemble du système de cet auteur, et pourquoi il s’énonce cependant en des termes si voilés. C’est qu’il s’agit d’un roman dont Suzanne la narratrice est supposée ignorante. Pour des raisons de vraisemblance, elle ne peut donc pas parler comme un philosophe. L’interprétation philosophique de Diderot ne saurait donc se passer d’une analyse littéraire.
C’est à la même conclusion qu’on parvient en lisant le chapitre consacré à Paul et Virginie de Bernardin de Saint Pierre. En replaçant ce roman dans l’ensemble plus vaste des Études de la nature, il éclaire autrement son appartenance à la littérature du sentiment. Contre une vision bien pensante de la catastrophe finale, très répandue au XIXe siècle, qui y voit un triomphe de la vertu, il faut y lire tout autre chose : « la pudeur mortelle de Virginie, extrême au point de préférer lui sacrifier sa vie, ne peut être comprise que comme celle d’une grande amoureuse ; elle traduit la présence de grands sentiments aussi bien, comme on le disait au XVIIIe siècle, d’un grand tempérament » (p. 233).
Le chapitre consacré à Candide de Voltaire, sous prétexte d’une question définitionnelle (s’agit-il d’un antiroman au sens que donne Genette à ce terme ?), en démonte scrupuleusement toute la dynamique. Pour Colas Duflo, il ne s’agit pas d’un antiroman, puisque les personnages ne sont pas victimes d’illusions romanesques mais philosophiques. C’est donc un roman antiphilosophique. Autrement dit, Voltaire procède à une réfutation narrative d’une philosophie. En revanche, s’il peut passer pour un antiroman, c’est parce qu’il critique le romanesque à la Cleveland. Mais la forme prise par cette critique est celle du genre hypertextuel qu’est la parodie. Parodier Cleveland permet à Voltaire de réfuter l’optimisme leibnizien sous le mode de la narration. Le combat littéraire contre Prévost n’est pas distinct du combat philosophique contre Leibniz.
L’ouvrage se clôt sur un chapitre consacré à Jacques le fataliste de Diderot. Colas Duflo montre que Diderot s’y ingénie à perturber les conditions de réception de son ouvrage par un usage prononcé de la métalepse. C’est pourquoi il invente la catégorie d’antiroman du lecteur, et même d’antiroman du lecteur dont vous êtes le héros. Le « vous » auquel Diderot s’adresse, le narrataire, est en effet le lecteur de roman que l’auteur travaille à transformer en lecteur de philosophie. L’antiroman du lecteur travaille donc à transformer la réception du romanesque en la contraignant à se rapprocher d’une réception philosophique. Ainsi, une dernière manière pour la philosophie d’habiter le roman, c’est de travailler sans cesse à déconstruire les attentes romanesques du lecteur. C’est peut-être d’ailleurs l’une des tâches les plus importantes de la philosophie.
Si l’ouvrage ne se départit pas d’un aspect « pot-pourri » (pour reprendre le titre du conte de Voltaire auquel Colas Duflo fait allusion), auquel l’absence de conclusion contribue certainement, les analyses permises par cette double lecture — philosophique et littéraire — qui sait se mettre au diapason de son objet, sont saisissantes.