Recensé : Bruno Trentin, La Cité du travail. Le fordisme et la gauche, Avant-propos de Jacques Delors, introduction d’Alain Supiot. Traduit de l’italien par Jérôme Nicolas. Paris, Ed. Fayard, coll. ’Poids et mesures du monde’, 2012, 444 p., 25 €.
Le livre de Bruno Trentin, qui paraît en français quinze ans après sa publication en Italie – cinq ans après le décès de celui-ci – surprend par son envergure. Le lecteur un peu averti sait l’auteur riche d’une expérience exceptionnelle d’engagements : fils d’un juriste antifasciste réfugié en France, entré adolescent dans les rangs de la Résistance française puis en Italie, il s’est ensuite engagé dans la principale confédération syndicale italienne, la CGIL. Il y a occupé des fonctions d’importance croissante : secrétaire de la fédération de la métallurgie en 1962, il devint secrétaire général de la confédération de 1988 à 1994. Communiste, il prit part aux évolutions du PCI, jusqu’à sa transformation en parti de la gauche démocratique. Mais on ne trouvera rien de mémoriel dans cet ouvrage qui montre l’autre face de l’auteur. Intellectuel passé par Harvard et docteur en droit, Bruno Trentin a publié une dizaine d’ouvrages sur le travail et les travailleurs, le syndicalisme et le conflit social. Ce livre s’inscrit dans ce terrain de réflexion. Il le retourne en profondeur pour s’attaquer à une fragilité essentielle de la pensée de gauche à la fin du XXe siècle, son échec à associer de manière prospective le travail et la citoyenneté. Pour cela, il mobilise une ample culture en économie politique, en sociologie et en histoire, afin de plonger aux racines de cette faiblesse séculaire que l’actualité ne fait que mettre en lumière.
Bruno Trentin part d’une inquiétude à voir la Gauche, à l’échelle italienne et plus largement en Europe, incapable de répondre à la crise du travail qui marque les dernières décennies du XXe siècle. Le diagnostic qu’il fait de celle-ci met l’accent sur la montée de l’insécurité croissante dans laquelle sont placés les travailleurs. Il évoque la multiplication des contrats temporaires, à durée déterminée, à temps partiel, saisonniers ou occasionnels, ainsi que les différentes formes d’externalisation juridique des emplois, combinées au renforcement d’une subordination des travaux. Il examine comment les entreprises tendent à renforcer les contraintes et les pressions sur les travailleurs, alors même que les transformations du travail, liées au développement de l’économie de la connaissance, appellent à davantage d’intelligence et permettraient de développer de nouvelles marges de manœuvre. Les ressources numériques illustrent bien le renforcement de telles contraintes, tandis qu’elles sont porteuses de possibilités nouvelles de coopération et de concertation. Face à cette dégradation, la Gauche syndicale, politique et associative ne sort pas de ses options traditionnelles. Une partie de ses forces reprend des revendications maximalistes liées à un discours de conquête du pouvoir, quand d’autres courants s’orientent vers des politiques d’accompagnement social de ces transformations. Les syndicats s’installent bien souvent dans des attitudes défensives, en retard sur les évolutions managériales. Face aux coups de boutoir libéraux lancés depuis l’époque thatchérienne en Europe, la Gauche politique ne parvient pas à proposer une alternative. Ayant perdu sa puissance critique et réformatrice, elle est devenue une force politique « sans qualité », passablement coupée de la société civile et de ses mutations, et perd peu à peu sa légitimité. Pas à pas, mesure après mesure, les États-providence tendent à se déliter et avec eux le compromis social qui les sous-tendait, fragilisant les liens de solidarité entre travailleurs eux-mêmes.
Le travail oublié
Avant d’avancer des propositions, Bruno Trentin consacre l’essentiel de son livre à élucider les raisons pour lesquelles la Gauche est frappée d’une telle inanité sur la question du travail et des travailleurs, tandis que précisément cette question est censée constituer son ancrage de référence. Il extrait les présupposés tayloriens et fordistes enfouis plus ou moins consciemment dans les traditions de Gauche. Le cœur du livre réside en effet dans la démonstration qu’en matière de travail, tout au long du XXe siècle, la pensée dominante à gauche a été inféodée aux idéologies rationalisatrices dont Ford et Taylor sont les figures emblématiques, et que cette allégeance intellectuelle est au fondement de sa disjonction d’avec les travailleurs.
Le premier niveau de la démonstration tient aux années 1960-1980. Après les deux décennies de croissance massive et de rationalisation généralisée qui suivaient la Seconde Guerre mondiale, les préconisations tayloriennes et fordistes d’organisation du travail ont été mises en cause de diverses manières selon les pays, par des luttes qui esquissaient des voies alternatives. « Une nouvelle idée de la gauche a pris corps dans le vif du conflit social (…), l’ébauche d’un projet de société qui partait du travail et de ses transformations possibles (…), une transformation des rapports de travail et de l’organisation de la société civile, sur une nouvelle législation des droits civils et des droits sociaux » (p. 81). Ces mouvements, foisonnants en Italie, portaient aussi bien sur des recompositions du travail parcellisé que sur des modes coopératifs d’organisation ou des expériences démocratiques de décision au sein des lieux de travail. Ils faisaient ressortir les façons dont les projets politiques de gauche avaient avalisé la logique rationalisatrice ainsi que la contrainte et l’aliénation qui l’accompagnent, et légitimé l’autorité patronale au sein des espaces de travail. Ils montraient comment hors des entreprises, ces projets politiques avaient reporté tous leurs efforts sur la compensation redistributive immédiate ou à longue échéance, sur l’extension progressive du Welfare State ou sur la promesse d’un gouvernement socialiste authentique.
Mais cette inventivité s’est défaite au début des années 1980. Selon des voies diverses, les courants qui la portaient ont cessé la plupart du temps de s’intéresser à la transformation du travail. En Italie, les uns ont déplacé leurs combats vers le champ strictement politique, puis, plus étroitement encore, vers l’action sociale de l’État. Ils en sont venus, par glissements successifs, à alimenter les projets néocorporatistes par lesquels l’État capte la négociation collective en la centralisant, en sélectionnant les partenaires qu’il définit comme légitimes et en sélectionnant les demandes sociales dignes d’être mises en discussion. La montée du chômage aidant, cette sélection a restreint de plus en plus fortement le champ des négociations entre partenaires sociaux au détriment du travail proprement dit. Parallèlement se développe ce que Trentin nomme la « politique sans qualité » de la gauche parlementaire, qui dissout les perspectives de transformation sociale dans les préoccupations opportunistes de gouvernement. Au-delà de certaines spécificités propres à l’histoire italienne, le livre montre comment ces choix politiques multiples ont concouru à évacuer le travail des perspectives et des débats de la gauche. La chronologie est à peu près similaire en France et dans la plupart des pays d’Europe de l’Ouest.
Retour aux sources
Suivant une démarche régressive, Bruno Trentin fait remonter sa démonstration aux premières décennies du XXe siècle, au cours desquelles la Gauche s’est fourvoyée de façon décisive dans la définition de sa politique du travail. Dès avant 1914, la méthode Taylor et les chaînes de production américaines suscitaient les premières controverses. À la même époque, les organisations du mouvement ouvrier redéfinissaient leur politique à propos du travail. Repartant des difficultés qu’avait connues Marx à penser cette question, par-delà les analyses de l’aliénation, Trentin revient sur la crise du marxisme survenue à la fin du XIXe siècle et la mise en avant, dans les débats qui marquaient le mouvement socialiste, de la question du pouvoir politique, de sa prise et de son action ultérieure. Dans les programmes d’alors, la transformation du travail s’est trouvée reportée vers un « après » lointain. Le livre revient sur la façon dont le léninisme a durci cette éviction, en adoptant le taylorisme et en le légitimant pour la construction du socialisme.
Mais Trentin examine aussi divers courants de gauche qui, à cette époque et dans différents pays d’Europe, de l’Europe centrale à l’Angleterre, s’attachaient à changer tantôt les relations de travail, tantôt l’organisation de celui-ci. Les chapitres qui traitent de la pensée de Gramsci, bien au-delà de son image un peu mythique dans la gauche française, sont particulièrement riches. On voit dans cette pensée, tout au moins à l’époque des grèves ouvrières qui suivent la Première Guerre mondiale et du mouvement des conseils ouvriers, un lien fort entre les questions politiques et les projets de démocratie industrielle, principalement tournés vers la gestion des entreprises. Mais, au fil des années de prison de 1926 à 1934, Gramsci paraît envisager progressivement l’avenir du travail lui-même dans une perspective taylorienne, étonnamment considérée comme porteuse de rationalité et d’ordre social. En se ralliant aux idées reçues sur l’acceptabilité du travail répétitif, Gramsci tourne le dos aux problématiques de l’aliénation et aux courants critiques d’analyse du travail.
Bruno Trentin relève d’autres courants qui, affranchis de l’obsession de la prise du pouvoir politique, ont visé la transformation du travail. Il présente le mouvement britannique du guild socialism, actif dans la redéfinition au début du XXe siècle d’un syndicalisme d’atelier s’émancipant des métiers avec les shop stewarts (délégués d’atelier). Il évoque des théoriciens allemands de la démocratie industrielle. Il rappelle des courants minoritaires de France, en marge du mouvement ouvrier et du monde catholique durant l’entre-deux-guerres. Il incite à réévaluer la critique de l’oppression au travail par Simone Weil, dès avant son expérience ouvrière. Les premières critiques adressées par Georges Friedmann au taylorisme dans les années 1930 recoupent cette réflexion critique. À cette époque, comme aujourd’hui, conclut Trentin, si ces expériences ou ces courants sont restés d’une portée limitée, il était néanmoins possible que se constitue à gauche une politique visant à changer le travail.
Repenser le contrat de travail
Au-delà de ces moments historiques, les derniers chapitres du livre reviennent sur la déficience qui a durablement marqué la pensée socialiste. En reportant la libération du travail à la fin ultime du processus d’émancipation, celle-ci se rend impuissante à peser sur le problème qui hante maints conflits sociaux et, plus largement, la vie des travailleurs. À ces occasions ressort sans cesse la contradiction intrinsèque au contrat de travail, entre l’achat de travail considéré comme une marchandise quantifiable et la prise de contrôle par l’employeur de personnes concrètes. Au droit d’échange s’oppose le droit des personnes, au travail comme bien le travailleur comme individu. Citoyen participant au gouvernement de la cité, celui-ci est privé de l’essentiel de son droit individuel à participer aux décisions prises sur son travail. L’action collective n’intervient que comme un palliatif à cette contradiction exacerbée par la crise du travail. On le comprend, il n’y a pas pour Bruno Trentin de relance d’une gauche moderne sans prise à bras le corps de cette contradiction.
Il est donc urgent, écrit l’auteur, de repenser en termes juridiques le contrat de travail, en articulant à l’échelle individuelle la détermination des conditions d’emploi et la définition du travail à effectuer. Plutôt que de défendre les aspects corporatistes de l’État-providence, il convient de réformer celui-ci afin de développer ce que le livre nomme une « société solidaire des opportunités », avec le concours des institutions publiques, des communautés locales, des associations et des entreprises privées. Il s’agit d’affronter les problèmes touchant à la formation, la protection sociale face à l’allongement de l’espérance de vie active et surtout face à la fragilisation de la situation des travailleurs. En resserrant la focale, Trentin revient sur l’importance centrale d’un renouvellement du lien entre droit des citoyens et droit du travail. Hostile aux aides publiques compensatoires à la destruction du travail, très critique vis-à-vis des thèmes de la fin du travail qui, à gauche, ont depuis fait long feu, il prône la refonte des modalités de participation aux décisions qui définissent le travail. Il propose en particulier que l’ouvrage à réaliser fasse l’objet d’un contrat dont les termes pourraient être repensés grâce aux nouvelles possibilités d’information et de coordination, avant que soient fixées les règles de son exécution et son financement. Enfin il suggère de recomposer sur cette base l’intervention de la solidarité collective destinée à favoriser une relance de la dynamique de l’emploi.
Dans une brillante introduction au livre, Alain Supiot reprend la nécessité pour la Gauche de faire un retour critique sur ses fondements, suivant l’argument de Bruno Trentin, et de rétablir le travail au cœur de sa politique. Il souligne l’actualité des analyses exposées dans le livre. D’une certaine façon, les débats récents à l’échelle européenne, sur la flexi-sécurité d’un côté, sur la qualité de la vie au travail d’un autre côté, confirment la vivacité des problèmes et des réflexions. Toutefois, la distinction des deux domaines, l’emploi et le travail, apparaît comme un des obstacles au changement de paradigme auquel appelle cet ouvrage. Sans ce changement, qui passe par une redéfinition de la place du travail dans la cité, les politiques de gauche resteront partagées entre l’accompagnement « palliatif » des politiques libérales et la protestation inefficace des courants radicaux. On pourrait ajouter que les sciences sociales ont leurs contributions à apporter à cette refondation de perspectives politiques du travail. Les angles morts de l’histoire en la matière ou les fragmentations de la sociologie en sous-disciplines, pour ne parler que de ces deux branches, indiquent autant de chantiers pour lesquels les analyses de Bruno Trentin sont une belle invitation.