Une série d’entretiens, réalisés sur plus de trente ans, avec le philosophe Jacques Rancière est une belle occasion de (re)parcourir les enjeux d’une pensée majeure de notre temps, tout entière travaillée par la question de l’émancipation politique.
À propos de : J. Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués, Amsterdam.
Une série d’entretiens, réalisés sur plus de trente ans, avec le philosophe Jacques Rancière est une belle occasion de (re)parcourir les enjeux d’une pensée majeure de notre temps, tout entière travaillée par la question de l’émancipation politique.
Jacques Rancière a rédigé une vingtaine d’ouvrages sur des sujets apparemment divers comme le cinéma, la littérature, l’image, et la philosophie politique. En réalité, le fil conducteur de l’ensemble est « plus que la politique ou l’art, la façon dont sont tracées et retracées les frontières désignant certaines pratiques comme artistiques ou politiques ». Cette dernière publication vient renforcer ces liens ainsi que l’édifice construit au fil du temps.
Les lecteurs assidus des travaux de Rancière seront d’ailleurs heureux de rencontrer dans cette épaisse publication toutes les thèses développées par lui. Composée exclusivement sous la forme d’un recueil d’entretiens - dont certains sont plus célèbres que d’autres, mais dont les meilleurs ne sont pas toujours les plus célèbres -, elle présente ces derniers dans un ordre chronologique (de 1976 à 2009) plutôt que thématique. Sans réunir tous les entretiens publiés par l’auteur, elle en rassemble suffisamment pour couvrir les moments centraux de cette philosophie.
L’agencement proposé accentue deux certitudes. D’une part, les revues sont bien devenues le lieu même d’un nouveau mode d’exposition et de diffusion de la pensée déployée dans les livres. D’autre part, l’entretien se distingue du livre par un effort constant de concision, une acuité de pensée absente d’appareils d’érudition, en ce qu’il soumet un auteur à l’obligation de répondre à des questions plus ciblées que celles qu’il se donne au moment de rédiger son œuvre. Dans le même sens, d’ailleurs, au-delà de ces questions, un auteur peut être interrogé sur des conséquences inattendues de son propos, sur son impact sur d’autres champs, sur des situations concrètes qui n’existaient pas durant la rédaction de l’ouvrage. Ainsi en va-t-il ici pour les questions portant sur le négationnisme, la posture de Mallarmé dans ses rapports avec la Troisième République, le sens du « contemporain », la notion de critique, etc.
Cet agencement est également gouverné par le titre proposé. Que sommes-nous donc devenus, nous qui fûmes obsédés longtemps par l’idée de progrès et l’esprit de découverte, s’il semble que nous soyons désormais « fatigués » de penser ou d’agir ? Curieusement, il y a là un terme commun à de nombreux philosophes (Gilles Deleuze, Michel Foucault, Alain Ehrenberg, Jacques Rancière) de notre époque : ils sont surpris – et nous le font savoir pour des raisons très différentes – par la furieuse inactivité qui risque de nous saisir à chaque instant. Au demeurant, ils nous obligent simultanément à nous pencher sur la signification de cette fatigue, car si pour les uns la fatigue peut constituer un signe de faiblesse, pour les autres, elle peut correspondre à un signe de désespoir devant l’ineptie, voire, pour d’autres encore, au déclenchement d’une histoire à accomplir suscitée par l’insatisfaction du présent.
Est-ce au savoir de cette fatigue que nous introduit Rancière dans ce dernier ouvrage ? Pas tout à fait. Il y ressaisit sa philosophie, nous réapprend à remettre en cause les catégories qui structurent les diagnostics et débats portant sur notre présent (modernité, postmodernité, aliénation, inconscience, incapacité, etc.). Il souligne à nouveau que le mode de subversion à partir duquel se déploie sa philosophie coïncide avec une perspective émancipatrice selon laquelle il importe de lutter contre les partages qui séparent ceux qui sont considérés comme aptes et ceux qui sont considérés comme inaptes à penser, ceux qui font la science ou la philosophie et ceux qui sont considérés uniquement comme des objets de savoir.
Et, en effet, l’émancipation qui gouverne son horizon de pensée se manifeste dans les formes d’action et de pratiques guidées par la présupposition de l’égalité de n’importe qui et par le souci de la vérifier : conflit de 1995, lutte des sans-papier. Ce nom d’émancipation – qui d’ailleurs a une histoire qu’il conviendrait de reconstituer – ne réfère pas à une simple prise de conscience de la domination de la part des dominés, dans une société donnée. Il recouvre plutôt le travail entrepris dans l’action politique contre la police, travail qui porte sur la consistance de l’égalité. Chacun comprend fort bien, en lisant cet ouvrage, que la « police », quant à elle, ne désigne pas seulement les forces spéciales attachées à un gouvernement, mais l’ensemble des forces qui maintiennent chacun à sa place et font croire aux uns qu’ils sont incapables d’agir, tandis que les autres exercent les fonctions de savoir, de pouvoir ou de distribution des rôles sociaux.
Cette philosophie repose par conséquent sur un concept central, celui de partage du sensible. Toute société et forme de gouvernement définit ce qui est visible, ce qu’on peut dire et les sujets qui sont capables de le dire. En cela, elle s’ordonne à un « partage » (des corps, des manières de faire et de dire), à l’organisation de frontières entre des êtres qui ont part aux compétences et d’autres qui demeurent sans-part. Et que ce partage soit un partage du sensible, un propos de Président de la République l’a violemment manifesté, il y a quelques années, en parlant en public des odeurs de cuisine des autres dans les escaliers des immeubles. C’est la fonction de la police de maintenir ce partage. La politique, en revanche, a pour rôle de défaire ces partages, de déplacer autant que possible tous types de partages, d’introduire en eux des écarts susceptibles d’en interrompre l’efficacité, nous allons y revenir.
Dans chaque entretien, d’une certaine manière, Rancière choisit de prolonger ou d’amplifier les exercices de déplacement de frontières déjà proposés dans ses ouvrages lesquels constituent (ou ont constitué) de ce fait pour chacun de leurs lecteurs, et pour de nombreux militants dans les nouveaux mouvements sociaux, un temps de pensée, un temps qui donn(ait)e à penser et des objets de pensée inédits. La preuve de nos jours, le nombre de chercheurs qui se réclament de cette philosophie, notamment dans les sciences sociales.
En l’occurrence, chaque entretien se concentre plutôt sur un objet particulier : les formes actuelles de subjectivation politique (par différence avec les formes anciennes qui étaient basées sur des scènes de confrontation à grande échelle), les mouvements de chômeurs, de sans-papiers, les formes transversales de l’action politique, l’immigration et le racisme ou la xénophobie, les difficultés et impasses de la lutte des sans-papiers puisque le litige venu à démonstration n’a pas abouti à la mésentente, la différence entre la revendication d’un faire ou l’exercice d’un droit et un conflit politique (la singularisation d’un universel, la capacité à juger et décider des affaires communes, d’une question posée à toute la communauté), la différence entre un conflit de police et un conflit politique, la catégorie de biopolitique, celle de peuple ou de peuple-ouvrier, celle de régime de l’art, voire celle d’art contemporain, etc.
Mais, répétons-le, la conclusion demeure constante : la politique, si de nos jours elle est difficile à mettre en œuvre, est à nouveau pensable ! Chacun de ces entretiens reconstitue par conséquent le tour polémique de la pensée de Rancière. Non seulement ce tour, mais aussi la figure d’un Rancière qui pense l’émancipation (et celle de son lecteur) en termes de déclaration, non de transmission ou de guide, sur le modèle de Joseph Jacotot, ce personnage qu’il a exhumé des archives au cours d’un travail sur la pédagogie. Le philosophe met ainsi en œuvre, dans ces entretiens, le principe selon lequel l’égalité des intelligences est d’abord égalité à soi de l’intelligence dans toutes ses opérations.
L’ensemble des textes traverse en premier lieu les disciplines dans lesquelles Rancière a établi sa pensée : le cinéma, l’histoire, la critique littéraire, la littérature, l’esthétique, l’analyse de situations particulières. Chaque fois, le lecteur voit se déployer le mode de lecture proprement ranciérien des objets visés. Ce qui est fort sensible, par exemple, pour la littérature qui fait ici l’objet de nombreuses questions-réponses, étayées avec brio, notamment lorsque Rancière condense sa thèse sur l’opposition entre les Belles-Lettres – ces pratiques et doctrines qui tournaient entièrement autour de la thématique de la norme à respecter pour être vraisemblable - et la littérature, cet autre régime historique de l’art d’écrire, né au XIXe siècle, tissé autour d’une écriture qui ne privilégie ni genre ni objet.
À tous ces égards, Rancière bouleverse nos manières de penser, produit des distinctions qui remettent en question les analyses dominantes. Mais, c’est pour mieux mettre en perspective, en second lieu, le trait commun de ces recherches. Trait commun dont on peut affirmer, sur un plan historique, qu’il consiste à penser la politique en dehors de l’intelligibilité marxiste (antagonisme de classes et domination), la philosophie politique en dehors de la conceptualité libérale et l’action politique en dehors de l’activité de parti. Et, sur un plan conceptuel, qu’il contribue à mettre sous nos yeux les partages qu’il convient de mettre en jeu, les litiges qu’il importe de mettre en scène, les manières si essentielles au philosophe de briser la croyance au naturel et la mise en question de la séparation des genres, des frontières, des fonctions qui est décisive pour que la politique ait lieu.
Qu’en est-il effectivement de cette politique ? Et qu’en est-il de notre culture politique, aujourd’hui ? Rancière revient sans cesse sur l’élaboration qui a fait reconnaître sa philosophie comme une des philosophies essentielles du moment. La politique ne doit pas être confondue avec la police. L’un et l’autre terme (politique et police) devant être compris de manière tout à fait spécifique. Si « police » est le nom d’un principe d’unité et de saturation de l’organisation sociale, d’un partage du sensible excluant tout reste, elle se dispense sous le mode d’un : chacun a sa place et chaque place a sa chose. La police définit ce qui est à voir, qui peut le voir et décider à son propos, à un moment donné. La politique, en revanche, est la formule de ce qui divise au lieu d’unir. La politique ne coïncide par conséquent pas du tout avec la gestion de la société par l’État, avec les institutions dites politiques. Elle correspond à la construction de la scène de parole, ou à la démonstration par laquelle s’instaure l’argumentation d’un tort. Police et politique sont en conflit, en ce sens que la politique est la parole qui fait effraction dans un système de police, en fabriquant des sujets politiques. Et qu’appellera-t-on alors « sujet » politique ? Non pas un parti, non pas l’avant-garde de ceci ou cela ou un représentant, mais des forces qui ont vocation à universaliser un conflit, une reconfiguration particulière du partage du sensible qui lie la qualité politique à une certaine contingence et au présupposé de l’égalité.
Si quelque lecteur nouveau souhaite s’introduire par cet ouvrage à la philosophie de Rancière, qu’il commence par les entretiens qui sont plus panoramiques et plus descriptifs (par exemple, p. 255 sq.), puis il persévérera en se laissant aller à un entretien plus biographique (p. 325), enfin il nous semble qu’il peut se disperser un peu dans l’ouvrage en fonction de ses centres d’intérêt, avant de revenir sur les concepts centraux d’écart, d’interruption, d’émancipation (ensemble des pratiques qui donnent sa radicalité à l’égalité non comme fin mais comme présupposition à actualiser) et (p. 117, 125, 152) d’universel.
par , le 16 octobre 2009
Christian Ruby, « Rester à sa place ou s’émanciper ? », La Vie des idées , 16 octobre 2009. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Rester-a-sa-place-ou-s-emanciper
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