Recensé : Alain Caillé, L’idée même de richesse, Éditions La Découverte, collection « cahiers libres », 2012, 140 p.
« Qu’est-ce que la richesse [1] ? À vrai dire, personne n’en sait rien, pas même l’auteur de ces lignes » (p. 33). C’est donc « par petites touches, par tâtonnement et dans l’incertitude » qu’Alain Caillé procède pour nous livrer ses réflexions sur une question cruciale et « esquisser une autre manière de poser les questions ». On recroise dans cet ouvrage court (143 pages) les thèmes de prédilection du fondateur et directeur de la Revue du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales) : critique de la raison utilitaire (1989), anthropologie du don (2000), quête de reconnaissance (2006), convivialisme (2011). Malgré quelques faiblesses, en particulier dans sa structure qui juxtapose des réflexions plutôt que d’en construire la progression, cet ouvrage apporte une substance précieuse à un débat aujourd’hui essentiel.
L’ouvrage part d’un constat bien connu : le contrat social tacite qui cimente l’adhésion aux valeurs démocratiques repose sur la perspective d’un enrichissement constant partagé par tous ; il ne peut se passer de « la boucle émissaire de la croissance ». Si cette promesse-là n’est pas tenue, c’est toute la société qui risque de se défaire. Promesse qui vient pourtant buter sur les limites écologiques. Les décideurs sont dès lors paralysés, pris en tenaille entre les deux termes d’une injonction paradoxale (double bind) : relancer la croissance pour préserver la paix sociale ; la limiter pour sauver la planète. D’où la question, incontournable, qui s’impose au débat public : croissance de quoi, pour quoi, pour qui ? Est-ce bien le PIB dont il faut poursuivre la croissance, aujourd’hui comme hier, toujours et encore ? La réponse de ceux qui examinent soigneusement la question est largement négative, mais l’alternative est loin d’être tracée : se donner une autre définition de la richesse et d’autres indicateurs pour la mesurer peut se révéler la meilleure ou la pire des choses. La meilleure si elle nous libère du carcan de l’imaginaire marchand et financier ; la pire si elle nous dirige vers une « quantophrénie », ou frénésie des chiffres, qui ne limiterait le poids des évaluations marchandes que pour mieux universaliser des normes quasi-marchandes.
De la richesse matérielle à la part du gratuit
Seule la première partie de l’ouvrage traite réellement de l’idée même de richesse, en trois chapitres. Le premier, qui s’inscrit dans les sillages des travaux de Dominique Méda, retrace l’évolution historique du concept de richesse économique, de Malthus (1820) à Jan Tinberbergen (1972), en passant par Marx, les marginalistes, et les différentes étapes d’élaboration et d’extension de la comptabilité nationale. Si les premiers économistes se limitaient volontairement au traitement de la seule richesse matérielle, plusieurs glissements successifs ont mené à établir une équivalence entre la valeur marchande des biens et services d’une part et les utilités (satisfactions) subjectives procurées par ces biens et services d’autre part, puis, de part en part, à assimiler le produit national brut au « bonheur national brut ».
Alain Caillé nous rappelle que trois types de constats rendent une telle confusion désormais impossible : l’atteinte de limites écologiques ; la dissociation – très manifeste depuis trente ans – entre croissance économique et progrès social ; enfin, la remise en cause par de nombreuses études des liens de causalité entre richesse matérielle et bonheur subjectif. D’où le foisonnement récent d’autres indicateurs de richesse, fréquemment classés en quatre catégories, selon qu’ils se focalisent sur les questions environnementales, sociales, ou de bien-être, ou qu’ils tentent de combiner ces trois domaines dans un indicateur synthétique. En cette matière, et malgré la référence aux travaux de Gadrey et Jany-Catrice, l’exposé manque parfois de nuance et ne rend pas justice à la diversité des points de vue des auteurs qui travaillent à ces questions. « Le pari qui semble présider à l’élaboration de tous ces indicateurs est que toutes les formes de richesse qu’on vient de distinguer pourraient s’additionner et toutes ensemble former la richesse » (p. 33). Bien au contraire, la possibilité même de construire un indicateur synthétique (c’est-à-dire résumé à un seul nombre) tout comme le caractère additif (ou substituable) des différentes dimensions de la richesse sont des questions centrales du débat, sur lesquelles Le Forum pour d’autres indicateurs de richesse (FAIR), pourtant cité par l’auteur, ne cesse d’attirer l’attention. À titre d’exemple, FAIR dénonce fréquemment les dangers d’un indicateur tel que l’Epargne nette ajustée, proposé par la Banque Mondiale, qui agrège les variations de trois types de capitaux, produit, naturel et humain : sur la base d’un tel indicateur, une destruction irréversible de capital naturel pourrait être masquée par une hausse de l’épargne financière (capital produit) ou une augmentation des dépenses d’éducation (capital humain). Dans la même ligne d’idées, on peut regretter que « les partisans de l’adoption de nouveaux indicateurs de richesse » soient présentés par l’auteur comme unanimement désireux de « rajouter [dans la production nationale] tout ce qui contribue à l’accroissement de l’utilité sociale, et en retrancher ce qui la diminue ou ce qui ne fait que compenser des ‘désutilités’ » (p. 28). Loin d’être tous utilitaristes, loin de se contenter d’une révision à la marge du PIB, de nombreux acteurs confrontés à ces questions partagent avec Alain Caillé l’intention de susciter une réflexion en profondeur sur la notion même de richesse et marquer une rupture radicale par rapport à son assimilation au PIB.
De ce point de vue, le deuxième chapitre est le bienvenu. Sous le titre de Mystères, impasses et sortilèges de l’idée même de richesse, il explore les liens entre ce concept et ceux de bonheur, joie, reconnaissance, capabilités, possessions, frugalités, en faisant appel tour à tour à Sen, Hobbes, Mill, Durkheim, Spinoza et Lao Tseu. Il nous fait voir que le débat sur d’autres indicateurs de richesse oblige de poser des questions fondamentales et de clarifier la question des finalités de la vie en société. En conclusion, Alain Caillé propose sa propre définition de la richesse, en reformulant celle de Sen sur base de la logique du donner-recevoir-rendre dégagée par Marcel Mauss : « Est riche le pays qui permet au plus grand nombre de ses habitants et citoyens de recevoir en percevant qu’ils reçoivent effectivement un don et non un dû, et de développer leurs capacités d’agir, de donner et de s’adonner, et d’accéder ainsi à la reconnaissance qu’ils recherchent ». Mais, on le perçoit bien, une telle formulation n’est pas opératoire et ouvre de nouvelles questions : « donner à qui, s’adonner à quoi, être reconnu par qui et pour quoi ? » (p. 51).
Placer le don et la gratuité au centre d’une définition élargie de la richesse a plusieurs conséquences, examinées dans un troisième chapitre. La première est de vouer à l’échec toute tentative de mesure : « si, en un mot, la richesse est ce qui permet de devenir un sujet, individuel ou collectif, alors le projet même de l’objectiver à travers une série de données chiffrées est autoréfutant. De l’ordre de l’oxymore » estime l’auteur (p. 55). La deuxième est de ne pouvoir concevoir l’individu qu’en relation, dans un espace-temps déterminé. D’où le caractère essentiel de l’espace du commun et des acteurs qui en sont proches : « en prenant soin du monde concret, du monde vécu à l’échelle d’un territoire, les associations et toutes les entreprises de l’économie sociale et solidaire qui œuvrent à cette échelle apparaissent comme des producteurs de richesse majeurs » (p. 63).
En conclusion de cette première partie, Alain Caillé estime qu’une mesure de la richesse n’a de sens qu’à l’échelle des individus ou des territoires, à partir des définitions et des critères élaborés par les habitants eux-mêmes. Il rejoint ainsi les positions du Conseil de l’Europe et de FAIR : au-delà ou en amont de la mesure elle-même, l’élaboration des indices devient alors un outil de participation et de délibération démocratique. À un niveau plus général, les indicateurs de richesse alternatifs souffriront inévitablement, selon l’auteur, d’un manque de définition de la richesse et donc de l’objet mesuré. Il leur reconnaît toutefois un mérite : en complétant sur d’autres champs – satisfaction de vie, santé sociale, environnement – les informations fournies par le PIB, ils donnent à voir « l’affaiblissement civilisationnel » que nous traversons depuis une quarantaine d’années.
Le lecteur s’étonne du saut qu’il faut accomplir pour entrer dans la deuxième partie, peu articulée à la précédente dans son traitement de la part de la gratuité et de l’inestimable. On aurait espéré que la redéfinition de la richesse sur la base d’un principe de gratuité, avancée en première partie, soit ici affinée. Le propos est davantage centré sur les risques associés à l’évaluation quantitative, sur base de trois thématiques abordées de manière autonome.
Pour un usage mesuré de la mesure
La première entrée proposée pour l’examen de ce thème est le monde du travail (chapitre 4). L’auteur y développe une dénonciation – toujours salutaire – des ravages du néomanagement et de la « quantofrénie » qui le caractérise. Ces pratiques, qui ont migré de l’entreprise privée vers l’administration et les universités, sont destructrices des motivations intrinsèques ou « intérêt pour ». En effet, la subordination du travail à son évaluation quantifiée permanente privilégie systématiquement l’intérêt instrumental ou extrinsèque (salaire, pouvoir, prestige) par rapport à l’intérêt passionnel ou intrinsèque (créativité éprouvée dans le travail, camaraderie vis-à-vis des autres travailleurs, solidarité envers les destinataires de l’action), ce qui a pour effet d’affaiblir ce deuxième registre, comme l’a montré Bruno Frey.
Vient ensuite, tout aussi salutaire et bien argumentée, une analyse critique et nuancée de la RSE, responsabilité sociale et environnementale des entreprises (chapitre 5). « L’idéal de la RSE est d’amener les entreprises à jouer pour partie le rôle des États, des associations ou des ONG. Est-ce souhaitable ? Acceptable ? » (p. 99). L’auteur nous invite en la matière à dialectiser et à bien comprendre les réversibilités possibles entre utilitarisme et anti-utilitarisme. L’entreprise qui tirera vraiment profit de la RSE sera celle qui y croira vraiment. Ce qui nous mène à nouveau sur le terrain des motivations intrinsèques et des effets potentiellement pervers des grilles d’évaluation quantitatives.
Les deux derniers chapitres, qui renvoient l’un à l’autre en viennent au cœur de l’évaluation par la mesure. De manière surprenante, le premier est écrit par François Vatin. Celui-ci nous rappelle que certes la mesure « performe » le monde en conduisant les acteurs à redéfinir leurs schèmes d’actions dans le cadre métrologique qui leur est donné ; qu’elle est toutefois « un guide fragile dans un univers indéterminé » ; qu’elle n’est pas exclusivement un instrument des puissants contre les faibles et peut exercer des effets boomerang, si l’on peut dire. Reprenant les propos de Pierre Naville, il conclut que « la société ne tient que par des règles molles ; les soumettre à la raison calculatoire, ce n’est pas stabiliser l’ordre social, c’est au contraire aiguiser sa critique » (p. 116). C’est ainsi que, paradoxalement, la mesure ouvre de nouveaux possibles et s’inscrit dans la dynamique du changement social qui n’est jamais linéaire.
La réponse d’Alain Caillé à François Vatin, dont il trouve les propos subtils, séduisants et inquiétants, est un plaidoyer pour un usage mesuré de la mesure. Après avoir convoqué au débat Platon (l’utilitariste) et Aristote (l’anti-utilitariste), et insisté à nouveau sur la supériorité de « l’intérêt pour » sur « l’intérêt à », Alain Caillé s’inquiète de l’instrumentalisation généralisée de l’existence humaine potentiellement contenue dans l’évaluation par la mesure. « Seule une certaine incertitude sur la valeur relative des hommes, de leurs actes et de leurs productions autorise le maintien d’une société ouverte et démocratique » (p. 124). Mais François Vatin dit-il vraiment autre chose ? L’auteur de l’ouvrage le rejoint d’ailleurs au terme d’une longue boucle : non à la mesure, mais oui à une multiplicité des mesures, qui laisse la question de la valeur ultime des uns et des autres dans l’incertitude et qui permette à chaque communauté de reconquérir son autonomie.
L’ouvrage se clôture par un deuxième plaidoyer, en faveur du convivialisme, concept cher à l’auteur, présenté et assumé comme étant une idéologie politique. Libéralisme et socialisme ont été porteurs respectivement du marché et de l’État. Le convivialisme, qui pourrait être défini comme l’inventivité démocratique, parlerait au nom de la société elle-même. « Partout un autre monde, un monde post-néolibéral, cherche à s’inventer » (p. 127). Les expériences citoyennes et associatives, dans leur grande diversité, ne seront à la hauteur des défis à venir que si elles prennent conscience de leur unité potentielle. L’enjeu est de sauver l’idéal démocratique en le dissociant de l’économie, au lieu de l’y subordonner. De regarder d’un œil serein la perspective d’un « état économique stationnaire et dynamique » (véritable défi autant qu’oxymore), qui, en dépit d’une stabilité quantitative et matérielle, soit orienté vers le progrès social, éthique et culturel, vers l’accomplissement des personnes comme sujets pleinement humains
En un mot, l’ouvrage qu’Alain Caillé nous propose est à l’image du large débat en cours sur la richesse et ses indicateurs – ou tout au moins sur la part de ce débat qui se veut démocratique : traversé de plusieurs tendances ; touffu, donc stimulant et décevant tout à la fois ; entrelaçant analyse et projet politique ; taraudé par l’inquiétude et scrutant une voie pour l’humanité ; essentiel bien qu’inabouti.