Ce que les commentateurs politiques nomment couramment la « grande récession » (Great Recession) de 2008-09 est la crise économique la plus grave subie par les pays capitalistes avancés de l’Europe de l’Ouest et de l’Amérique du Nord depuis les années 1930 [1]. Selon les données de l’OCDE, le PIB étasunien a reculé de 3.9% entre la fin 2007 et la fin 2009. En comparaison, la contraction économique fut plus sévère au Royaume-Uni (5.5%), moins prononcée en France (-2.8%), et à peu près identique en Allemagne (-4.0%). La croissance de 2010 fut faible comparée à la reprise économique survenue au lendemain des récessions dans la période de l’après-guerre. Comme nous le rappelle presque quotidiennement la presse, les problèmes de la dette souveraine liés aux déséquilibres mondiaux (global imbalances) pèsent sur la croissance, surtout dans les pays de la zone euro. Nous sommes loin d’ « être sortis de l’auberge ». En effet, il se pourrait bien que, rétrospectivement, on envisage la crise de 2008-09 comme le début d’une période de stagnation prolongée et d’instabilité économique et politique, tout comme on perçoit communément la récession internationale de 1974-76.
Malgré les incertitudes actuelles, nous pensons que le moment est opportun pour prendre du recul et dresser un bilan des réponses apportées à la grande récession par les gouvernements des pays capitalistes avancés. Il nous paraît particulièrement utile de s’interroger sur les spécificités de la crise actuelle. La Grande Dépression fournit un point de référence évident, mais beaucoup de choses ont changé depuis les années 1930. Selon nous, il parait plus pertinent de comparer les réponses des gouvernements à la grande récession aux réponses des gouvernements à la crise internationale de 1974-76 et aux problèmes économiques structurels qui s’ensuivirent. Pour aborder cette problématique, nous analyserons les expériences de la France, de l’Allemagne, de la Suède, du Royaume-Uni et des États-Unis [2]. Ces cinq pays figurent de manière prédominante dans la littérature sur la variété des capitalismes de l’après-guerre [3].
L’idée est que nous pouvons comprendre les changements survenus dans les économies capitalistes avancées durant les trois dernières décennies en comparant les réponses contemporaines face à la crise à celles apportées à la récession des années 1970. Que ce soit clair, nous ne considérons pas cela comme un exercice cherchant à comparer des réponses gouvernementales à un même choc. La crise qui débuta en 2007-08 est clairement différente de celle qui commença en 1973-74, toutes deux donnant lieu à des défis économiques et politiques distincts.
La résurgence du Keynésianisme ?
L’idée la plus répandue est que l’ère du Keynésianisme toucha à sa fin au début des années 1980. En réponse à la stagflation des années 1970, la stabilité des prix prit la place du plein-emploi comme principal but de la politique macro-économique, avec pour conséquence une revalorisation de la politique monétaire par rapport à la politique fiscale. La nouvelle droite (New Right) – les gouvernements de Margaret Thatcher et Ronald Reagan notamment – mena cette réorientation, mais les décideurs politiques de tous bords endossèrent le nouveau consensus macro-économique des années 1980. Anticipant la volte-face de Mitterrand en 1983, les Sociaux-démocrates suédois au pouvoir en 1982 optèrent pour une stratégie de relance par les exportations en actionnant les leviers de la dévaluation et de la modération salariale – et non pas par une stimulation de la demande intérieure. Comme le montre l’expérience française, la réorientation de la politique macro-économique des années 1980 peut être attribuée à la plus grande intégration économique des économies capitalistes avancées. Dans une économie ouverte, une stratégie de relance axée sur la stimulation de la demande intérieure profite aux partenaires commerciaux qui maintiennent des produits d’exportations aux coûts peu élevés.
Au vu de la prétendue mort du Keynésianisme, la soudaine et uniforme relance budgétaire qui a caractérisé les réponses gouvernementales des cinq pays considérés ici face à la crise actuelle est surprenante. Selon l’OCDE, la détérioration du solde budgétaire de l’administration publique étasunienne entre 2007 et 2009 correspond à un stimulus de l’ordre de 8.4% du PIB. Le solde budgétaire dépend de mesures discrétionnaires telles que la décision de baisser les impôts ou d’augmenter les dépenses, mais aussi du fait que les recettes fiscales tendent à diminuer et les dépenses à augmenter lorsque la situation économique se détériore et le chômage augmente. Sans compter l’effet des stabilisateurs automatiques, l’OCDE estime que les mesures discrétionnaires d’impulsion budgétaire décidées par le gouvernement étasunien durant ces deux années correspondent à 6.1% du PIB. Comme les États-Unis, le Royaume-Uni et la France menèrent une politique budgétaire expansionniste en 2008 et 2009 et commencèrent à assainir les finances publiques en 2010. Au Royaume-Uni, le programme de relance budgétaire total s’élevait à 8.2% du PIB et les mesures discrétionnaires à 5.0% pour la période 2008-09. Les chiffres correspondant pour la France sont 4.9% et 2.8%. L’Allemagne et la Suède tardèrent à adopter un plan de relance budgétaire. Le gouvernement suédois de centre-droite mena une politique fiscale discrétionnaire pro-cyclique (poussant le budget en direction d’un excédent) en 2008-09, cependant la relance budgétaire totale durant ces deux années fut de 4.7% du PIB et les mesures discrétionnaires de réduction d’impôts générèrent un stimulus de 1.0% du PIB en 2010. En Allemagne, la relance budgétaire totale avoisina 4.3% du PIB et les mesures discrétionnaires stimulèrent l’économie à hauteur de 2.7% du PIB entre fin 2007 et fin 2010 [4].
Paul Krugman et d’autres économistes « progressistes » ont vigoureusement défendu l’idée que les gouvernements, en particulier en Europe, auraient dû mener une politique fiscale plus expansionniste et qu’ils ont prématurément mis en œuvre l’assainissement des finances publiques en 2010 [5]. Pour notre part, le point clé est que les solutions apportées à la grande récession furent plus uniformément keynésiennes que celles apportées à la récession internationale du milieu des années 1970. Si l’on prend en compte la taille de la contraction économique, les politiques fiscales étasunienne et suédoise étaient plus expansionnistes au milieu des années 1970, mais l’inverse vaut pour la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni, tout au moins lorsque le solde budgétaire est mesuré en termes de recettes et de dépenses totales [6]. Dans le cas britannique, l’abandon du Keynésianisme eut lieu avant la « révolution thatchérienne » : contraint par une inflation élevée et un déficit de la balance des paiements, les gouvernements travaillistes des années 1970 menèrent une politique fiscale pro-cyclique. Il convient de noter que les banques centrales en Allemagne et aux Etats-Unis cherchèrent à contrebalancer les effets expansionnistes (inflationnistes) de la politique fiscale à partir du milieu des années 1970 [7]. Durant la grande récession, au contraire, les autorités monétaires accommodèrent non seulement les politiques fiscales expansionnistes, mais elles mirent aussi en place un assouplissement monétaire (monetary easing) dans le but de stimuler l’économie une fois que les gouvernements abandonnèrent les politiques de relance fiscale.
Le retrait de l’hétérodoxie
La comparaison avec les années 1970 permet de souligner l’uniformité de la relance budgétaire comme réponse politique à la grande récession. Elle montre également l’absence de réponses hétérodoxes contemporaines parmi les cinq pays inclus dans notre analyse. Nous entendons par « hétérodoxe » toute politique gouvernementale cherchant à limiter ou à guider le changement induit par les forces du marché. Compris dans ce sens large, l’hétérodoxie a fait partie du menu des choix politiques considérés par les gouvernements dans les années 1970. Tous les gouvernements, et pas seulement ceux de gauche, assemblèrent un paquet de politiques incluant des mesures hétérodoxes pour faire face aux nouveaux défis, notamment la crise des secteurs industriels à forte consommation d’énergie caractérisés par la surproduction globale (acier, charbon, construction navale et, dans une moindre mesure, le secteur automobile).
La politique commerciale illustre de la manière la plus éclatante le retrait de l’hétérodoxie. Les 10-15 ans qui précédèrent la crise pétrolière de 1973-74 furent marqués par d’importantes réductions des tarifs douaniers sous l’égide de la Communauté économique européenne, l’Association européenne de libre-échange, et l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce. Bien que les gouvernements aient maintenu leur engagement en faveur de la libéralisation des tarifs, le protectionnisme gagna de l’ampleur dans le sillage de la crise énergétique de 1973-74. On estime ainsi que pour les Etats-Unis, la part des produits manufacturés importés concernés par des droits anti-dumping ou d’autres barrières commerciales non-tarifaires passa de 5.6% en 1974 à 18.4% en 1979. Dans le cas des quatre pays européens, la part des produits manufacturés importés concernés par des barrières non-tarifaires passa de moins de 5.0% en 1974 à entre 16.0% (France) et 19.4% (Suède) en 1979. Malgré l’absence de chiffres comparables pour la période actuelle, il est clair que le protectionnisme a figuré de manière moins proéminente dans les réponses gouvernementales à la grande récession.
La dévaluation monétaire constitue une autre forme de réponse hétérodoxe à la crise. Elle bénéficie aux producteurs domestiques en augmentant la compétitivité au niveau des coûts des exportations et en réduisant celle des importations. Les gouvernements de centre-droit suédois dévaluèrent la couronne à deux reprises en 1976-77, et, comme déjà noté ci-dessus, la stratégie de relance adoptée par les sociaux-démocrates en 1982 reposait sur une dévaluation majeure. Les travaillistes britanniques dévaluèrent la livre sterling en 1976, et les socialistes le franc français avant la volte-face de 1983. Bien que l’on puisse soutenir que la spéculation sur le marché international des devises ait forcé la main des gouvernements britannique et français, la spéculation semble elle-même avoir été alimentée par des signaux que ces gouvernements envisageaient une dévaluation. Depuis 2007, les Etats-Unis et le Royaume-Uni ont laissé leurs monnaies se déprécier, mais on ne peut pas conclure pour autant qu’ils aient poursuivi une stratégie de relance axée sur les exportations. A l’exception de l’Islande et dans une certaine mesure de la Suisse, aucun pays de l’OCDE n’a adopté une telle stratégie en réponse à la crise.
Les gouvernements européens ont aussi employé les leviers de la politique industrielle pour faire face aux difficultés des années 1970. En France, en Allemagne, en Suède, ainsi qu’au Royaume-Uni, les subsides étatiques payés aux sociétés non financières augmentèrent en proportion des dépenses publiques totales et du PIB, et la quote-part de l’État dans l’industrie s’accrut considérablement dans les années 1970. En France de manière plus prononcée qu’ailleurs, les gouvernements intervinrent sélectivement dans l’allocation de crédit afin de venir en aide et de restructurer les entreprises industrielles et les secteurs tombés en difficultés économiques [8]. Laissant de côté les mesures de soutien au secteur financier pour le moment, l’absence d’initiatives de politique industrielle sélective distingue les réponses actuelles à la crise de celles des années 1970, en particulier pour l’Europe de l’Ouest [9].
Choisir entre relance budgétaire et hétérodoxie
Dans une certaine mesure, hétérodoxie et relance budgétaire peuvent être considérées comme des réponses alternatives à la crise. La question qui se pose alors est de savoir pourquoi certains gouvernements ont opté pour davantage de mesures sélectives (ou interventionnistes) en réponse à la crise des années 1970 et pourquoi les gouvernements ont uniformément répondu à la grande récession par la relance budgétaire ? Une réponse possible tient aux engagements internationaux et aux contraintes de nature politico-légale. Les obligations légales du régime commercial international imposent aujourd’hui des contraintes plus grandes sur la capacité des gouvernements à ériger des mesures protectionnistes. De plus, la nouvelle politique de la concurrence de l’Union Européenne bannit les formes traditionnelles de politique industrielle. Enfin, la création de l’euro a supprimé l’option de la dévaluation pour les États membres de l’Union monétaire. Selon cette interprétation, la relance budgétaire est devenue l’ « arme de prédilection » en 2008-09, car les instruments d’intervention sélective étaient moins largement disponibles que dans les années 1970.
On peut également invoquer les conditions économiques afin d’expliquer le choix des gouvernements en faveur de l’hétérodoxie ou bien de la relance budgétaire. En fort contraste avec les années 1970, l’absence de pressions inflationnistes en 2008-09 implique que les décideurs politiques n’eurent guère à se préoccuper des conséquences négatives d’une politique fiscale expansionniste. Par ailleurs, l’impact de la grande récession semble avoir été ressenti plus largement et plus uniformément que celui des récessions des années 1974-76 et 1980-82. De 1974 à 1982, un nombre restreint de secteurs industriels luttaient pour rester solvables alors que des pans entiers de l’économie s’en tiraient relativement bien. Dans un environnement inflationniste, il était logique de résoudre des problèmes d’ajustements spécifiques à certains secteurs par des interventions sélectives plutôt que par une relance budgétaire au niveau macro-économique.
À notre avis, de telles approches explicatives, reposant sur l’idée selon laquelle les décideurs politiques font des choix sur la base d’un calcul rationnel coûts / bénéfices, doivent être complétées par la prise en compte de la politique des groupes d’intérêts. Le protectionnisme et la politique industrielle des années 1970 firent écho à la mobilisation de coalitions entre patronats et syndicats basées dans des secteurs économiques particuliers et, souvent, dans des régions spécifiques. Ce qui semble distinguer l’expérience récente est l’absence (ou la faiblesse) de telles coalitions, plutôt que la capacité des gouvernements à résister à leurs demandes. Le déclin des syndicats lié au déclin de l’emploi dans le secteur secondaire depuis les années 1980 joue ici un rôle important, mais les changements d’organisation et d’intérêts de la classe capitaliste méritent tout autant notre attention. Alors que l’influence politique du secteur domestique a diminué, la croissance des marchés financiers a accru la possibilité offerte au capital de désinvestir des secteurs économiques affectés défavorablement par la compétition internationale. Du côté patronal, les alliés des travailleurs syndiqués à la recherche de protection ou de compensation ne donnent tout simplement plus l’impression d’être présents.
Du Keynésianisme social au Keynésianisme libéral
Nous avons jusqu’ici abordé la politique fiscale en cherchant à savoir dans quelle mesure les gouvernements stimulent la demande globale en ayant recours à des déficits budgétaires lors de ralentissements économiques. Il est important d’aller au-delà d’un tel questionnement et de se demander quels sont les mécanismes par lesquels les gouvernements créent des déficits durant les récessions et rééquilibrent le budget en période d’expansion économique. Il va sans dire que les gouvernements peuvent créer des déficits soit en augmentant les dépenses soit en réduisant les impôts ; à l’inverse, ils peuvent juguler le déficit budgétaire en réduisant les dépenses ou en augmentant les impôts. Le choix politique d’un certain mélange impôt / dépense a des conséquences pour la distribution du revenu et pour la taille de l’État. Lorsque le chômage augmente, l’accroissement des dépenses bénéficie davantage aux individus (ménages) pauvres qu’une baisse d’impôts.
Le Keynésianisme des années 2008-09 est-il de ce point de vue différent de celui des années 1970 ? Sur la base de chiffres du solde budgétaire total (plutôt que l’orientation budgétaire mesurée par la variation du solde structurel), nous observons d’importants changements, surtout en Suède. Dans ce cas précis, autant les recettes que les dépenses augmentèrent annuellement entre 1973 et 1983, avec une exception pour deux années seulement. Durant les années où le solde budgétaire tendait vers le déficit, les dépenses augmentèrent plus que les recettes. A l’inverse, les années où le solde budgétaire tendait vers le surplus, les recettes augmentèrent plus que les dépenses. (Les deux exceptions à cette tendance générale sont 1978 et 1979, où les revenus diminuèrent alors que les dépenses augmentèrent.) Durant la grande récession, les dépenses publiques ont de nouveau considérablement augmenté (de 4.2% du PIB entre la fin 2007 et la fin 2009) alors que les recettes ont légèrement diminué (-0.3%). Ce qui frappe à propos de l’expérience récente est que la stratégie gouvernementale de rééquilibrage budgétaire en 2010-11 ait entièrement reposé sur des coupes dans les dépenses (durant la même période le gouvernement suédois baissa considérablement les impôts). Par rapport au PIB, les recettes diminuèrent de 2.3 points de pourcentage et les dépenses de 3.4 points de pourcentage entre la fin 2009 et la fin 2011 [10].
La tendance est moins évidente pour les quatre autres pays, mais leurs expériences sont largement en adéquation avec l’hypothèse selon laquelle les gouvernements actionnent désormais davantage le levier de la baisse des impôts pour stimuler la croissance lors d’un ralentissement économique, et celui de la réduction des dépenses pour assainir le budget lors d’une reprise économique. Alors que seuls les Etats-Unis utilisèrent la baisse des impôts pour stimuler la croissance dans les années 1970, les recettes fiscales relatives au PIB diminuèrent dans les cinq pays au cours de 2008-2010. Comme la Suède, l’Allemagne, le Royaume-Uni et les Etats-Unis ont significativement réduit les dépenses dans l’optique de consolider le budget en 2010-11. Notons que ces pays ont également connu une réduction des dépenses relatives au PIB en 1976-1978. Dans le cas allemand, la réduction des dépenses a plus contribué à l’assainissement fiscal en 2010-11 qu’au cours de la période 1976-78, mais ce constat ne vaut pas pour le Royaume-Uni ou les Etats-Unis. Cela n’est pas surprenant, étant donné que le Royaume-Uni et les Etats-Unis ont toujours poursuivi une version plus libérale du Keynésianisme.
En lien étroit avec l’évolution de l’imposition et des dépenses, il existe également un contraste historique saisissant en ce qui concerne les efforts gouvernementaux de compensation des chômeurs. Dans les cinq pays, les gouvernements élargirent la couverture de l’assurance chômage et augmentèrent sa générosité au milieu des années 1970 [11]. Bien qu’au Royaume-Uni et aux Etats-Unis la tendance s’inversa par la suite, les gouvernements français et suédois augmentèrent l’indemnité de remplacement du revenu de l’assurance chômage à la fin 1979 et au début des années 1980. Il est à noter par ailleurs que les quatre pays européens passèrent des lois renforçant la protection des travailleurs contre les licenciements juste avant ou dans le sillage de la récession internationale de 1974-75 [12].
À notre connaissance, aucun pays analysé dans cet essai n’a introduit de changements significatifs de la protection de l’emploi depuis le début de la grande récession. Alors que la couverture de l’assurance chômage fut étendue afin d’inclure certains employés dont les contrats de travail étaient à durée limitée en France et aux Etats-Unis, ce dernier pays est le seul à avoir accru la générosité de l’assurance chômage en réponse à la grande récession, en prolongeant la durée d’éligibilité de six mois en 2008. En France, en Allemagne et en Suède, la générosité moyenne de l’assurance chômage resta essentiellement inchangée en 2007-09, à un niveau qui avait été considérablement réduit au début des années 2000. Au Royaume-Uni, le déclin progressif de la générosité des allocations chômage, initié au début des années 1980, se poursuivit durant la grande récession.
Pourquoi les gouvernements élus de ces pays sont-ils devenus moins réceptifs à la détresse des chômeurs ? En premier lieu, il convient de noter qu’en Allemagne le taux de chômage diminua en 2008-10, et que la France et le Royaume-Uni connurent une augmentation du chômage plus modeste en 2008-10 qu’en 1974-76 ou en 1980-82. En prenant en compte la taille de la contraction du PIB, la grande récession semble avoir donné lieu à une plus faible augmentation du chômage que les récessions précédentes. Une explication possible tient au fait que les travailleurs sont plus disposés à accepter des réductions salariales aujourd’hui que ce ne fut le cas dans les années 1970 ; une autre explication est que la protection de l’emploi introduite dans les années 1970 a limité la montée du chômage [13]. Quoi qu’il en soit, il semble clair que les participants les plus marginaux au marché du travail ont été disproportionnellement touchés par le chômage. En revanche, l’augmentation du chômage dans les années 1970 affecta fortement les travailleurs industriels, pour la plupart des hommes. Souvent syndiqués, ces travailleurs formaient un électorat important que les gouvernements ne pouvaient pas ignorer.
L’absence de politiques de compensation envers les chômeurs peut donc être expliquée par le fait que les électeurs à revenu moyen, qui sont la clé du succès électoral, ont été jusqu’à présent relativement épargnés par le chômage. En même temps, beaucoup de ces électeurs ont vu la valeur de leurs biens immobiliers et de leurs actifs financiers plonger durant la grande récession. Les gouvernements ont répondu à la préoccupation de ces électeurs par la baisse des impôts.
Le soutien au secteur financier et la politique industrielle
Un compte-rendu des réponses politiques à la grande récession doit nécessairement fournir une discussion des mesures de soutien au secteur financier. En 2007-08, les gouvernements des cinq pays ont accordé d’importantes aides publiques pour recapitaliser les banques et autres institutions financières ayant des actifs compromis et des problèmes de liquidité. Selon les estimations du FMI, les apports de capitaux effectués ou promis par les gouvernements de ces pays en août 2009 s’élevaient entre 1.4% du PIB en France et 5.2% du PIB aux Etats-Unis. Afin d’éviter une paniques bancaire, les gouvernements ont également fourni des garanties sur les passifs des banques. Dans le cas le plus extrême, celui du Royaume-Uni, ces garanties se sont élevées à 54.5% du PIB [14]. La rapidité et l’uniformité des interventions étatiques mobilisant de si importantes ressources publiques sont sans conteste impressionnantes, surtout au vu des fortunes que les dirigeants et propriétaires des institutions financières ont amassé dans les 10-15 années qui précédèrent le crash de 2007-08.
Comme réponse à une crise spécifique à un secteur ou à certaines entreprises, le sauvetage financier (bailout) peut être considéré comme l’équivalent contemporain de la politique industrielle des années 1970. Mis à part la taille des renflouements, il convient de souligner deux contrastes avec les expériences de politique industrielle des années 1970. Premièrement, dans les années 1970, le sauvetage de firmes ou de secteurs industriels était contesté sur le plan politique et ces initiatives ne virent le jour que grâce au lobbying intense et à la mobilisation politique des entreprises et des syndicats qui en bénéficiaient. À l’inverse, les renflouements financiers de ces dernières années sont caractérisés par la soudaineté et l’absence de mobilisation politique. De plus, les sauvetages industriels des années 1970 étaient invariablement liés à la mise en œuvre d’un plan de restructuration de la firme ou du secteur en question. De tels plans étaient peut-être mal conçus, mais les politiciens les considéraient comme nécessaires afin de légitimer leurs actions. Le contraste avec les sauvetages financiers de 2007-08 est à nouveau saisissant : la conditionnalité rattachée aux mesures de soutien étatique fut faible et jamais articulée à un plan de restructuration du secteur financier.
Ces observations pointent vers la nécessité d’explorer davantage le caractère spécial et la position privilégiée du secteur financier dans les économies capitalistes contemporaines. Les considérations suivantes paraissent particulièrement pertinentes. Premièrement, les crises financières comportent des éléments de spéculation, et en conséquence elles sont difficiles à anticiper et se développent rapidement. Deuxièmement, la finance est plus opaque que d’autres domaines économiques et les décideurs sont mal équipés pour réguler ce secteur, et encore moins pour formuler des solutions effectives aux problèmes immédiats auxquels des firmes particulières font face. Troisièmement, d’autres secteurs de l’économie sont directement et immédiatement dépendants de la finance. Enfin, la mobilité des actifs financiers contraints la capacité des gouvernements nationaux à imposer des règles qui empiètent sur la profitabilité des firmes.
Conclusion
Les réponses politiques apportées à la crise économique des années 1970 furent assez variées. Tandis que certains gouvernements se concentrèrent principalement sur la politique macro-économique, d’autres axèrent leurs efforts essentiellement sur les mesures hétérodoxes du côté de l’offre, et d’autres encore utilisèrent un mélange de ces deux approches. Du côté de l’hétérodoxie, on observe une grande variation le long d’un continuum allant du « protectionnisme passif » à des formes d’interventions étatiques plus sélectives et plus prospectives. De même, les gouvernements qui poursuivirent une politique fiscale expansionniste le firent de différentes manières. De façon générale, on peut distinguer une approche « libérale » d’une approche « sociale » de la relance budgétaire (illustrée dans les années 1970 par les États-Unis et la Suède). Alors que la première se concentre sur des mesures de court-terme pour stimuler la demande globale et cherche à s’assurer que celle-ci n’accroisse pas l’étendue du secteur public, l’approche sociale conçoit la redistribution par les dépenses sociales comme faisant partie d’une stratégie de croissance sur le long-terme.
Comparé aux années 1970, les gouvernements ont envisagé un éventail bien plus étroit de choix politiques en réponse à la grande récession. Les cinq pays examinés dans cet essai ont tous opté pour une formule combinant un sauvetage financier inconditionnel à une relance budgétaire plus ou moins libérale. Il est plausible que les politiques mises en place en 2007-09 aient permis d’éviter une nouvelle « Grande Dépression », mais elles ne semblent pas avoir été en mesure de fournir un socle adéquat à une croissance durable. Si la grande récession de 2008-09 s’avère être le début d’une période prolongée de stagnation économique et d’instabilité, il est fort à parier que la politique démocratique sera à l’origine de nouvelles initiatives hétérodoxes, et peut-être aussi de nouveaux efforts visant à résoudre le double problème de l’insécurité économique et de l’inégalité. De tels développements seraient probablement une source de diversité renouvelée entre pays, dans la manière de faire face aux difficultés économiques.