Fils d’un sellier du Pays de Galles, Owen est placé en apprentissage dès l’âge de dix ans dans un secteur textile alors en pleine expansion. Durant les quinze années qui suivent, il gravit les échelons de la profession ; ce parcours de self-made man a sans doute joué un rôle important dans son intérêt précoce pour la condition des classes laborieuses. Devenu en 1792 sous-directeur de l’une des plus importantes filatures de Manchester, il est le témoin direct des conséquences sociales de la Révolution industrielle sur les classes ouvrières. Convaincu que l’homme est le produit de son environnement, il souhaite développer un cadre industriel propice à une amélioration durable du sort des ouvriers. En 1800, il succède à son beau-père à la tête de la filature écossaise de New Lanark, et l’entreprise devient le terrain d’expérimentation privilégié de sa doctrine, offrant des conditions de vie et de travail bien supérieures à la moyenne de l’époque. Également engagé dans les campagnes réformistes de son temps, il développe progressivement une conception alternative de la société basée sur des principes communautaires, eux-mêmes largement inspirés de son expérience à New Lanark. En 1825, il quitte l’entreprise pour se consacrer pleinement à ses activités politiques, et part fonder la communauté de New Harmony aux États-Unis.
Depuis une vingtaine d’années, les socialistes utopiques français ont été redécouverts [1], mais Owen reste peu connu en France. Situation paradoxale, dans la mesure où le penseur demeure une figure incontournable dans son pays d’origine. Dans le Manifeste du parti communiste, Marx et Engels épinglaient Saint-Simon, Owen et Fourier en raison d’un socialisme jugé bourgeois, idéaliste et anti-révolutionnaire. Ils voyaient cependant en eux, et tout particulièrement en Owen, les précurseurs du socialisme « scientifique ». À New Lanark et dans ses nombreux écrits [2], il dénonce les abus du capitalisme et refuse de considérer les classes laborieuses comme de simples machines à travailler.
Cette attitude ambivalente envers Owen n’est pas réservée aux marxistes, mais à l’ensemble de la gauche britannique d’hier et d’aujourd’hui. Démodée de son vivant par les communistes et les chartistes, la pensée d’Owen, ou owénisme, n’en demeure pas moins un point de référence d’une remarquable longévité [3]. Il existe certes un malaise vis-à-vis des aspects jugés les plus utopiques de sa pensée, mais dans le même temps, Owen est considéré comme un père fondateur. Inspirateur du mouvement coopératif, pionnier en matière d’éducation populaire, il serait également le premier représentant d’une tradition socialiste purement britannique, ne devant rien au marxisme, dont le New Labour est l’un des prolongements contemporains.
Ces ambiguïtés interprétatives sont révélatrices. Car au fond, que sait-on de l’owénisme ? En effet, « les voix concurrentes de ceux qui ont tenté d’annexer sa mémoire ont oblitéré la présence de l’homme telle qu’elle a été vécue par ses contemporains. Par conséquent, la signification qui lui est donnée demeure à la fois insaisissable et contradictoire. » [4]. Une réévaluation historiographique de la pensée d’Owen est donc nécessaire. Tout d’abord, dans le cadre d’une réflexion sur les origines intellectuelles du socialisme, il s’agit d’opérer un retour aux sources, vers le creuset coopératif et communautaire qui caractérise la tradition pré-marxiste. Il faut également analyser la postérité complexe des idées d’Owen, à l’heure où la crise des valeurs de la gauche britannique, tiraillée entre tradition travailliste et New Labour hérité de Tony Blair, redécouvre un passé non marxiste afin de mieux se redéfinir. Enfin, il convient de comprendre comment et pourquoi un socialiste dit « utopique », a priori représentatif d’un courant notoirement critiqué pour son idéalisme supposé, en est venu à incarner la paternité du mouvement socialiste britannique.
De l’industriel philanthrope au socialiste
Revenons tout d’abord brièvement sur les fondements de la doctrine d’Owen. Son premier traité politique, A New View of Society, est publié en 1813, treize ans après son arrivée à New Lanark, mais l’essentiel de sa pensée est en place dès les années 1790, alors qu’il côtoie les milieux éclairés et philanthropes de Manchester. Son système se trouve au confluent des Lumières finissantes et d’une inquiétude croissante face à la Révolution industrielle. Pour Owen, celle-ci a accentué les divisions sociales (entre patron et employé, ville et campagne, homme et femme), elles-mêmes identifiées comme la source de la misère humaine. La solution au problème est d’origine déterministe. En tant que déiste, Owen considère que l’environnement détermine le caractère de l’homme. Cette « doctrine des circonstances » constitue la pierre angulaire de sa pensée. Pour éradiquer les vices dont souffre la société, il faut donc créer un environnement adéquat, obéissant à un système fondé sur la justice et la bonté [5]. Des Lumières, Owen retient le désir de remettre de l’ordre dans un monde de désordre ainsi qu’une croyance dans la perfectibilité de l’homme. Par conséquent, il accorde une importance capitale à l’idée de raison et à l’éducation comme moteur de changement social. Nourri de son parcours d’industriel, il considère l’usine comme le terrain d’expérimentation privilégié de ses intuitions déterministes. Il ne s’oppose pas à l’industrialisation elle-même, qui va selon lui dans le sens du progrès, mais à une gestion irrationnelle et immorale de celle-ci : « En vérité, le principal pilier et agent de la grandeur politique et de la prospérité de notre pays est une manufacture qui, telle qu’elle est à présent menée, détruit la santé, la moralité et le confort social de la masse de ceux qui y sont engagés » [6].
Ces principes sont mis en pratique à New Lanark. Fondée en 1785 par son beau-père, David Dale, industriel originaire de Glasgow, l’entreprise se forge assez rapidement une excellente réputation en matière de politique industrielle éclairée. Owen poursuit l’œuvre de Dale tout en la systématisant. Il réduit progressivement la journée de travail de ses employés à dix heures et développe les écoles de l’usine bien au-delà des attentes de l’époque en matière d’éducation populaire. New Lanark devient une destination touristique prisée, avec les écoles en guise de clou du spectacle, et les idées d’Owen commencent à faire parler d’elles. Il fait donc de son entreprise le laboratoire de ses théories, tout autant qu’il s’inspire de son expérience d’industrielle pour affiner sa pensée. Sa politique à New Lanark n’est pas socialiste mais paternaliste, mais elle porte cependant la genèse des développements futurs de sa doctrine.
En effet, entre 1816 et 1820, les théories d’Owen connaissent une radicalisation progressive. Il s’implique fortement dans les mouvements réformateurs de l’époque, aux côtés notamment de William Wilberforce et de Sir Robert Peel. En 1815, il propose ainsi la création de « villages de la coopération ». Modelés sur New Lanark, ce projet de communautés industrialo-agricoles vise à éradiquer le chômage en jugulant un exode rural grandissant. Au même moment, il propose, avec Peel, un projet de loi sur la régulation du travail des enfants en usine. Les deux projets font l’objet d’une grande hostilité, et dès lors, Owen riposte en ne cessant de radicaliser son propos. En 1817, il critique publiquement la religion comme facteur majeur de division entre les hommes, ce qui le rend populaire auprès des milieux libre-penseurs. En 1820, avec son Report to the County of Lanark, il se déclare désormais en faveur d’une organisation communautaire, non plus comme seul remède aux maux des classes laborieuses, mais comme base d’une réorganisation ultime de l’ensemble de la société. Ce tournant dans la carrière d’Owen s’accompagne enfin d’un rejet progressif des moyens traditionnels de l’action politique, de la propriété privée, ainsi que de la recherche du profit comme fin en soi. Au contraire, il prône désormais une juste rémunération du travail favorisant les producteurs, et non plus les capitalistes et leurs intermédiaires. Cet ensemble de doctrines, qu’Owen nomme « science sociale » ou encore « science de la société » sera, à partir des années 1830, popularisé sous le nom de « socialisme » [7]par ses disciples.
Splendeurs et misères de l’owénisme
De son départ de New Lanark à sa mort en 1858, Owen n’a de cesse de promouvoir sa doctrine, via la publication de nombreux ouvrages [8] et la fondation de diverses communautés aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. En 1828, Owen abandonne le projet de New Harmony, devenu un gouffre financier, et retourne dans son pays natal. Il s’y découvre un noyau de disciples, qui se nomment eux-mêmes « owénistes » ou « socialistes » de façon interchangeable.
Partisans de l’action non-violente et farouchement opposés au principe de révolution (point de désaccord majeur avec les communistes), Owen et ses partisans veulent faire de leurs communautés un exemple à suivre, prélude à une conversion progressive mais volontaire de l’ensemble de l’humanité à leurs théories. Cependant, ces communautés échouent toutes, en proie à de nombreuses difficultés matérielles et à des dissensions internes. Le fossé grandit en effet entre l’attitude paternaliste d’Owen, héritage de New Lanark, et une frange minoritaire de partisans plus radicaux. Dans les années 1830, au moment du Great Reform Act, qui étend partiellement le droit de suffrage, Owen reste méfiant envers les classes populaires, que les circonstances poussent selon lui trop facilement à la subversion. La démocratie équivaut pour lui à une dictature du prolétariat remplaçant celle des aristocrates et des capitalistes, et il estime en outre que les classes populaires sont, en l’état actuel des choses, encore incapables de se gouverner elles-mêmes. L’exemple du progrès doit donc venir d’en haut, autrement dit de lui-même. Avec la montée du syndicalisme et des mouvements ouvriers, l’owénisme est frappé d’obsolescence, et en 1844, l’échec de la communauté de Queenwood mène Owen et ses partisans à la banqueroute. C’est la fin de l’owénisme en tant que mouvement organisé.
Le Great Reform Act
Votée en 1833, cette loi vise à réformer le système électoral anglais, depuis longtemps en proie à la corruption. La nouvelle carte électorale améliore la représentation des grands centres urbains, tandis que le suffrage s’ouvre aux petits propriétaires, là où les seuls propriétaires terriens possédaient le droit de vote.
La réforme laisse cependant de côté les classes populaires, et le fossé se creuse avec les milieux progressistes whig, conduisant à une radicalisation du mouvement ouvrier britannique.
Un héritage ambigu
Pour autant, la postérité d’Owen ne s’est jamais démentie en Grande-Bretagne. Les membres dissidents de son mouvement, venus grossir les rangs du communisme et du chartisme, ont joué un rôle de passeurs d’idées, et les théories d’Owen ont trouvé une place dans le canon de la gauche britannique.
Le chartisme
Le mouvement chartiste naît en Grande-Bretagne à la fin des années 1830 d’une réaction des milieux artisanaux et ouvriers face aux limites du Great Reform Act. Première organisation populaire d’envergure nationale dans le pays, le courant tire son nom de son manifeste, la Charte du Peuple (People’s Charter), rédigée en 1838 par le radical londonien et ancien owéniste William Lovett. Les chartistes font campagne en faveur du suffrage universel masculin et du vote à bulletin secret. Ils souhaitent également abolir l’exigence pour les candidats à l’élection parlementaire d’être propriétaires, afin d’ouvrir la représentation aux classes populaires. Le groupe, mené par des hommes tels que Lovett, Bronterre O’Brien et Fergus O’Connor, s’essouffle en 1848, miné par des querelles de factions. Il joue cependant un rôle précurseur dans la genèse du mouvement ouvrier britannique.
Cet héritage owéniste demeure néanmoins problématique. Marx, Engels, Bronterre O’Brien, et, après eux, la tradition travailliste, louent l’attitude anticapitaliste d’Owen tout en déplorant son messianisme et son attitude condescendante envers les classes populaires. Les marxistes dénoncent en outre l’hostilité d’Owen envers le principe de la lutte des classes, tandis que la gauche britannique est frappée d’incompréhension devant la conversion tardive du maître de New Lanark au spiritisme. Il y aurait donc deux Owen : d’un côté, le proto-socialiste de New Lanark, et de l’autre l’utopiste de New Harmony : « L’importance de la vie et des enseignements d’Owen n’est pas en lien avec sa philosophie sociale, grossière et démodée de bonne heure, mais au succès pratique de ses expériences en tant qu’employeur modèle, et à ses intuitions sociales fulgurantes qui lui faisaient voir, comme par inspiration, les besoins de son temps » [9]. Une lecture orthodoxe qui semble avoir été entérinée par la nomination de New Lanark au patrimoine mondial de l’humanité en 2001.
Abstraction faite des aspects les plus controversés de sa pensée, le rôle précurseur d’Owen ne fait aucun doute. Il joue en effet un rôle central dans la structuration du premier mouvement socialiste britannique. On retient cependant davantage son apport à la société civile que sa signification politique. Pour le socialisme international, Owen est surtout célébré en tant que pionnier de l’éducation populaire. Les écoles de New Lanark, déjà en place du temps de Dale mais remaniées en profondeur par Owen, sont en effet considérées par l’ensemble des spécialistes de l’éducation comme l’une des matrices des écoles maternelles et primaires modernes.
Pour les socialistes britanniques, et notamment les travaillistes, cette dimension pionnière prend un sens tout particulier. Antérieures au Manifeste du parti communiste (1848), les théories d’Owen leur ont permis de fonder une tradition politique nationale, car ne devant rien au marxisme. En dépit de ses ambiguïtés, Owen demeure donc un point de référence obligé.
Robert Owen, père du socialisme britannique
Quelle est la place occupée par Owen dans la construction d’une tradition socialiste proprement britannique ? Tout d’abord, outre l’avantage de l’antériorité historique, qui ferait d’Owen le premier « véritable » socialiste, l’industriel philanthrope incarne un idéal de conciliation aux antipodes du principe de lutte des classes favorisé par le marxisme. Le socialisme britannique, plus modéré, a donc rapidement vu en Owen son père spirituel. La redécouverte d’Owen par la Société Fabienne, organisation politique à l’origine du parti travailliste britannique, ne doit par conséquent rien au hasard.
La Société Fabienne
Fondée à Londres en 1884 parmi les cercles de l’intelligentsia de l’époque, la Société Fabienne (Fabian Society) défend une politique réformiste, opposée à l’idée de révolution défendue par les marxistes. Elle tire son nom du général romain Fabius Maximus, connu pour avoir mené une tactique de guerre des positions face aux Carthaginois, plutôt que des offensives sanglantes. Parmi ses membres, on compte de nombreux artistes et intellectuels, tels que les historiens du socialisme Sidney et Beatrice Webb, George Bernard Shaw, H.G. Wells, Virginia Woolf ou encore Emmeline Pankhurst. Proches du mouvement coopératif et en faveur d’un idéal de justice sociale, les Fabiens jouent un rôle de premier plan dans la fondation du parti travailliste britannique en 1900. Toujours en activité, la Société Fabienne fonctionne aujourd’hui comme un think tank affilié aux travaillistes.
Le souvenir d’Owen est ainsi ponctuellement réactivé tout au long de la première moitié du XXe siècle par les divers gouvernements travaillistes. Dans la lignée de son action à New Lanark, on voit en lui l’inspirateur d’avancées en matière d’éducation, de droit du travail et d’urbanisme. Le New Towns Act de 1946, destiné à favoriser la reconstruction du pays après-guerre, se réclame ainsi ouvertement d’Owen :
« Nous devons, par notre politique d’aménagement, construire un nouvel environnement pour nos concitoyens. Avec ce projet de loi, le gouvernement travailliste opère un retour vers l’un des premiers grands élans du mouvement à ses débuts. De fait, il est bien antérieur aux origines du mouvement ouvrier britannique. Il remonte aux efforts faits par Robert Owen pour fonder à New Lanark et Orbiston des communautés offrant des conditions de vie décentes aux ouvriers, et c’est là en partie qu’est née toute l’idée du socialisme. » [10]
Owen a ensuite eu le mérite d’inspirer l’une des contributions britanniques les plus originales au socialisme mondial : le mouvement coopératif, lui-même porteur de l’idéal de conciliation susmentionné. La première coopérative moderne de l’histoire est fondée en 1844 à Rochdale, près de Manchester, selon des principes largement inspirés de l’owénisme. En effet, dès les années 1820, les owénistes décident de fonder des magasins coopératifs inspirés des théories de leur maître sur la juste rémunération du travail. Propriété des travailleurs, qui en sont également actionnaires, ces premières coopératives doivent à terme permettre l’achat de terrains destinés à la fondation de communautés owénistes. Avec la débâcle du mouvement, la dimension communautaire est abandonnée, mais l’idée de coopération commerciale et sociale perdure. Les plus proches disciples d’Owen, tels que George Jacob Holyoake, John Collier Farn et William Lucas Sargent, sont particulièrement actifs dans la promotion du mouvement. Facette incontournable du paysage socialiste britannique, les coopératistes considèrent Owen comme leur père fondateur, et continuent d’en perpétuer l’héritage : en 1994, le premier monument à sa gloire a été érigé devant le siège de la Co-operative Wholesale Society, à Manchester [11].
Enfin, Owen demeure une référence constante dès lors que le parti travailliste tente de se (re)définir. C’est encore le cas aujourd’hui. Avec la montée en puissance du New Labour dans les années 1990, les travaillistes ont souhaité régénérer le projet socialiste en s’éloignant plus encore de la tradition marxiste que ne l’avaient fait leurs prédécesseurs. Ils se tournent donc naturellement vers Owen, séduits par l’importance qu’il accorde au concept de « communauté ». Ce principe apparaît en effet comme une alternative satisfaisante à l’interventionnisme d’Etat, jugé trop marxisant, qui avait jusqu’alors été favorisé par l’aile historique du parti travailliste. Cette redécouverte renforce le statut d’Owen comme père du socialisme britannique tout en lui ajoutant une dimension nouvelle, puisqu’il est désormais reconnu comme un penseur politique à part entière, et non plus comme un simple visionnaire.
Vers une réhabilitation de l’owénisme politique
Les points communs entre l’owénisme et l’idéologie blairiste de la Troisième Voie sont en effet nombreux. L’approche néo-centriste du New Labour s’accommode particulièrement du socialisme modéré et anti-révolutionnaire d’Owen. Sur ce plan, le blairisme se situe donc dans une certaine continuité idéologique, qu’il faut cependant renforcer. Ensuite, parce qu’il souhaite rompre avec une tradition étatiste, Blair tente de renouer avec l’idéal communautaire d’Owen. Fait nouveau, celui-ci n’est plus envisagé comme un avatar de l’utopie, mais comme l’incarnation d’un socialisme britannique originel, d’essence coopérative et libertaire [12]. Owen est ainsi replacé au sein d’un courant remontant aux Diggers de la Révolution anglaise, qui prônaient un retour aux valeurs ancestrales de communauté et de solidarité en porte-à-faux avec les abus du tout-puissant Etat cromwellien [13]. Le New Labour se place donc en héritier direct d’une tradition socialiste perdue avec laquelle il convient de renouer. C’est en ces termes que Tony Blair fait référence à Owen dans un texte de 1996 : « Les premiers socialistes, comme Robert Owen, avaient très clairement compris qu’une société qui n’encourage pas le peuple à assumer volontairement ses responsabilités envers autrui court sans cesse le danger de sombrer dans l’anarchie de l’indifférence mutuelle… ou dans la tyrannie de la coercition collective, où la liberté de tous est niée au nom du bonheur de tous » [14].
Les références ponctuelles et stratégiques à Owen ont survécu à la crise du New Labour, écarté du pouvoir depuis sa défaite aux élections générales de 2010. Début 2012, Ed Miliband - par ailleurs membre de l’aile du parti travailliste affiliée au mouvement coopératif - a appelé, en réaction à la récession actuelle, à un retour vers un capitalisme plus juste, fondé sur une éthique de la coopération directement héritée d’Owen [15]. Dans un tel contexte, on assiste à un rebondissement final, celui du retour des communautés owénistes, adaptées néanmoins au goût du jour. Depuis 2009, la Hometown Foundation, association écossaise à but non lucratif affiliée au mouvement coopératif, a pour but de remettre en pratique les idéaux de Robert Owen, via la création d’une ville nouvelle fondée sur le principe de solidarité et de coopération, à quelques encablures du site de New Lanark. Encore à l’état de projet, cette localité, baptisée du nom d’Owenstown, se veut l’héritière de l’ancienne communauté industrielle modèle. Elle ne vise pas à créer une société parfaite dans la lignée de New Harmony, mais de relancer une région durement frappée par le déclin industriel depuis les années 1980. Outre la création de nouveaux emplois, Owenstown souhaite réinventer la démocratie au niveau local, dans la mesure où la cité serait gérée par ses habitants-propriétaires, selon les règles de la coopérative. A terme, le projet entend atteindre l’autosuffisance économique et énergétique, associant ainsi l’héritage owéniste aux problématiques contemporaines de l’écologie, du développement durable et de la citoyenneté. En dépit du paternalisme d’Owen, l’attrait contemporain de ses théories semble donc consister, pour la gauche britannique, en sa faculté d’adaptation aux principes démocratiques modernes.
Depuis les années 1800 jusqu’à nos jours, une bonne partie de la tradition socialiste britannique a consisté en une série de réinterprétations, génération après génération, de cette figure énigmatique qu’est Robert Owen [16]. Plus que jamais, il demeure le « père du socialisme britannique ». Par un retournement de situation inattendu, au fil des tentatives pour régénérer le projet socialiste, ce qui était hier considéré comme utopique est aujourd’hui réintégré à une tradition politique antérieure au British Labour Movement, par conséquent plus essentiellement britannique encore. Par la longévité de sa carrière et la variété de sujets à avoir piqué son intérêt, Owen a joué un rôle de canevas sur lequel les divers courants socialistes britanniques en quête de récits fondateurs ont pu venir se projeter. Et de fait, il semble que cette série de réinterprétations successives ne soit pas prête de s’épuiser, à l’heure où le projet d’Owenstown ravive une volonté de repenser la communauté et les modes de gouvernance participatifs. Affaire à suivre…