Quelle est l’actualité de la réflexion démocratique après Habermas ? Deux politistes tentent de dépasser l’opposition entre représentation et participation, tout en se penchant sur les raisons du déficit démocratique au niveau européen. Le réveil de l’esprit démocratique passe, selon eux, par une participation accrue et la structuration de conflits politisés.
Recensés :
Christoph Möllers, Demokratie. Zumutung und Versprechen, Berlin, Verlag Klaus Wagenbach 2008.
Paul Ginsborg, Wie Demokratien leben, Berlin, Verlag Klaus Wagenbach 2008.
Vingt ans après la chute du Mur, la situation de la démocratie semble paradoxale : d’une part, elle est le seul vainqueur de la sanglante compétition des systèmes politiques du XXe siècle. D’autre part, elle fait face, depuis quelques temps, à un défi précisément nommé : « post-démocratie » est le terme que les commentateurs ont choisi pour décrire l’état des systèmes occidentaux. Nos formes de vie politique peuvent-elles encore être comprises comme des démocraties ? Ou cet ancien concept, porteur de tant d’espoirs, est-il relégué aux oubliettes par cette sceptique auto-qualification ?
Interprétations post-démocratiques de la démocratie
Actuellement, le débat européen sur la « post-démocratie » est intense et largement répandu. Les interpellations de Danilo Zolo, Jean-Marie Guéhenno et Colin Crouch ont suscité une attention certaine, au-delà même du cercle des théoriciens politiques . Le scénario le plus souvent envisagé met en scène une communauté dénuée de tout pouvoir, qui, malgré sa façade démocratique, est dominée par des lobbies ou des groupes d’intérêts et qui a abandonné sa capacité décisionnelle à des structures oligarchiques invisibles. Pourtant, dans l’ombre de ce débat, quelques essais méritent d’être pris en considération. Ceux-ci livrent une interprétation inédite de la démocratie, et, dans le même temps, développent un raisonnement qui ne débouche pas sur une sceptique résignation, mais plutôt sur une promesse de liberté qui offre un nouvel élan à cet ordre politique. La maison d’édition berlinoise Wagenbach tente, à l’aide d’une nouvelle série d’essais, de créer un forum de discussion et de déplacer l’attention portée aux diagnostics pessimistes vers des réflexions plus constructives, qui envisagent une échappatoire à la démocratie.
La question posée par Paul Ginsborg – « comment vivre la démocratie ? » – renvoie à un moment-clé de ces réflexions : la thèse centrale tient dans la compréhension de la démocratie, qui ne peut être réduite à la fonction d’une forme de gouvernement, d’un système décisionnel, mais doit être envisagée comme une forme de société et de vie, telle que Tocqueville la décrit dans son livre fondamental De la Démocratie en Amérique. Christoph Möllers, constitutionnaliste, défend une semblable compréhension socioculturelle de l’ordre démocratique : la démocratie « exprime le mieux comment nous nous comprenons nous-mêmes : en tant que personnes libres, sous la reconnaissance mutuelle de la liberté de tous les autres » (p. 13).
Pour les deux auteurs, il ne s’agit donc pas de développer une idéologie pure, une « justification » philosophique de la démocratie ; ils ont à cœur de dégager un horizon d’argumentation qui préconise une compréhension pragmatique de la démocratie. Ainsi, parmi les références théoriques de Christoph Möllers, on trouve certes Kant et Rousseau, mais aussi John Dewey et Richard Rorty, qui ont toujours considéré leurs réflexions théoriques démocratiques comme une interprétation liée au contexte de la communauté politique et participant à son discours identitaire.
L’effort pour sortir des sentiers battus des théories démocratiques unit Ginsborg et Möllers. La controverse sur la démocratie a longtemps été définie par les antagonismes entre les approches représentatives et les approches démocratiques directes. Aussi bien Ginsborg que Möllers essaient, dans leurs réflexions, de remettre en question cette contradiction idéologique, afin d’adopter une perspective dans laquelle participation et représentation n’apparaîtraient pas comme antagonistes. D’ailleurs, ils procèdent sans recourir à la rhétorique de la « troisième voie » (elle aussi chargée de représentations idéologiques), ce qui donne à leurs essais une fraîcheur bienvenue.
Comment ces deux auteurs réagissent-ils par rapport aux diagnostics de la post-démocratie ? Celle-ci est considérée comme une occasion pour repenser l’identité et les formes de la communauté démocratique, car, quand on annonce leur mort, les démocraties se retrouvent démunies : elles ressemblent, comme dit Ginsborg, à un « empereur sans ses habits ». Quels habits proposent donc Ginsborg et Möllers pour dérober le prince à sa nudité ?
Entre Mill et Marx : le contrôle participatif de la représentation
Paul Ginsborg construit son argumentation comme un dialogue entre les deux traditions les plus fortes : la théorie de la démocratie libérale et représentative et la théorie socialiste de la démocratie directe et participative. Ces deux traditions sont incarnées par leurs représentants les plus connus : John Stuart Mill est l’avocat du principe de représentation et des droits civiques, alors que Karl Marx illustre la dimension émancipatrice de la société démocratique, dans laquelle la participation politique revient à la création d’une association commune libre. Ce dialogue fictif permet à Ginsborg de mettre au jour les forces et les faiblesses des deux modèles d’interprétation : comment se fait-il que les États socialistes du XXe siècle n’aient pas réussi mettre en œuvre le potentiel démocratique du marxisme, potentiel qui avait été conquis dans la description des mutations du XIXe siècle ? Inversement, en quoi consistent les faiblesses des démocraties constitutionnelles libérales, celles-là mêmes qui avaient remporté après 1989 une victoire triomphale sur les démocraties populaires autoritaires sclérosées ?
Ginsborg fait appel aux éléments participatifs de la démocratie représentative, afin que celle-ci ne perde pas sa légitimité ni n’ouvre la voie à des structures décisionnelles oligarchiques et ploutocratiques : le point décisif tient, selon Ginsborg, dans la « qualité de la représentation que la participation durable garantit, stimule et contrôle » (p. 67). Afin de conserver cette exigeante représentation qualitative et politique, des mécanismes institutionnels sont indispensables, et ceux-ci complètent les représentations minimales et libérales de la démocratie. Exemples de ces mécanismes : un jury citoyen, un budget participatif, un « Deliberation Day », les townhall meetings. Il ne s’agit là que de propositions, que Ginsborg formule pour relier les éléments représentatifs et participatifs à une « théorie des démocraties combinées ».
Ce faisant, Ginsborg ne propose nullement la mise en scène d’une participation symbolique, qui ne porterait pas atteinte aux relations de pouvoir politiques, au profit des représentants classiques – fonctionnaires, membres du Parlement, du gouvernement ou encore du pouvoir judiciaire. Mais c’est seulement lorsque les formes d’associations démocratiques issues de la société parviennent effectivement à ébranler l’agenda politique et que les représentants se comportent de façon responsable face à ces demandes, que les éléments structurels participatifs peuvent prétendre à une incidence intégrative et légitime. Le sens de la responsabilité politique, dont la perte se fait douloureusement sentir en période de crise économique, peut être réveillé chez chacun d’entre nous. Ginsborg recommande d’intégrer ces formes de participation micropolitiques, notamment dans le cadre de l’Union européenne, afin qu’une nouvelle impulsion, venue d’en bas, ramène au sommet des institutions européennes la conscience du déficit démocratique.
La démocratie comme forme de vie
Alors que Ginsborg s’attache à reconstruire une narration traditionnelle de la démocratie pour en extraire une inspiration face à la crise actuelle, Christoph Möllers procède, quant à lui, d’une autre façon : son essai se compose d’une suite numérotée de maximes, organisées en différents champs thématiques. L’ouverture de la réflexion est mise en avant par le choix de cette forme, dont l’objectif est d’éveiller de nouvelles réponses à ces interrogations nouvelles tout en échappant à l’étroitesse du modèle argumentatif traditionnel. D’ailleurs, cette méthode rappelle les débuts de Möllers comme constitutionnaliste, et celui-ci demeure l’un des rares chercheurs en droit constitutionnel qui parvienne à porter un regard politique au-delà des considérations juridiques et qui puisse envisager la démocratie comme un ordre à la fois juridique et politique. De surcroît, sa participation aux débats centraux de la théorie politique se fait sentir : il développe une image de l’ordre démocratique qui réunit représentation et participation avec les théories constitutionnelles du pouvoir gouvernemental limité, pouvoir qui se construit sur une culture politique du conflit intégré.
La thèse centrale de Möllers est la suivante : la démocratie ne peut être justifiée uniquement de manière fonctionnelle, du fait des exigences normatives qui lui seraient liées. La démocratie doit bien plus être comprise par rapport à notre autodétermination et notre identité politique. Les démocraties ne sont donc pas seulement représentatives, mais aussi expressives (l’influence de Robert Brandom est nette) : elles créent en pratique une volonté, volonté exprimée par un peuple qui n’est constitué que par cette pratique démocratique. Pour cette raison, les formes et les procédures démocratiques sont indispensables, mais elles ne doivent pas pour autant être assimilées à une production de consensus. Chez Möllers également, la différence entre le gouvernement démocratique et le populisme tient dans l’accentuation de la forme institutionnelle de la construction de la volonté populaire. Celle-ci se retrouve en effet dans une prétention de volonté démocratique sans forme (p. 33) et, partant, dans la négation de toute possibilité de contrôle, de corrections juridiques, ainsi que dans un affaiblissement des responsabilités. Inversement, Möllers se tourne aussi contre le courant rationnel de la « démocratie délibérative », telle qu’elle est défendue en Allemagne par Jürgen Habermas et qui a remplacé la volonté politique par une raison procédurale. De « bonnes raisons » ne créent pas pour autant une légitimité démocratique. Même si les démocraties dépendent d’une production publique du savoir, elles doivent néanmoins conserver une distance suffisante face à l’amalgame « technocratique » de la science et de la politique.
Au sujet de l’Union européenne, Möllers livre une analyse claire du problème plutôt qu’une pathétique plainte à propos d’un déficit démocratique : l’absence d’un démos européen, regrettée par beaucoup, n’explique pas les problèmes de la démocratie européenne. Une communauté citoyenne européenne peut aussi être constituée à partir d’expériences communes et de processus graduels, là où aucun peuple européen n’a existé jusque-là. Néanmoins, les théories démocratiques souffrent pour Möllers de déficits bien plus lourds : il n’existe pas ce qu’on pourrait appeler de bien commun européen, qui soutiendrait l’objectif de compromis au sein de l’UE, ni d’ailleurs d’espace public européen dans lequel les décisions des conseils de ministres seraient discutées et critiquées. Enfin, il n’existe pas non plus de compensation entre les intérêts, qui, à l’échelle des démocraties nationales, avait permis les compromis de légitimité et de pondération. Sur cette toile de fond, Möllers peut dénoncer le fait que les conflits politiques au niveau européen ne peuvent être structurés par une partition gauche-droite et que ce manque de politisation empêche toute visibilité publique. Il reconnaît certes la légitimité démocratique des référendums contre la Constitution européenne, mais la constitution de l’UE aurait été une manière éventuelle de résorber le déficit démocratique, tout en obtenant des conflits politisés.
Le réveil de l’esprit démocratique
Ces deux ouvrages proposent un horizon de réflexion dans un environnement où les signes empiriques d’une crise de la démocratie sont accablants. Ils ouvrent également des perspectives pour penser un ordre libre et autodéterminé, au-delà de la capitulation et de la résignation. Dans une société globalisée et marquée par la transnationalité, il est aussi bien possible que souhaitable de se rattacher aux impulsions fondamentales d’un ordre politique libre, qui ne serait pas régi seulement par des contraintes matérielles technocratiques et économiques, mais aussi par des lois publiques et libres.
Pour autant, rien n’assure que la démocratie, au vu de ses conditions de validité bien trop précaires, demeure la forme politique de nos sociétés à long ou même moyen terme : la conviction de la supériorité économique par rapport aux structures politiques de régulation demeure intacte parmi de nombreuses élites. Des représentations nouvelles, empreintes de fonctionnalisme, fondées sur une pure efficience et construites sur un besoin accru de sécurité, pourraient un jour prendre vie à la place d’une ébauche de liberté politique. Des livres comme ceux de Ginsborg et Möllers, qui revitalisent notre compréhension démocratique et ciblent le problème tout en restant proche de la pratique quotidienne, devraient empêcher la réalisation de ce scénario pessimiste.
Daniel Schulz, « Réflexions sur la post-démocratie »,
La Vie des idées
, 22 février 2010.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Reflexions-sur-la-post-democratie
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