Pour John Dewey, le libéralisme a perdu dans le monde contemporain la force de contestation politique qu’il avait à sa naissance. Le reconstruire suppose de changer les conditions sociales de notre action.
À propos de : John Dewey, Après le libéralisme ? Ses impasses, son avenir, Climats
Pour John Dewey, le libéralisme a perdu dans le monde contemporain la force de contestation politique qu’il avait à sa naissance. Le reconstruire suppose de changer les conditions sociales de notre action.
Il faut relever l’importance de cette édition des trois conférences prononcées par J. Dewey en 1935 à l’université de Virginie. Réécrites et amplifiées, elles ont été publiées sous le titre anglais : Liberalism and Social Action. On regrettera que pour des raisons éditoriales, le titre Après le libéralisme ? ait été imposé. Il y a là une ambiguïté qui n’est pas dans l’original et qui enveloppe presque un contre-sens ! La question posée n’est sans doute pas celle d’un dépassement du libéralisme mais plutôt, et conformément aux réquisits de l’analyse pragmatiste de l’« action sociale » chez J. Dewey, celle de son accomplissement. Il faudrait parler plus justement encore de sa « reconstruction ». L’élaboration théorique d’un tel procès ne peut pas être séparée des conditions de l’action sociale de celles et ceux qui, dans les situations pratiques où ils se trouvent, subissent les conséquences de la crise du capitalisme.
Il manque donc au titre français ce qui soutient, tout au long de l’ouvrage, le point de vue d’une lecture radicale et pragmatiste du libéralisme, à savoir sa mise en rapport avec la transformation des conditions sociales de l’action. Faire l’histoire du libéralisme en se tenant au cœur des doctrines n’a donc pas beaucoup de sens — ruse parmi d’autres du point de vue intellectualiste. Il importe plutôt de rapporter l’anthropologie et les valeurs du libéralisme aux conditions dans lesquelles celui-ci est susceptible de se traduire en actes, c’est-à-dire de produire des effets. Or ce qui apparaît clairement à la lecture de ces pages édifiantes, c’est que cette confrontation de la doctrine aux pratiques sociales qu’elle est supposée rendre pensables et possibles avère ses limites ainsi que le caractère révolu des conditions historiques de son premier développement [J. Dewey parle du « premier libéralisme » [1], ALL : 63]. C’est cet écart qui fonde la nécessité d’une reconstruction.
Le point de vue de lecture des doctrines libérales ne sera donc ni interne ni externe — autre dualisme discutable ; il sera contextuel si l’on entend par là que le lieu de mise à l’épreuve des « théories » est celui des formes sociales de l’expérience humaine. L’esquisse d’une histoire du libéralisme ainsi proposée par J. Dewey est radicale, non pas parce qu’il dépasse le libéralisme dans les termes d’un « idéalisme » — imposé par le haut et par une raison surplombante — ou d’un « matérialisme » — idéalisme qui ne dit pas son nom —, mais parce qu’il identifie les transformations historiques des conditions économiques, sociales et politiques qui font obstacles à la continuité des flux d’expériences sans lesquelles les individus ne peuvent pas se « constituer » [ALL : 93] comme des individualités.
Le libéralisme revendiqué est, une fois encore, « radical » parce qu’il reconnaît la valeur suprême de l’individu non pas comme entité métaphysique déjà donnée mais comme ce qui se construit dans l’action sociale. L’action sociale est alors l’instrumentum qui opère et depuis lequel les individus cessent d’être des figures abstraites ontologiquement figées pour devenir, en tant qu’« individualités » [ALL : 109-110], des réalités effectives dont les mouvements de constitution sont rendus possibles par la reconstruction de conditions sociales permettant une activité proprement humaine. Les individus ne sont alors plus pensés comme des idéalités ou des fictions auxquelles on attribue des droits et des libertés ; ils s’incarnent dans des mouvements d’individuation au cours desquels ils se forment comme autant de caractères différenciés.
Mettre en rapport, comme le suggère le titre original, le libéralisme et l’action sociale, c’est donc exprimer une thèse forte selon laquelle, dans un libéralisme authentiquement reconstruit, l’individu n’est pas tant individu que procès d’individuationlequel, pour advenir, suppose de repenser autrement la médiation active du « social ». Ce dernier ne peut plus être pensé dans les termes de l’antinomie constitutive du libéralisme classique qui oppose irréductiblement l’individu et la société. Il doit être reconnu, dans toute son opérativité, comme ensemble de relations.
Faire l’histoire du libéralisme c’est, entre autres choses, comprendre ce qui a donné à l’anthropologie individualiste et aux valeurs qu’elle enveloppe, à une époque spécifiée, cette capacité pratique à produire des effets si radicalement nouveaux sur les plans économique, politique et culturel. En ce sens, le « premier libéralisme » a sans aucun doute correspondu aux forces — auxquelles il a pu donner forme — qui remettaient en cause les facteurs de conservation de l’ordre social — les institutions et les autorités au sens le plus large qui soit. C’est parce que ce libéralisme originel était adossé et donnait prise à ces mouvements de contestation des « autorités » — les coutumes, l’arbitraire de l’hérédité, etc. — qu’il s’est construit comme une véritable doctrine, c’est-à-dire comme un ensemble de valeurs fondant les besoins de transformation accompagnant l’émergence des nouvelles sociétés sur le vieux continent européen et, avec un décalage, sur le nouveau continent [ALL : 62-63].
Ce qui frappe avec ce premier libéralisme, c’est donc l’existence d’une coïncidence presque parfaite entre un type de justification théorique et un état des conditions de l’action sociale. On admettra sans difficulté que cette souche doctrinale originaire du libéralisme fut principalement portée par Locke. Ce dernier faisait de la raison une qualité inhérente à l’individu ; il envisageait les droits naturels et les libertés comme les instruments d’une rationalisation adéquate aux actions intéressées et individualisées [ALL : 64-65]. Par là même, il inscrivait son anthropologie individualiste et les valeurs morales qui la sous-tendaient dans un horizon pratique susceptible de produire de nouveaux effets.
La question, ici, n’est donc pas de savoir s’il s’agit d’une lecture anachronique ou rétrospective du premier libéralisme. Elle est de souligner l’efficacité politique d’une concomitance qui advient entre l’action individualisée et intéressée d’un côté et, de l’autre, la nécessité de disqualifier les autorités traditionnelles. La légitimité de ce premier libéralisme était cet accord réalisé entre une « doctrine » et son « environnement ». Un accord dont le caractère opératoire se déployait dans la généralisation d’un type inédit d’expérience : l’individuation par le jeu des actions intéressées dont les individus devenaient les véritables auteurs.
Cette étape cruciale eut une première conséquence d’importance : elle destitua la raison de son piédestal [ALL : 84] pour en faire un « instrument permettant d’analyser des situations concrètes » [Ibid.]. Le nouveau schème de l’action individuelle se soutenait d’un usage possible de la raison dès lors qu’elle permettait de penser une adéquation pratique entre des moyens et des fins. Ce caractère instrumental de la raison n’était pas seulement le propre de l’expérience individuelle. La raison pouvait se trouver mise au service de la transformation des institutions, de leur réforme, pour maintenir ou renforcer les termes de la continuité nécessaire entre l’action sociale et son environnement.
On remarquera tout l’intérêt que porte J. Dewey au moment utilitariste dans cette histoire du premier libéralisme [ALL : 75-s.]. Bentham, notamment dans les Principes de morale et de législation [1789], est sans doute celui qui, à ses yeux, illustre de façon exemplaire de quelle manière « le libéralisme peut constituer une force capable d’apporter des changements sociaux radicaux » [ALL : 77].
Ce « premier libéralisme » contient deux tendances qui vont entrer en tension. Une tendance résolument individualiste — inspirée de Locke — et qui aura une influence plus tardive et plus durable aux États-Unis [ALL : 80]. Elle se réduit pour ainsi dire au schéma d’une représentation figée de l’individu doté de « libertés ». Cette première orientation justifie que toute action ne puisse relever que d’un effort personnel, c’est-à-dire individuel [ALL : 92-93] ; elle nourrit par principe une méfiance sinon une hostilité à l’égard de tout ce qui implique une initiative d’État. Sa première justification historique peut être trouvée dans l’assimilation physiocratique des « lois naturelles » aux « lois économiques » : le « laisser-faire » [ALL : 72-s.].
Une seconde tendance, différente, dont la trace est aisément repérable dans l’Angleterre du XIXe siècle [ALL : 86-s.] — et pour laquelle le parti tory, les religieux dissidents ont joué un rôle certain — admet le credo du « laisser-faire » [première tendance] pour « l’associer [cependant] à l’idée que l’action gouvernementale devait servir à aider ceux qui sont économiquement défavorisés afin d’adoucir leur situation » [ALL : 86 ; 98-s.].
Ce qui importe, en l’occurrence, est bien sûr l’écart entre ces deux tendances dont J. Dewey repère les manifestations et le travail dans le parcours non moins exemplaire de J. Stuart Mill. Ce qui fait l’importance de ce dernier est une vision moins idéaliste de l’individu qui n’est pas considéré comme un donné mais comme ce qui est à construire. Ainsi disait-il à propos de la liberté qu’« elle se conquérait, et que la possibilité de cette conquête dépendait du contexte institutionnel dans lequel vi[vai]t l’individu » [ALL : 93]. C’est dans ce mouvement d’élaboration que l’individu s’édifie et qu’il donne prise à ce qui le définit. Si la pleine reconnaissance de l’individu suppose qu’il advienne et se construise par ce qu’il fait, il faut alors que les conditions de ce « faire » soient ouvertes, qu’elles concernent réellement le plus grand nombre.
Ce n’est qu’à partir de là que l’individuation comme mouvement d’acquisition d’un propre devient possible. Ce qui suppose — J. S. Mill encore — que l’on reconnaisse tout autant l’importance de l’éducation [ALL : 92] et la positivité d’une intervention de l’État comme garant de l’ouverture des conditions sociales de l’action.
Ainsi se déployait une seconde tendance, sociale, enveloppée dans la souche de ce libéralisme classique, et opposée à ou en tension avec la première tendance réduite au « laisser-faire ». Ce qui opère relève, d’un côté, d’une vision idéaliste et passéiste et, de l’autre, d’une vision pragmatiste, concrète et ouverte de l’individu. C’est cette tension qui va nourrir ce que J. Dewey désignera par la « crise du libéralisme » dans le second chapitre de cet ouvrage.
Partant de cette première grande caractérisation, J. Dewey est alors en mesure de porter un diagnostic sur les raisons de cette crise qui lui est contemporaine. Ce diagnostic est fondé sur le constat d’un décalage entre les formes idéalisées de la vision libérale de l’individu et les transformations réelles du contexte en lequel se déploient les actions individuelles et sociales. Ces doctrines « notamment sous la forme du libéralisme du laisser-faire servaient désormais à apporter une justification intellectuelle au statut quo » [ALL : 101].
Ce qui, dans la première période, avait permis l’éclosion et la généralisation de conduites novatrices dont les conséquences accompagnaient les changements institutionnels, devient dans les années 20-30 un facteur de blocage. Les idées naguère en phase avec un type d’environnement deviennent des syntagmes figés qui se désolidarisent des contextes de toute activité individuelle pour se muer en étendards que l’on brandit pour revendiquer des privilèges. D’instruments de rationalisation pouvant servir à résoudre des problèmes, du moins à les formuler en des termes susceptibles d’aider leur résolution, les idées libérales deviennent des dogmes déconnectés qui s’interposent entre des conditions historiques et effectives de l’action et leurs conséquences.
Ce qui fait crise, en l’occurrence, n’est pas autre chose que la rupture des formes sociales de transaction entre un environnement qui se transforme et des idées, des croyances qui interdisent de plus en plus de percevoir ces transformations et donc d’agir sur elles ou avec elles.
J. Dewey justifie alors le caractère « rétrograde » [ALL : 102] et la conduite « absolutiste » [ALL : 103 ; 108] des défenseurs d’un « individualisme farouche » de son époque : « Les bénéficiaires du régime économique en place se regroupent dans ce qu’ils appellent des Ligues pour la Liberté afin de perpétuer la domination implacable qu’il exercent sur des millions de leurs contemporains » [ALL : 102].
L’opposition violente à tout forme de contrôle social des conditions de l’action [ALL : 103] est alors la manifestation symptomatique d’une mécompréhension de ce qu’est l’individu et des conditions qui lui sont nécessaires pour advenir comme tel par et dans ses actions. Ce mépris de l’histoire interdit à ces idéologues de tenir compte « des conditions sociales [qui prévalent] à telle ou telle période » [ALL : 104] et c’est la raison pour laquelle la liberté de pensée et d’action qu’ils défendent est devenue « formelle » ou « juridique » et non plus « réelle » [ibid.].
Ce formalisme juridique de la défense des « droits » ne fait que doubler le dogmatisme d’un discours dont les idées et les justifications sont entées sur une vision détachée des contextes réels de la vie sociale et économique, des actions et de leurs conséquences. Formalisme et dogmatisme qui rejoignent l’anthropologie imaginaire d’un individu toujours posé, là même où il importerait de reconnaître le caractère processuel et dynamique des individuations qui ne peuvent se déployer sans restaurer à nouveau les conditions sociales de l’action « dans l’intérêt du plus grand nombre » [ALL : 104 ; 109-110]. C’est précisément une telle reconstruction de l’individualisme libéral qui requiert des formes d’implication sociale de l’État ou, dans le vocabulaire de J. Dewey, « le libéralisme [à reconstruire] doit se préoccuper au plus haut point de la structure de l’association humaine car elle influe de manière positive autant que négative sur le développement des individus » [ALL : 112].
Mais il faut bien reconnaître que ce décalage, ainsi constaté et identifié, ne produit pas seulement ses effets dans les domaines économique et social. Il se traduit également par un autre obstacle lié, cette fois-ci, à la « méthode » qu’il faudrait mettre en œuvre pour tenter de sortir de cet état de crise d’une organisation sociale qui ne permet plus à l’action individuelle d’être authentiquement le vecteur d’une émancipation. Là encore, le diagnostic est clair et sans ambiguïté : « La tragédie du premier libéralisme, c’est qu’au moment précis où le problème de l’organisation sociale était le plus urgent, les libéraux n’eurent d’autre solution à lui apporter que l’idée que l’intelligence était un attribut individuel » [ALL : 117].
Il y aurait beaucoup à dire sur cette manière de poser le problème : raisonner sur l’« intelligence » et non la « raison » ; montrer que l’erreur de méthode réside dans l’assomption ontologique dévastatrice selon laquelle l’intelligence est un attribut naturel de l’individu isolé, séparé et non de l’individu en connexion, en « association » pour reprendre les formules de Le public et ses problèmes [Paris, 2010 : 102-106] [2].
C’est sans doute ici que se mesure avec le plus de netteté, chez J. Dewey, la spécificité de l’individualisme revendiqué pour un libéralisme « radical ». Il parle de « l’intelligence comme méthode » [ALL : 122] dont il propose la définition suivante : « elle consiste [...] en cette réélaboration de l’ancien par une union avec le nouveau : c’est la conversion de l’expérience passée en une connaissance, et la projection de cette connaissance dans des idées et des projets qui anticipent sur ce que l’avenir pourra apporter ... » [ibid. ; je souligne].
En quoi la méthode de l’intelligence est-elle liée à l’action sociale ? Elle est portée par l’expérience et elle réside dans la manière de traduire l’expérience révolue dans un contexte actuel qui change. Une telle traduction est connaissance en tant qu’elle autorise de nouvelles expériences qui deviennent pensables au moyen des « idées » et des « projets » à venir qu’elle dessine.
L’intelligence comme « méthode » est alors ce qui garantit la connexion continuée avec l’environnement ; elle est ce qui permet de ne pas sombrer dans l’écueil de l’abstraction qui doit se comprendre comme séparation ruineuse entre l’ordre de la réflexion — qui est l’affaire de la raison isolée et livrée à elle-même — et l’ordre des conditions empiriques de l’expérimentation ou de l’action.
Parler d’une intelligence, ici, c’est donc affirmer la nécessité et la continuité de la connexion entre l’activité de réflexion et les contextes empiriques et pratiques qui la suscitent. La sphère de l’activité humaine où cette articulation produit de tels effets de la manière la plus évidente est celle de l’enquête scientifique dans le domaine des sciences expérimentales à la fin du XIXe siècle et au XXe siècle.
Or ce qui est remarquable dans ce « modèle », c’est précisément que les possibilités de l’usage individualisé de l’intelligence sont tributaires de l’association qu’implique toute activité scientifique. Autrement dit, la division et la coordination du travail dans le domaine de la connaissance scientifique et expérimentale illustrent, pour J. Dewey, la force de ce qu’il appelle encore l’intelligence sociale comme méthode. Il est alors possible de comprendre, depuis ce « modèle », que le déploiement des capacités individuelles d’une intelligence qui est « sociale » est toujours tributaire de ces relations nécessaires.
Plus encore, cette association dans les usages de l’intelligence sociale est contrôlée par l‘exigence de lier découverte et applications pratiques. Le modèle de l’enquête dans le domaine des sciences expérimentales trouve donc sa justification de principe dans l’application. J. Dewey dit encore à son propos que cette « science » est « la méthode de l’intelligence elle-même en action » [ALL : 118].
Or ce qui fait obstacle à la reconstruction du libéralisme réside aussi dans l’appropriation abusive et illégitime, par un petit nombre, « des ressources culturelles et spirituelles qui sont, non pas le produit des individus qui les ont accaparées, mais le fruit d’un travail de coopération de l’humanité dans son ensemble » [ALL : 126]. C’est donc le même mouvement qui opère dans la sphère des ressources matérielles et dans celle des biens culturels.
Résoudre la crise du libéralisme, favoriser « la renaissance du libéralisme » — titre du troisième chapitre [ALL : 129] — supposera donc que l’on transpose le modèle de l’enquête, de l’univers des sciences expérimentales appliquées dans celui de l’action sociale organisée ; que l’on donne une réalité aux formes de la coopération — les relations, les associations. Il s’agit donc, d’employer « des moyens opposés à ceux qu[e le libéralisme] préconisait sous sa première forme » [ALL : 128].
Si donc l’intelligence sociale est bien la méthode qu’il conviendra de retenir pour sortir de la crise du libéralisme, c’est qu’elle récuse toute séparation entre connaissance et action, qu’elle inclut l’application dans l’horizon toujours pratique de ses élaborations. Faire de l’intelligence sociale la méthode, c’est reconnaître la liaison nécessaire, comme dans l’enquête expérimentale, entre l’hypothèse portée par le travail de la raison téléologique et la mise à l’épreuve, c’est-à-dire le « contrôle » [ALL : 146-147]. C’est admettre le caractère indispensable de l’expérimentation [2003 : Reconstruction en philosophie]. Ce qui n’est pas sans conséquence sur la lecture de la crise politique du modèle délibératif qui accompagne celle du capitalisme et du libéralisme des années 30. Le contrôle des hypothèses ne peut pas se limiter à la simple confrontation des opinions et à l’élaboration abstraite d’un consensus.
Le modèle délibératif porte encore l’empreinte du premier libéralisme et repose sur la conception de l’individu comme isolat faisant un usage strictement autonome de sa raison. Il admet la séparation préjudiciable de l’ordre abstrait de la confrontation des opinions et du domaine concret de leurs applications. La délibération, ainsi entendue, rend impossible toute véritable expérimentation et admet que le seul critère de validité des idées relève de la force rationnelle des arguments. On comprend, dès lors, pourquoi, selon J. Dewey, la solution à la crise du modèle délibératif n’est certainement pas la recherche d’une impartialité et d’une honnêteté plus grandes [ALL : 149]. Ce qui tient lieu d’expérimentation dans le modèle scientifique de l’enquête ne se résume pas, loin s’en faut, au terrain des « idées » ; ou alors, l’idée est hypothèse, c’est-à-dire anticipation de conséquences possibles et cette anticipation ne devient « connaissance », à proprement parler, que lorsqu’elle a subi l’épreuve de l’expérience.
Tout de même, dira J. Dewey, « Il faut absolument qu’on se rapproche de la méthode de l’enquête scientifique et de l’esprit d’invention pour imaginer et concevoir [en politique] des projets de grande envergure pour la société » [ALL : 149]. Sortir de la crise supposera d’accomplir un tel rapprochement, donc de se donner les moyens d’éprouver autrement que dans la sphère abstraite des idées la valeur pratique des projets. Alors, seulement, la place et le statut de l’intelligence en politique pourraient devenir comparables à ce qu’ils sont déjà dans les sciences expérimentales, c’est-à-dire « dans l’exercice du contrôle physique de la nature » [ALL : 150]. Et de rajouter : « Ce [contrôle] a été l’occasion d’une démonstration magistrale de ce que signifie une intelligence organisée » [ibid.].
Une telle transposition — de la science au politique — est ainsi ce qui va donner à l’idée, au projet, etc., sa véritable force de faire : « Si nous parvenons à nous emparer de cette force productive qui s’exerce à travers cette incarnation de l’intelligence, nous serons à même de faire prendre la bonne direction aux changements à venir » [ALL : 151].
Car il ne s’agirait plus de confronter abstraitement la raison avec elle même mais de mettre en œuvre, pratiquement, l’intelligence sociale avec son environnement : l’expérience. Ainsi les idées pourraient-elles s’actualiser et s’ajuster dans les transactions qu’elles suscitent avec leur environnement social. Et s’il y a un sens à parler de « contrôle », ce n’est certainement pas celui d’une maîtrise technicienne de la nature ou de l’environnement mais bien plutôt celui de la restauration d’une liaison, d’une « union » productive, entre expériences passées et conditions actuelles de l’action humaine.
Les perspectives esquissées dans la 3e conférence reposent donc sur l’idée d’une homologie possible entre deux types de l’action organisée. Le premier relève de l’enquête scientifique et il trouve une illustration exemplaire dans l’expérimentalisme propre au développement des sciences et des techniques dans les sociétés occidentales des XIXe et XXe siècles. Le second implique, cette fois-ci dans le domaine politique, tout ce qui relève d’un usage socialisé des ressources propres à une société pour les mettre au service de ses transformations, notamment pour tenter de dépasser la crise du capitalisme.
Cette homologie, pourtant, n’a rien d’évident et pour que « l’intelligence sociale » puisse se nourrir de cette « force productive » [ALL : 151] que sont ses ressources en connaissances, en expériences capitalisées, en savoir-faire, pour les orienter dans la « bonne direction » [ibid.] et soutenir les changements à venir, encore faut-il penser pratiquement une autre organisation de la coopération et de la collaboration. En un mot, il faut une nouvelle division sociale du travail. Cette homologie, pour être effective, repose néanmoins sur deux présupposés qu’on peut discuter.
Le premier concerne l’organisation et la division du travail dans le monde des sciences et des techniques pour lequel il n’est pas sûr que le principe d’égalité soit si pertinent. Les enquêtes sociologiques et historiques sur le fonctionnement des laboratoires et des institutions de recherches, par exemple, montrent à l’envie qu’il existe dans ces mondes des formes particulièrement aiguës de hiérarchie, de domination et d’exploitation ; autrement dit, que la possibilité même d’une accumulation des connaissances, si elle implique effectivement des collaborations, n’est pas incompatible avec des organisations hiérarchisées que l’on retrouve, coeteris paribus, dans d’autres univers sociaux de travail comme l’entreprise ou le monde des bureaux.
La question mérite alors d’être posée de savoir si le modèle de l’enquête qui sert de référent théorique et pratique n’est pas, plutôt, une stylisation utopique et rationnelle qui permet de penser, en termes pragmatiques, une « logique » de l’organisation des expériences de connaissance et de leurs traductions dans des effets pratiques et transformateurs de l’environnement.
Mais, et cette fois pour l’autre terme de l’homologie, à supposer que tel ne soit pas le cas, il reste encore à surmonter un autre écueil. De quelle manière est-il possible de réaliser cette transposition ? Comment le paradigme de l’enquête expérimentale peut-il servir de modèle à l’organisation de l’action sociale et politique pour donner à cette dernière une efficacité pragmatique comparable ? Comment, alors, restaurer ou instaurer le principe libéral authentique d’une égalité qui soit effective entre tous ceux qui sont impliqués dans la coopération ? Égalité sans laquelle, bien sûr, ce sont les conditions mêmes de l’émancipation par l’individuation de chacun qui s’en trouveraient menacées.
par , le 9 octobre 2014
Claude Gautier, « Reconstruire le libéralisme », La Vie des idées , 9 octobre 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Reconstruire-le-liberalisme
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[1] Il se constitue comme doctrine au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles et son premier théoricien est J. Locke.
[2] La distinction « raison »/« intelligence » peut se comprendre à partir de la place donnée à l’individu dans la manière de constituer et de mobiliser les instruments de résolution des problèmes qui se posent au cours de toute action. La « raison », telle que la suppose le libéralisme, est posée comme un attribut exclusif de l’individu isolé là où la possibilité d’en faire un usage émancipateur demeure tributaire, selon J. Dewey, des rapports d’implication de l’individu dans des collectifs, des organisations, des « publics ». Par exemple, l’innovation ou l’invention scientifique peut sans doute être attribuée à un « individu » particulier ; cependant, la possibilité d’une telle attribution reste liée à une organisation — une division — du travail, à des formes d’associations et de collaborations sans lesquelles cette « invention » ne peut avoir lieu. Parler, ici, d’intelligence, c’est donc mettre au rang des conditions déterminantes de toute action le fait que les individus ne sont jamais isolés et que c’est depuis les formes de leurs insertions sociales qu’il est possible de faire de la « raison » un véritable instrument de transformation et d’amélioration des conditions de vie.