L’ampleur du mouvement de contestation, dans les universités et les établissements de recherche, contre les réformes engagées par le gouvernement impose d’ores et déjà de tirer les enseignements de ce qui apparaît comme un échec, tant les positions sont maintenant frontales et irréconciliables. Même si la réforme est finalement appliquée, elle aura perdu beaucoup de ce qui fait la valeur et la force du progrès en démocratie.
L’échec est d’abord celui du gouvernement, dont beaucoup s’accordaient pourtant à reconnaître la volonté d’assumer un certain nombre des difficultés qui affectent gravement l’université et la recherche, depuis le recul de la France dans la compétition internationale et l’état de faillite de certaines universités, jusqu’au déclassement des chercheurs et l’impasse des carrières scientifiques. L’implication de la ministre en charge du dossier, Valérie Pécresse, et son approche plus pragmatique qu’idéologique constituaient d’autres atouts. Mais la méthode choisie, autant que les réponses apportées, ont posé une série de problèmes qui sont allés croissant.
Une fédération des oppositions
Le premier point concerne le caractère d’urgence de la réforme du décret de 1984 sur le statut des enseignants-chercheurs. La loi du 10 août 2007 relative aux libertés et responsabilités des universités (dite loi LRU) avait déjà entraîné de graves contestations contre l’objet de la réforme, à savoir l’accès des établissements universitaires à l’autonomie budgétaire, y compris la masse salariale que les présidents d’université, dotés de prérogatives accrues, pouvaient gérer directement. Le pouvoir au sein de l’université se trouvait donc déplacé, depuis les enseignants (surtout des professeurs de rang A) vers les conseils d’administration et les présidents d’université dont ils émanaient par élection.
L’hostilité n’était pas générale cependant. Le mouvement d’opposition à la loi LRU s’est essoufflé et il a semblé que la réforme permettant l’autonomisation des universités était progressivement adoptée par les acteurs eux-mêmes, même si les tensions continuaient d’être fortes au sein des établissements. L’ouverture au pas de charge du chantier des services des enseignants-chercheurs, doublée de celle de la formation des professeurs du secondaire, est intervenue sur un terrain encore très fragile qu’elle a déstabilisé. Le combat contre la loi LRU a repris en même temps que démarrait la contestation contre le nouveau statut des enseignants-chercheurs, lequel introduisait une évaluation tous les quatre ans et une possible hausse du service d’enseignement en cas de mauvais résultats. Les garanties insuffisantes apportées à l’impartialité et au sérieux de l’évaluation, comme la dépréciation de la mission enseignante, et la fin d’une formation de recherche pour les futurs enseignants du secondaire ont fédéré les opposants à la réforme.
Ceux-ci se sont d’autant plus mobilisés que la conviction était grande, parmi eux, qu’il y avait un « agenda caché » dans ces réformes : renoncer au service public dans l’enseignement supérieur et la recherche, encadrer l’indépendance des chercheurs, démanteler le CNRS qui avait incarné dans le passé une ambitieuse politique de recherche, soumettre l’université à l’entreprise et à son financement, désengager l’État à n’importe quel prix, imposer au savoir le seul impératif de la rentabilité financière, réserver l’enseignement supérieur aux seuls étudiants favorisés, tandis que les autres seraient dirigés vers des filières exclusivement professionnelles ou versés directement dans la vie active. Ces présupposés n’étaient pas exactement ceux qui dominaient chez la ministre et son cabinet lorsque fut élaborée la loi LRU visant à donner des moyens nouveaux aux universités et à limiter les effets souvent pernicieux des recrutements dominés par le localisme [1]. Depuis, l’inflexion gouvernementale et présidentielle en matière de réduction des libertés s’est accrue et a fait peser mécaniquement sur les libertés universitaires de sérieuses menaces. C’est la raison pour laquelle la loi LRU, qui paraissait acquise, est à nouveau contestée – et dans une configuration cette fois plus globale où l’enseignement et la recherche publics apparaissent clairement menacés.
Le durcissement du conflit
Dans ce contexte nouveau, l’autonomie promise a rencontré de nouvelles difficultés puisque certaines décisions, notamment comptables, ont annulé la cohérence des projets (ainsi la suppression ou le gel de postes administratifs dans l’université alors que l’autonomie exige des moyens augmentés). De même, les projets visant à réformer le statut des enseignants-chercheurs ont été réorientés en fonction des déséquilibres criants, mais avec des solutions qui tenaient surtout du bricolage : c’est l’exemple ici de la « charte des bonnes pratiques », proposée dans l’urgence afin d’empêcher les présidents d’université d’exercer un pouvoir discrétionnaire sur les chercheurs ou sur les disciplines par application de la loi LRU.
Pour toutes ces raisons, il est apparu qu’une grande loi d’orientation sur la recherche et l’enseignement aurait été nécessaire, et non pas ces dispositifs relevant exclusivement de l’exécutif et complexifiant plus qu’organisant l’université de demain. Le problème est aussi que l’intervention de Nicolas Sarkozy, le 22 janvier dernier, a donné brutalement corps à toutes les craintes. L’échec gouvernemental est devenu celui du président de la République lui-même, à moins que Nicolas Sarkozy n’ait voulu prendre à témoin l’opinion que les enseignants-chercheurs étaient rétifs par principe à l’innovation et qu’il fallait agir sans eux, voire contre eux. D’après nos informations, la ministre n’avait pas été mise au courant à l’avance de la nature du discours. Elle n’a pu que constater les conséquences d’une telle charge sur sa réforme, puisque des soutiens jusque-là acquis se sont détournés du projet. La radicalisation provoquée par ce discours ne pouvait que laminer les partisans d’une réforme pragmatique visant à assurer la production libre des savoirs et leur mobilisation pour un enseignement démocratique de haut niveau. Après le 22 janvier, il est devenu difficile de plaider pour une approche non militante de la question.
Le discours présidentiel prononcé à l’occasion du lancement de la « réflexion pour une stratégie nationale de recherche et d’innovation » a renforcé en effet la détermination de nombreux chercheurs et universitaires, désireux maintenant de s’opposer frontalement aux réformes et de durcir le conflit. Le discours se présentait comme une charge contre les conservatismes de tous bords, accusés de refuser la modernité et son évidente nécessité. Le ton du discours comme ses attendus ont laissé percevoir que l’action de Nicolas Sarkozy, en ce domaine, rejoignait d’autres chantiers très idéologiques, comme la réforme de la justice ou la définition de la France par une hypothétique « identité nationale ». Le discours du 22 janvier reste doublement problématique, du point de vue de la méthode comme de celui des références historiques.
Le président de la République a expliqué que « l’organisation "à la française" [...] repose sur des bases définies au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, complétée à la fin des années 60, dont les archaïsmes et les rigidités ont été soigneusement figées au début des années 80 ». Il n’est pas possible, sur le plan de la vérité historique, de présenter la politique scientifique de la France dans le second XXe siècle de manière aussi caricaturale. Celle-ci fait passer à la trappe les innovations fondamentales introduites dans les années 1950 par Pierre Mendès France (à travers son action gouvernementale, entre juin 1954 et février 1955, et le colloque de Caen en novembre 1956), puis par le général de Gaulle à partir de 1958. L’une des réalisations les plus emblématiques de cette politique de la recherche a été la création de la Délégation générale à la recherche scientifique et technique (DGRST) affirmant à la fois une volonté nationale en faveur de la politique scientifique et la reconnaissance du pouvoir des chercheurs. Par ailleurs, et même si Nicolas Sarkozy avoue fréquemment son mépris pour les innovations socialistes, on ne peut balayer d’un revers de main le grand ministère de la Recherche créé en 1981 par Jean-Pierre Chevènement, ni le bilan des ministères Hubert Curien (1984-1986 et 1988-1993) qui placèrent la recherche scientifique au centre des préoccupations gouvernementales tout en procédant à de profondes mutations de structure. De multiples ouvrages de référence existent sur le sujet. À l’évidence, ils n’ont pas été consultés.
Le débat et la confiance
Le second problème posé par le discours du 22 janvier tient dans son présupposé même. Il appelle en effet, à travers la formation du comité de pilotage de l’élaboration de la stratégie nationale de recherche et d’innovation, à « un débat public [...] indispensable ». Or ce débat est condamné par avance tant le discours présidentiel affirme un point de vue définitif et tranché sur ces sujets. Ce n’est pas, de sa part, une réflexion ; c’est un réquisitoire. Comment dans ce contexte débattre et réfléchir ? Ceci explique le malaise et même l’opposition d’universitaires et de chercheurs dont certains ne sont guère habitués à se mobiliser et à protester. Pour moderniser la recherche et l’enseignement supérieur, il est indispensable de s’inscrire dans une démarche intellectuelle et une pensée historique. Ni l’une ni l’autre ne sont aujourd’hui réunies. Un grand débat dans l’université et la recherche, un grand débat au Parlement, un grand débat dans l’opinion n’auraient pas été vains.
Le dernier échec de la réforme est ainsi celui de l’idée de réforme elle-même. Il n’est en effet pas concevable de transformer profondément des institutions comme l’université et la recherche sans une réflexion collective préalable. Un tel engagement est souvent la garantie de la réussite, puisqu’il institue des « mondes de confiance [2] » et des logiques vertueuses amenant à l’adoption du changement. Ce fut le cas de la création du CNRS en 1938, permise par les multiples expériences institutionnelles et intellectuelles qui l’avaient précédé, et celle de la DGRST qui bénéficia pleinement des travaux et expérimentations du colloque de Caen et du Conseil supérieur de la recherche scientifique et du progrès technique institué par le gouvernement de Pierre Mendès France. L’ambition de la réforme présente et la « rupture » qu’elle implique avec l’état de la recherche et de l’université rendaient indispensables la rédaction, par exemple, d’un Livre blanc, la consultation de l’ensemble des acteurs concernés et évidemment la mobilisation des sciences sociales [3].
C’est dire qu’on ne peut réformer avec succès qu’à condition d’inscrire la réforme et son processus dans une démarche démocratique. Il ne s’agit pas seulement d’invoquer le mandat qu’une majorité de Français a donné en mai 2007 au président de la République élu, pour passer en force sur tous les sujets ou, pire, d’en appeler au débat alors que les décisions sont arrêtées, voire d’ores et déjà appliquées, comme ce fut le cas avec la réforme de la publicité sur les chaînes publiques de télévision. Il y a des principes constitutifs de l’espace démocratique qui font que celui-ci ne se réduit pas à la seule et unique pratique gouvernementale ou présidentielle issue du suffrage universel. Parmi ces principes, il y a la compétence, précisément détenue par les chercheurs et universitaires. L’ampleur du rejet découle de l’agression qu’ils ont ressentie.
Les lendemains de la réforme
Pour autant, les opposants à la réforme ne peuvent se contenter de leur opposition. Les États généraux de la recherche qui se sont tenus de mars à novembre 2004 avaient traduit la volonté des chercheurs de penser leur avenir sur la base d’une connaissance réflexive [4]. Devant la relative confusion qui structure actuellement les oppositions à la réforme, il importe pour commencer d’en distinguer la nature exacte. Opposition au contenu de la réforme, opposition aux diagnostics qui la soutiennent, opposition aux principes d’autonomie, d’évaluation, de compétition internationale, opposition à la personne ou au pouvoir de Nicolas Sarkozy ?
Le meilleur service que les chercheurs et enseignants-chercheurs pourraient rendre à leur pays serait aussi d’établir le bilan raisonné du demi-siècle pendant lequel le système universitaire et scientifique a fonctionné sur les bases que nous lui connaissons. Toute une série d’études et de contributions existent déjà. Mais l’enjeu consiste désormais à fixer un tel savoir et à mener l’analyse en relation avec l’impératif de démocratie qui est aujourd’hui le principal problème posé par l’action du président de la République et du gouvernement. Soit les enseignants-chercheurs démontrent leur capacité à défendre un espace démocratique élargi à toute la société (et alors leur action ne doit pas se limiter à leur seul cadre de travail : quid de la justice, de la prison, de la psychiatrie, du maintien de l’ordre, des droits de l’homme ?), soit ils s’enferment dans une opposition terme à terme qui leur enlèvera tout moyen d’action et permettra à Nicolas Sarkozy de passer en force, avec toutes les conséquences que cela impliquerait. Les défis dépassent largement la question de la réforme de l’université et de la recherche ; mais, parce que les chercheurs et universitaires sont armés pour les penser, ils ont le devoir de s’en saisir « comme savants ».