Nous pouvons enfin lire le comte de Saint-Simon. En publiant la première édition intégrale de ses œuvres, un collectif interdisciplinaire de chercheurs rend sa cohérence à une entreprise qui bouleverse encore les cadres usuels de la philosophie politique et sociale.
À propos de l’édition critique des Œuvres complètes du comte de Saint-Simon (Paris, PUF, 2012, 4 vol., 3504 p., 49 €).
Claude Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon (1760-1825) est souvent réduit à de célèbres paraboles : « Sur la querelle des abeilles et des frelons », issu du Politique (1819) et le premier extrait de L’Organisateur (1819), nommé Parabole de Saint-Simon. Il est pourtant l’auteur d’une œuvre colossale, d’autant plus impressionnante qu’il ne l’entame qu’à la quarantaine. Toujours en quête d’action (officier sous l’Ancien Régime, Saint-Simon a combattu avec La Fayette en Amérique ; ayant spéculé sur les biens de l’Église pendant la Révolution, il devient un richissime homme d’affaires), il se lance dans un vaste projet de refondation de la science française.
L’édition qui paraît aux PUF offre enfin un panorama complet de sa production. Fruit de huit années de recherches, elle lui rend son vrai visage par la place qu’elle accorde aux prémices de l’œuvre, l’incorporation d’inédits (près d’un quart des textes présentés), la réattribution des textes soustraits à l’ensemble.
Parce que la pensée de Saint-Simon n’a cessée d’être dénaturée par l’interprétation qu’en ont donnée disciples et critiques, les éditeurs ont souhaité en revenir aux corpus, afin de montrer que Saint-Simon est tout sauf un dogmatique. Militaire, journaliste, bibliothécaire, économiste, philosophe, entrepreneur au carrefour des siècles et des disciplines, il bouscule nos catégories de pensée, ouvrant ainsi un espace de réinterprétation critique de l’action politique, du libéralisme économique, de l’organisation sociale.
La Vie des idées s’entretient avec trois des éditeurs de ce grand ouvrage en quatre volumes : Juliette Grange enseigne la philosophie à l’université François-Rabelais de Tours ; Pierre Musso, politiste, est professeur à Télécom-ParisTech ainsi qu’à l’université Rennes II ; Philippe Régnier, spécialiste des relations qu’entretiennent la littérature et les idéologies, est directeur de recherche au CNRS.
Éditer Saint-Simon
La Vie des idées : Dans l’introduction de votre récente édition critique, vous qualifiez l’œuvre de Saint-Simon de « projet théorique et militant ». Diriez-vous la même chose de votre propre entreprise ?
Les éditeurs : Saint-Simon a un projet philosophique : penser la révolution scientifique qui s’opère vers 1800, dans de nombreuses disciplines, notamment la physiologie, la chimie, l’économie politique, le génie civil. Simultanément, il a une visée politique : achever la Révolution française, qu’il considère comme inaccomplie dans la mesure où elle n’a pas changé le système social. C’est ce double projet qu’il poursuit dans son œuvre, rédigée entre 1802 et 1825.
Notre entreprise a d’abord pour but d’aborder Saint-Simon par ses écrits, et non pas comme c’est trop souvent le cas via ses multiples commentateurs, à commencer par les saint-simoniens qui en ont donné leur interprétation propre. Nous avons voulu publier tout Saint-Simon, et rien que Saint-Simon, à la différence de l’édition remontant au Second Empire et aux débuts de la IIIe République, qui a fait référence pendant plus de cent cinquante ans [1], laquelle mettait en avant les textes de Prosper Enfantin, un de ses disciples. Notre édition des Œuvres complètes de Saint-Simon se situe en deçà de toute interprétation ; nous voulions en effet le servir plus que nous en servir.
Réhabiliter la philosophie française, à travers Saint-Simon, est en soi un projet théorique. Après le dépérissement du marxisme, reconsidérer le socialisme abusivement qualifié d’utopique peut également apparaître comme un projet militant. Nous souhaitions enfin inviter à revisiter une œuvre matricielle, fondatrice des grandes idéologies modernes, comme les socialismes ou l’industrialisme. Notre projet s’inscrit ainsi dans une relecture globale du premier XIXe siècle français, incluant aussi bien Auguste Comte, Pierre Leroux et Edgar Quinet que Michelet ou les contre-révolutionnaires. Néanmoins, nous ne faisons que remettre en lumière, réactualiser si l’on veut, les défis intellectuels que Saint-Simon avait su identifier et affronter : le militant en l’affaire, c’est encore et toujours lui !
D’une certaine manière, nous avons été portés par une volonté de transmission qui, depuis la mort du philosophe, s’est incarnée dans toute une chaîne d’acteurs, passant par le mathématicien et financier d’origine juive bordelaise Olinde Rodrigues , lui-même relayé par ses cousins, les frères Pereire, et par leur descendance.
La Vie des idées : Pourquoi, à la différence de leurs collègues étrangers, les chercheurs français ont-ils négligé Saint-Simon depuis les années 1970 ?
Les éditeurs : C’est en effet un paradoxe que la philosophie de Saint-Simon, qui passe pour la plus française qui soit, se trouve négligée sur le sol même où elle a vu le jour. Si, au début du XXe siècle, Saint-Simon a su capter l’intérêt de lecteurs aussi divers et influents qu’Emile Durkheim et Célestin Bouglé deux figures du « socialisme normalien » pionnières de la sociologie universitaire, ou le philosophe Henri Desroche, un ancien dominicain devenu un éminent sociologue des religions et un ardent défenseur de la pensée coopérative, depuis la French Theory, la philosophie s’est en effet majoritairement tournée en France vers les doctrines pragmatistes ou analytiques anglo-saxonnes et vers la grande tradition allemande. Dans ces mêmes années 1970, tandis que parmi les doctrines du XIXe siècle, le libéralisme (Benjamin Constant, Tocqueville) accaparait l’attention, les penseurs sociaux, surtout les progressistes non marxistes, jugés démodés, étaient quant à eux placés en quarantaine.
On ne s’étonne pas, enfin, qu’un auteur sans réelle formation académique (Saint-Simon, ayant repris des études à presque quarante ans, fréquente sur le tard l’École polytechnique et l’École de médecine), très critique envers l’institutionnalisation du savoir, n’ait jamais trouvé sa place dans la sphère académique. Dans sa réception universitaire posthume, Saint-Simon a particulièrement subi l’ostracisme des spécialistes de philosophie, qui le bannirent de la discipline en le cantonnant à la sociologie : était-ce l’affaire de la philosophie que de réfléchir à l’organisation de la société ? Nous défendons au contraire l’idée que Saint-Simon est véritablement un philosophe : il permet de problématiser, de poser des questions à notre temps. Il ne fournit pas de réponse, ou les réponses qu’il indique sont obsolètes et diverses. Mais il offre des instruments, des concepts, et l’énergie d’un questionnement politique radical.
De leur côté, les sociologues ne l’évoquèrent presque plus dès le milieu du XXe siècle : la dimension critique de la discipline était alors monopolisée par le marxisme, avant de l’être par Pierre Bourdieu et, pour ce qui est de l’observation du réel, son ancrage dans un contexte aussi ancien que le Premier Empire et la Restauration le reléguait parmi les vieilles lunes. L’influence de Saint-Simon et du saint-simonisme se fit pourtant sentir jusqu’aux années 1925, où les célébrations du centenaire de sa mort accompagnent l’émergence d’un néo-saint-simonisme. Mais le coup décisif fut certainement porté par le monument d’érudition qu’Henri Gouhier consacra à « la jeunesse d’Auguste Comte » entre 1933 et 1941. Tout se passe comme si, pour ce grand professeur notoirement catholique, la reconnaissance universitaire d’Auguste Comte avait été conditionnée par la disqualification parallèle de son maître, Saint-Simon. À partir de lui, de part et d’autre de l’échiquier politique, à un Auguste Comte philosophe et conservateur est opposé un Saint-Simon sociologue et révolutionnaire.
Les efforts de l’économiste François Perroux et de ses collaborateurs ou élèves, autrement dit, pour faire vite, de libéraux humanistes et critiques, et, conjointement, la réhabilitation de l’utopisme consécutive à Mai 1968 expliquent probablement la réimpression chez Anthropos de l’ancienne édition due aux saint-simoniens [2]. Dès lors, Saint-Simon demeure souvent considéré dans son rapport à Marx, auquel il sert de faire-valoir ou d’alternative ; il reste en tout cas prisonnier de l’étiquette de « socialiste utopique », qu’Engels lui avait accolée. Il subit en somme les effets d’un phénomène d’attraction-répulsion qui lui est extérieur.
Ainsi, en France, les interprétations de Saint-Simon ont tantôt souffert des clivages idéologiques opposant philosophie et sociologie, tantôt des conflits politiques internes aux socialismes (savoir si son projet était utopique ou pas, s’il devait être rattaché aux réformateurs ou aux « pré-révolutionnaires », etc.). Situé du mauvais côté de la ligne de faille instituée depuis le Concordat, Saint-Simon n’a jamais pu intégrer le canon de la littérature nationale, celle qu’on enseigne au lycée, qui fait l’objet des concours du CAPES et de l’agrégation, et qui est par conséquent une pièce essentielle de notre socle culturel commun. Il en est toujours écarté parce qu’il ne relève ni de la littérature d’idées « classique » (les Bossuet et autres représentants de l’église, qui ont longtemps peuplé les manuels), ni de la philosophie des Lumières (chargée, elle, de représenter l’esprit de la Révolution). Ce n’est ni un hasard, ni une question de goût, mais bien le fait d’une décision politique d’État, si les seuls auteurs du xixe siècle admis à rejoindre notre panthéon littéraire sont des romanciers, des poètes et des dramaturges, à l’exclusion des orateurs ou des essayistes. Un compromis sur la littérature a été conclu sous le Consulat entre l’État et l’Église. Il est peu connu, mais il a été consigné noir sur blanc en 1803, et jamais fondamentalement remis en cause depuis lors. C’est en vertu de ce pacte idéologique que les adolescents français, pourtant systématiquement éduqués dans l’admiration de Montesquieu, Voltaire, Rousseau et Diderot, ne sont jamais invités à lire les continuateurs des philosophes des Lumières que sont, d’une certaine manière, les trois pères fondateurs du socialisme, tel qu’il se développe en France à partir de la première moitié du xixe siècle : Charles Fourier, Saint-Simon et Proudhon.
Circulations
La Vie des idées : Homme de commerce, aussi bien par ses activités financières et ses projets techniques que par les sociabilités qu’il a motivées au-delà même de sa mort, Saint-Simon attache une grande importance à la mobilité et aux fluides (l’eau, le sang, l’électricité, l’argent, etc.). Comment le concept de circulation unifie-t-il une pensée qui se construit au carrefour de la médecine, de l’ingénierie et de l’économie ?
Les éditeurs : Saint-Simon pense que l’argent, comme le savoir, doit circuler sans être capté et immobilisé par les nobles, les rentiers et l’État. Dans un de ses premiers textes, les Lettres d’un habitant de Genève (1803), il distingue trois flux sociaux : l’argent, le savoir et la considération, c’est-à-dire le consentement que les gouvernés accordent aux gouvernants. Une société active doit faire circuler ces flux. Ce sera la définition du « système industriel », par opposition à la « société féodalo-militaire » sclérosée et bloquée, qu’il assimile à un corps brut ou inanimé. Aussi préconise-t-il une société de la circulation généralisée, comparable à un organisme vivant. Les réseaux de communication sont évidemment essentiels à cette circulation, qu’il s’agisse des banques, des écoles, ou encore des canaux, routes, ponts, voitures et vaisseaux pour la circulation physique.
Saint-Simon Fondateur de la Religion Nouvelle. Éditeur : Chez Madame Dola, rue Neuve des Petits Champs N° 41 in Recueil. Collection de Vinck. Un siècle d’histoire de France par l’estampe, 1770-1870. Vol. 95 (pièces 12078-12210), Monarchie de Juillet. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b530062503
On peut lire Saint-Simon à la fois comme un penseur de l’organisation et des réseaux (ferroviaires, fluviaux), comme un philosophe de la nature synthétisant les idées des Lumières et comme un théoricien du changement social par l’innovation. C’est ce dernier aspect dont ses successeurs seront les promoteurs, oubliant la réforme sociale.
Saint-Simon oppose le système social d’Ancien Régime et le système industriel qu’il appelle de ses vœux, — comme il oppose dans sa théorie des sciences les corps bruts et les corps organisés ou vivants. Il se veut l’ingénieur du passage de l’un à l’autre, le penseur du changement social, de la transition vers une organisation. Il ne réduit nullement le concept de réseau à la réalisation d’aménagements sur le territoire par l’ingénierie militaire et civile. Ce sont les saint-simoniens, notamment Michel Chevalier, qui opéreront cette réification du concept de réseau en le réduisant à des dispositifs matériels et immatériels comme les chemins de fer, les systèmes bancaires ou éducatifs.
Saint-Simon a un goût frappant pour le collectif. Il adhère à des sociétés constituées, comme l’Athénée, la Société d’instruction primaire, la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, ou tente d’en former qui soient à sa main, comme le réseau de correspondance qu’il voudrait recruter parmi les médecins, son « association des propriétaires de biens nationaux » ou la « société de gens de lettres », censée publier Le Politique (1819). C’est du même souci d’organisation de la société civile que participent ses efforts pour organiser autour de lui des listes entières de banquiers, de négociants et d’industriels. De ces notables, il attend qu’ils l’aident à subvenir par voie de souscription ou d’abonnement au lancement de journaux, lesquels, du fait des conditions financières exigées par la législation de l’époque, ne sont pas des quotidiens politiques, mais des « semi-périodiques » : des brochures de petit format, paraissant par livraisons irrégulières calées sur le rythme des sessions parlementaires, des lettres d’information à diffusion limitée, faites pour insuffler des idées neuves aux destinataires, les inciter à se structurer en « parti » et à oser prendre du pouvoir.
Voilà une des raisons, d’ailleurs, pour lesquelles l’œuvre de Saint-Simon a tant tardé à être recueillie et lue comme une œuvre digne de ce nom. D’un philosophe à système, le lecteur attendrait volontiers des traités, au moins des essais. Or le morcellement des textes déroute, ainsi que leur écriture pressée, économe. En attente de gros traités et d’exposés réguliers, les exégètes les plus distingués n’ont pas pu ou voulu identifier des formes d’intervention propres à la presse périodique de la Restauration. Ils cherchaient un Auteur là où se déploie un observateur, un inventeur, un philosophe journaliste aspirant à diriger et à faire école. Lire Saint-Simon passe par la prise en compte de son ambition de « publiciste » (c’est le mot de l’époque) et du support médiatique qu’il s’est donné.
Rénover la société
La Vie des idées : Saint-Simon imagine un système où la politique et la religion fonctionnent sans instances directrices. Mais comment prévoit-il d’organiser une telle société ?
Les éditeurs : Saint-Simon n’est pas démocrate à proprement parler. Le gouvernement des hommes, le suffrage universel ou le système représentatif ne sont pas au centre de ses préoccupations, et il ne les considère pas comme les vecteurs principaux du changement social qu’il appelle de ses vœux et théorise. Pour lui, l’élection ne garantit pas que ne soient pas délégués des incapables. Saint-Simon n’est pas non plus conservateur : il estime que le privilège ou l’hérédité doivent être abolis. On a pu dire que l’inventeur de l’« industrialisme » soutenait un modèle technocratique et autoritaire. En fait, Saint-Simon propose une autorité impersonnelle fondée sur la compétence. Sa pensée prône une forme d’organisation que l’on peut dire horizontale et non centralisée. L’autorité anonyme de cette organisation s’exerce hors de tout contrôle démocratique, elle est consubstantielle au mode industriel de production et a pour vecteur la capacité d’élites dont les compétences et l’activité justifient l’autorité. Celle-ci est toujours relative, et concerne des domaines d’expertise spécifiques (banque, ingénieurs, administration, etc.). Les compétences ou les capacités dirigent sans commander.
La société ne s’organise donc pas spontanément, le marché ne produit pas naturellement un Bien. Mais s’il n’est pas d’État, quelle sera la nature du pouvoir politique ? Le pouvoir doit être délégué à ceux qui sont capables de procurer, par leur savoir, plus de sécurité ; à ceux qui sont capables de coordonner l’action commune. Si l’organisation militaire féodale fut longtemps en charge du pouvoir par sa compétence à manier les hommes et les armes, désormais l’organisation du travail propre à l’industrie constitue une forme de pouvoir légitimée par la capacité à ordonner une vie sociale pacifique et prospère. Dans les deux cas, le but est bien un Bien public et le pouvoir est délégué en vue de la sécurité et de la prospérité. La domination présente dans le régime féodal se manifeste cependant d’une manière plus restreinte dans l’organisation moderne, elle est adoucie et comprise en partie par ceux sur lesquels elle s’exerce.
Dans le cadre de la liberté moderne, l’unique moyen de s’enrichir tient au travail organisé, et exclut de ce fait les formes féodales de domination (la sujétion personnelle, la hiérarchie figée, l’héritage des privilèges). Il s’agit là d’un progrès décisif. Ce bien-être et cette prospérité collective ne sont pourtant pas le résultat spontané de l’activité d’une foule d’agents indépendants. Au contraire, l’utilité générale comme organisation de la sécurité et augmentation de la capacité d’action exclut les « libres » choix des individus. La liberté moderne requiert le préalable d’un point de vue « impartial » qui constitue la norme de l’action collective comme instrument de l’intérêt individuel. Dans ce cadre, l’organisation sociale de la production est préférée à la distribution des richesses. La société est alors « l’union des hommes livrés à des travaux utiles » (L’Industrie).
Le mérite, la capacité sont les maîtres mots et, au fond, le contraire de l’égalitarisme, même s’ils sont au service du Bien public comme bien du plus grand nombre. En effet, tout individu n’a pas spontanément et naturellement une capacité politique. La politique appelle des connaissances précises, le peuple non instruit n’est pas encore capable ; il doit accepter une délégation utile, mais en secouer le joug dans le cas contraire. Une hiérarchie complexe, labile, non fondée sur l’héritage fixera une échelle des capacités et mérites qui récuse les idéaux égalitaires au sens usuel. La fraternité et l’altruisme créeront des réciprocités dans une théorie méritocratique de l’égalité. En devenant plus instruits, les hommes accordent volontairement et de manière réfléchie, raisonnable, une part de domination à ceux qui sont utiles à la société et au Bien public, ils ne sont pas assujettis mais associés [3].
La société industrielle est la construction par laquelle l’humanité réalise concrètement et historiquement sa nature. S’il nie l’existence d’une socialité spontanée propre à la nature humaine sur le mode aristotélicien, Saint-Simon ne se réfère pas non plus, sur le mode lockéen, à l’actualisation par le contrat social d’une loi naturelle préexistante. Il y a chez lui une forme de normativité de l’histoire, créatrice de la nature humaine.
Saint-Simon rêve d’une immédiation sociale et économique généralisée, c’est-à-dire la réduction a minima des institutions inutiles ou parasitaires, à commencer par l’armée dont il propose la suppression, ou le gouvernement « mal nécessaire » dont le rôle doit être réduit à celui du surveillant général d’un collège. Le pouvoir politique est donc ici marginalisé, alors qu’il occupait toute la place, sous l’Ancien Régime, dans le système « féodalo-militaire » où, conformément à la vision machiavélienne, le Prince manie la force et la ruse pour assurer la domination des hommes sur les hommes. La société industrielle est comparée à un organisme vivant dans lequel tous les flux circulent de façon continue. C’est le sens de la fameuse « Parabole » et de la « Querelle des abeilles et des frelons » : si l’on supprime tous les frelons, les consommateurs non-producteurs, les rentiers et spéculateurs parasites (nous dirions les fonds spéculatifs, à l’heure actuelle), la société se portera aussi bien, sinon mieux ; en revanche, si l’on supprime les abeilles, autrement dit la population industrieuse et productrice, la Nation sera menacée. La politique est donc « la science de la production » et les industriels doivent accéder au pouvoir, s’il le faut en créant un parti « industrialiste » afin de faire advenir au plus vite le nouveau système social. La Nation s’apparentera à une grande manufacture. La division du travail et l’association des industriels deviennent donc les fondements de l’organisation sociale. Sous le nom d’« industriels », Saint-Simon range les 24/25e de la population : tous ceux qui travaillent et contribuent à la production matérielle et immatérielle, y compris les dirigeants d’entreprises, les banquiers qui investissent dans la production, les intellectuels, les savants et les artistes.
À ce mode d’organisation, Saint-Simon associe une morale philanthropique, apte à combattre l’égoïsme et l’individualisme. Dans toute société, il faut donc une religion, mais une religion laïque qui serve à maintenir le lien social. La religion n’a plus rien à faire dans le champ des connaissances ; la théologie doit être remplacée par les sciences. En revanche, dans le champ socio-politique, la religion, entendue comme une morale de la fraternité, est indispensable pour éviter la lutte des égoïsmes et le délitement social. Cette morale, parfois qualifiée de « scientifique », qui doit d’abord aider la classe sociale la plus pauvre, esquisse les prémisses d’une pensée socialiste.
Si la religion est bien « la théorie générale de ce monde, son compendium encyclopédique [4] » (Marx), elle n’est pas le soupir de la classe opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, l’esprit d’une époque sans esprit, elle est essentielle et libératrice. Il s’agit de la prolonger, non de la supprimer [5].
Il n’y a pas de philosophie de l’aliénation chez Saint-Simon, ni d’ailleurs d’humanisme au sens de Feuerbach. Le danger est moins la religion elle-même (aucune société n’a pu vivre sans religion) que le double péril social et politique de la confusion des deux pouvoirs. Confondre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel peut amener à deux formes d’erreurs. La première est de vouloir spiritualiser le temporel (l’anarchie mystique des saints), mettre le ciel sur la terre. La seconde temporaliser le spirituel , fut le propre de l’Église, en particulier dans sa période de décadence. Ceci amène Saint-Simon à une double injonction. Aux utopistes, visionnaires et rêveurs de l’évangile éternel, il recommande le matérialisme : se préoccuper des facteurs économiques, administratifs, techniques de la mise en œuvre collective des commandements évangéliques. Aux dignitaires des Églises, luthéranisme compris, au pape, il adresse l’injonction inverse : retrouver la spiritualité du message chrétien, se dépouiller des insignes et des jouissances du pouvoir.
La séparation du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel, en même temps que l’affirmation conjointe de leurs complémentarités, sont essentielles pour Saint-Simon. L’anarchie démocratique du spirituel et la hiérarchie monarchique du temporel s’opposent et se complètent, elles sont également nécessaire à dans une vie sociale pacifique, ordonnée par une morale terrestre qui n’est autre que l’achèvement du christianisme. C’est, certes, la fin du théologique, mais aussi l’accomplissement du religieux dans une morale lucide et volontairement admise par les hommes. Cette morale repose sur la connaissance historique et sociologique du rôle des religions, base de la science de l’homme. En détachant complètement la science de la théologie par l’instauration d’une « science de l’homme », en déplaçant l’importance de la religion vers « la morale terrestre » au détriment de la relation individuelle à un Dieu-personne transcendant, Saint-Simon tend à vider l’idée de Dieu de son contenu, et la religion elle-même de l’idée de Dieu.
Le premier et seul dialogue publié du Nouveau christianisme (1825) débute par une sorte de postulat révélé, dirait-on si l’on pouvait se permettre cette contradiction dans les termes, qui coupe court à toute théologie : « Dieu a dit : Les hommes doivent se conduire en frères à l’égard les uns des autres. Ce principe sublime renferme tout ce qu’il y a de divin dans la religion chrétienne ». Le commandement divin de la fraternité est au fondement du contrat social : il y a donc bien une religion civile. La réduction au principe fait partie de la démarche scientifique de Saint-Simon. Pour autant, aucun brouillon ne permet de savoir ce que les dialogues suivants auraient avancé concernant le clergé. Figure, dans une dédicace du Projet d’Encyclopédie, une indication qui permet d’affirmer qu’une pièce manque au système et qu’elle aurait pu et dû y être ajoutée si la mort, en 1825, n’en avait pas interrompu l’élaboration : Saint-Simon y affirme que la rénovation religieuse vise à « reconstituer la papauté, les conclaves et les conciles en leur donnant une organisation proportionnée à l’état actuel des lumières ».
Après le décès du philosophe, en se fondant sur des assertions laconiques, mais convergentes semées ici et là dans l’œuvre, les saint-simoniens crurent pouvoir se donner une « hiérarchie » (au sens étymologique du mot : une structure de pouvoir cléricale) et entreprendre la construction d’un parti-église ayant mission de conduire l’humanité vers la société universelle. En investissant leur pape du statut quasi-divin de « loi vivante », ils revenaient à l’absolutisme, voire à la théocratie, et méconnaissaient un acquis du christianisme considéré comme essentiel et intangible par Saint-Simon : la séparation instituée entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel. De là non seulement à prétendre réincarner le Christ, mais aussi à rétablir Dieu le Père dans son statut de personne transcendante, la distance devenait, du coup, bien moindre. Effectivement, les saint-simoniens ont voulu élever Enfantin au rôle de nouveau Messie, et malgré leur intérêt pour le panthéisme de Spinoza et les philosophies de Hegel et de Schelling, ils se sont arrêtés en chemin dans leur évolution vers un matérialisme à la fois physiologique et socio-économique qui aurait pu préfigurer Marx et Moses Hess.
La Vie des idées : Saint-Simon, penseur de la transformation sociale, était-il révolutionnaire ?
Les éditeurs : Saint-Simon, qui se qualifie lui-même de « réformateur », est à la fois plus révolutionnaire et moins révolutionnaire qu’on ne le dit. Au xxe siècle, les républicains, à la suite notamment d’Albert Mathiez, puis les communistes, dont Jean Dautry, ont respectivement vu en lui un néo-théophilanthrope et un néo-babouviste. Nos représentations historiques façonnées par ces historiographies politiquement orientées ne nous aident pas à lire Saint-Simon littéralement, comme il faudrait commencer par le faire.
Par « révolution », Saint-Simon entend essentiellement la transformation des sociétés occidentales, que ce soit à travers la révolution scientifique du XVIIe siècle ou la révolution industrielle. S’il s’est montré favorable à l’abolition de la féodalité et de la monarchie absolue sous la Révolution française (il a renoncé volontairement à son titre nobiliaire), il garde des réserves à l’égard du jacobinisme, et pense qu’il faut « terminer la Révolution », c’est-à-dire à la fois l’accomplir et la clore par une révolution sociale et morale, qui entérine, avec l’avènement de la société industrielle, un véritable changement de système social : pour ce faire, il faut trouver le moyen de réorganiser la société sans la bouleverser, en agissant sur le « maillon faible », selon une terminologie marxiste. C’est moins le mode de transformation sociale qui importe (révolution ou réforme) que le contenu du système (privilégier la production). En effet, la « marche de la civilisation », le sens de l’histoire à savoir le progrès des sciences et des connaissances imposent de faire advenir le système industriel. D’où l’inutilité des grandes révolutions qui conduisent d’abord à l’anarchie et ensuite, par réaction, au despotisme ; c’est ainsi que Saint-Simon analyse le fait que la Révolution française débouche sur l’Empire, la Restauration et même, après 1820, le pouvoir accru des « ultras », ce qui contribua à le désespérer (il tenta de se suicider en 1823).
La Vie des idées : Saint-Simon définit le scientifique comme un homme capable de prédire l’avenir. Il inclut le futur dans l’étude « positive » de la société. Mais on le qualifie plus généralement d’utopiste... Quelle place son système accorde-t-il au rêve, à l’image, au symbole ?
Les éditeurs : Pour Saint-Simon en effet, s’ils sont rigoureux, les sociologues, les historiens et les politistes pourront indiquer les grandes lignes des évolutions sociales à venir. On ne peut néanmoins le dire « prospectiviste » au sens actuel, même si à ses yeux, la science permet de savoir, et que savoir c’est prévoir. L’homme de génie voit loin en arrière, en remontant dans l’histoire, ce qui lui permet aussi de voir loin dans le futur. Saint-Simon proteste contre « cette disposition, générale parmi nous, à traiter d’utopie tout projet de perfectionnement important de l’ordre social » (L’Organisateur). Et il met manifestement en pratique sa propre opinion, diamétralement opposée à l’opinion générale, et suivant laquelle « produire un système, c’est produire une opinion qui est par sa nature, tranchante, absolue et exclusive » (Catéchisme des industriels, 1823-1824).
Saint-Simon se déclare publiciste, et intervient très souvent dans la conjoncture politique, pour lui donner une perspective historique et valider son projet politique de transformation sociale. Recourir aux images lui permet de populariser ledit projet, de le rendre compréhensible au plus grand nombre : d’où la Parabole, la « Querelle des abeilles et des frelons », et bien d’autres textes. Pour indiquer qu’il voit loin et peut conseiller le Roi, il s’identifie même à une vigie placée sur le mât du vaisseau de l’État. Saint-Simon est convaincu de disposer d’un projet « scientifique » de transformation sociale. Et, ajoute-t-il, tout projet de changement social pourrait être qualifié d’utopie.
La véritable utopie est spirituelle et fait de Saint-Simon le précurseur du socialisme spiritualiste, qu’il inaugure dans une lignée politique et intellectuelle conduisant jusqu’à Jaurès et Blum. Saint-Simon emprunte à Charles Dupuis (Origine de tous les cultes, 1795) l’idée que les religions furent des formes de connaissance, la synthèse de savoirs tâtonnants ou fictifs. La science sera la forme aboutie de cette connaissance nécessaire à l’humanité. Il nomme déisme, on l’a vu, l’ensemble des monothéismes et la métaphysique, de Socrate jusqu’aux Lumières. Le Physicisme étant, par opposition apparemment, mais dans la continuité, le système de représentations et croyances collectives qui s’appuie sur les sciences. Sciences et religions ne s’opposent donc qu’en apparence et depuis peu. Un « christianisme définitif et complet » (Du système industriel, 2e partie) mêlera espérance eschatologique et connaissance historique.
L’âge d’or n’est pas dans le retour à l’origine, l’état de nature, le paradis d’avant la Chute et le châtiment de l’enfantement, de la vie terrestre et matérielle, du travail. L’âge d’or est à venir, spiritualité et matérialité conjointes et rendues compatibles. Le paradis perdu est terrestre, matériel, mais en le construisant, on retrouvera la petite flamme si modeste et si forte, si puissante, du christianisme primitif. Le Nouveau Christianisme sera une religion laïque de l’amour fraternel, et adviendra dans la société industrielle. Cette opération symbolique majeure conduit Saint-Simon à multiplier les images, les métaphores, les analogies, voire le rêve, au cours duquel Dieu lui aurait parlé. Il placera les artistes en « avant-garde » de l’armée des industriels qu’il veut conduire pour peindre le paradis terrestre à venir.
Le littéraire de notre équipe, Philippe Régnier, a eu le plaisir de découvrir que la projection de l’âge d’or dans le futur aurait eu pour inspirateur un dramaturge aujourd’hui méconnu, mais fameux sous l’Empire, un ancien volontaire de la République qui n’avait pas oublié les idéaux démocratiques de la Révolution : Alexandre Duval. Saint-Simon l’a beaucoup fréquenté au début des années 1800, en compagnie de deux savants (Poisson et Thénard), mais aussi d’un peintre, le baron Gérard, pour expérimenter de « nouvelles relations morales » (voir p. 868 et 2096 de notre édition). Voilà qui rétablit une continuité avec les textes de 1825, alors qu’on avait tendance à estimer que l’appel aux artistes était un ajout tardif. L’écriture de Saint-Simon lui-même n’est ni naïve ni dépourvue de force. S’il se fait aider par des secrétaires, comme Augustin Thierry et Auguste Comte, dans la mise en forme de ses idées, reste sa marque propre : les néologismes (« les industriels », « les intellectuels »), les expressions concentrées comme des théorèmes (« améliorer le plus promptement et le plus complètement possible l’existence morale et physique de la classe la plus nombreuse »), et plus généralement un refus foncier du dogmatisme qui lui fait très souvent choisir les formes dialogiques de la lettre, de l’entretien à deux ou plusieurs voix, ou encore du discours fictif.
Mais revenons à sa philosophie de l’histoire. Si l’Antiquité a inventé le déisme, la société médiévale a tendu à le réaliser, jusqu’au moment où la féodalité devint un système de domination temporelle, où l’obéissance passive des masses fut prédominante. La prescription évangélique résonnera donc une troisième fois, à nouveau dans sa nudité, dans sa scandaleuse simplicité ; elle sera en même temps explicitement politique, au sens où elle doit se donner les moyens d’une institution réelle, un but d’activité.
Sarah Al-Matary, « Retour à Saint-Simon. Entretien avec Juliette Grange, Pierre Musso et Philippe Régnier »,
La Vie des idées
, 2 avril 2013.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Retour-a-Saint-Simon
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[1] Œuvres de Saint-Simon & d’Enfantin, précédées de deux notices historiques et publiées par les membres du Conseil institué par Enfantin pour l’exécution de ses dernières volontés, Paris, E. Dentu, puis E. Leroux, 1865-1878, 47 vol.
[2] Œuvres de Claude-Henri de Saint-Simon, Paris, Anthropos, 1966, 6 vol. Il s’agit en fait d’un reprint de l’édition Dentu (1868-1876) auquel a été adjoint un volume réunissant des textes qui en avaient été arbitrairement écartés. Le tout demeurait désordonné et incomplet.
[3] Dans l’ancien système, le peuple était enrégimenté par rapport à ses chefs ; dans le nouveau il est combiné avec eux. De la part des chefs il y avait commandement, de la part des chefs industriels, il n’y a plus que direction. Dans le premier cas, le peuple était sujet, dans le second il est sociétaire. Tel est effectivement l’admirable caractère des combinaisons industrielles que tous ceux qui y concourent sont en réalité, tous collaborateurs, tous associés, depuis le plus simple manœuvrier jusqu’au manufacturier le plus opulent, et jusqu’à l’ingénieur le plus éclairé (L’Organisateur).
[5] Saint-Simon est-il le Feuerbach français ? Il ne condamne pas l’illusion religieuse en général et n’y voit pas une aliénation. Certes, la théologie, forme de connaissance datée, est remplacée par d’autres formes d’explication du monde, moins imaginatives et plus vérifiables. Mais il n’y a pas de nuage à dissiper, de renversement à opérer. Reste la connaissance philosophique du rôle nécessaire des religions et l’approfondissement de la foi chrétienne dans la considération collective des petits. Le « connais-toi toi-même » a une nouvelle dimension : la science de l’homme ; mais se pencher sur l’essence du christianisme serait encore trop métaphysique. L’athéisme allemand, issu de l’idéalisme, est différent du christianisme social et du socialisme français, qui préfèrent à la fascination pour le vide du ciel les considérations politiques et économiques ; Marx sera l’héritier de l’un et des autres.