Eminem, comme des millions d’Américains, se fournit très tranquillement chez son pharmacien. À l’heure où le pays s’interroge sur l’avenir de sa santé, l’artiste inspiré révèle ainsi les panacées inavouées de la société américaine et jette une lumière criarde sur la question de la dépendance dans l’Amérique d’aujourd’hui.
Eminem, l’un des artistes les plus surprenants de l’Amérique d’aujourd’hui, a sorti il y quelques mois son nouvel album, « Relapse » (la rechute), dont la jaquette révèle le propos : des centaines de pilules du bonheur multicolores (Ambien, Valium, Seroquel, Xanax, Lunesta, Percodan, Vicodin…) dessinent son visage. Elles rappellent certes les sucreries ludiques « M&M’s », à l’origine du nom du rappeur [1], mais leur séduction et leur apparence anodine sont un leurre, celui qu’Eminem raconte. Ces textes sont en effet la relation de sa longue traversée d’un outre-monde narcotique, débuté à la mort violente de son meilleur ami. Après des années de toxicomanie chronique mais relativement contrôlée, Eminem sombre en effet en 2006 dans les profondeurs de l’ailleurs clinique, la mescaline de l’Américain moderne : une ordonnance d’anxiolytiques toujours plus longue, une malédiction prescrite au nom du refus de la douleur et détournée par le patient au nom du refus de sa propre vie dans le monde tel qu’il est. Le rappeur torturé s’inscrit donc, semble-t-il, dans l’univers volontiers décadent du rock and roll, dans lequel des artistes maudits ne peuvent vivre et créer qu’en transe chimique et dont l’esprit est toujours vivace outre-Atlantique.
Ainsi, alors que l’on fête l’année 69, contestataire par essence, Woodstock est érigé en lieu de mémoire, métonymie idéalisée d’une décennie, mais on oublie qu’à son issue, trois de ses hérauts, Jimmy Hendrix, Janis Joplin et Jim Morrison sont à quelques semaines d’intervalle, morts d’overdose [2]. Deux ans plus tôt, le titre prophétique de Lou Reed “Heroin” devenait l’hymne ambigu de ceux pour qui la drogue est « la mort » mais aussi « la femme et la vie ». Cette consommation psychédélique d’une jeunesse majoritairement blanche n’est pas de même nature que la toxicomanie qui, fruit de la misère et de la violence sociale ravage depuis des décennies les populations les plus fragiles, la communauté noire en premier lieu et dont certains destins illustres (Billie Holiday, Charlie Parker, Marvin Gaye, Ray Charles, Whitney Houston…) furent les miroirs tragiques. « Choisir » [3] de vivre « en poète » plutôt stoned que straight et répondre ainsi à l’anxiété existentielle imposée par ses semblables est l’expression d’un « blues blanc » partagé notamment par les foules sous acides réunies en août 1969. Pour les partisans de ce recours politique à la drogue, outil comme un autre d’un arsenal révolutionnaire, il s’agit moins d’une aliénation volontaire que d’une condamnation de l’ordre muselant des puissants. La posture toxicomane est alors celle de la dissidence : « Fuck it ! » [4].
Si l’esprit de désobéissance civile demeure inchangé depuis les pèlerins hallucinés de Woodstock jusqu’à Eminem, la pharmacopee d’Eminem a radicalemet changé de nature : antidépresseurs, anxiolytiques et analgésiques légaux ont remplacé marijuana, barbituriques et cocaïne d’antan. Il s’agit là d’une surprenante substitution. Si le LSD devient la drogue la plus populaire dans la jeunesse dans les années qui suivent son interdiction, c’est justement parce qu’il est devenu illicite donc subversif. Acheter ou consommer ces drogues pouvait mener droit en prison. Eminem, comme des millions d’Américains, se fournit lui très tranquillement chez son pharmacien. Quel est alors le sens d’une rebellion sur ordonnance ?
À l’heure où le pays s’interroge sur l’avenir de sa santé, l’artiste inspiré révèle ainsi les panacées inavouées de la société américaine et jette une lumière criarde sur la question de la dépendance dans l’Amérique d’aujourd’hui.
« Le démon du mal est l’un des instincts premiers du coeur humain » (Edgar Allan Poe)
Avant d’être associée au milieu underground des musiciens new-yorkais dans l’entre deux guerre, à la « Beat Generation » des années cinquante et au mouvement contestataire des années soixante et soixante-dix, le recours aux substances psycho-actives pour exprimer son être tourmenté au monde fut l’un des ressorts fondamentaux du romantisme européen du jeune XIXe siècle. Reprenant des pratiques dites « ancestrales » et exotiques, nombre d’artistes firent alors l’expérience de la transe et de la démence : le véritable poète « boit de la gaîté, fume de l’oubli, et mange de la folie » comme l’écrit en 1843 Théophile Gautier [5]. La liste est longue de ces peintres et poètes qui ont décliné une esthétique de la drogue, dans un rapport toujours étroit avec la transgression de la prohibition, se drapant ainsi dans la posture du solitaire et du hors-la-loi [6]. Souvent présenté comme une forme de dandysme, un ample mouvement, né de la Révolution française mais qui se déploie jusqu’à la première guerre mondiale, fait de l’hallucination personnelle une retraite et une alternative à la vie en société. Les États-Unis de la contestation ont été profondément influencés par cette forme de dissidence poétique et, si le travail et la vie du rappeur Eminem expriment son imprégnation viscérale dans la tradition culturelle afro-américaine [7], il est également l’interprétation de ce courant littéraire du romantisme européen et plus précisément encore, anglo-saxon.
Eminem : 3 A.M.
Avec un certain sens de la coïncidence historique, « Relapse » sort ainsi l’année du bicentenaire de la naissance d’Edgar Allan Poe dont l’œuvre est marquée par le thème du double, de la présence terrifiante de l’instinct meurtrier de l’homme agi par ses démons insoupçonnables. La drogue est alors le medium ambigu qui permet d’accéder à son autre soi. Dans nombre de ses chansons, Eminem se place dans un même univers d’épouvante pseudo gothique qui mêle rire sardonique, meurtres sanguinaires et théatralisation de l’obscurité dans laquelle l’homme moderne fait inéluctablement un pacte avec le diable.
L’enfer sur terre pour Eminem, ce sont les rues désertes de sa ville d’adoption, Detroit, l’avant-garde de l’Amérique déliquescente des marges. Paysage de ruines industrielles et lieu même de la dilution du rêve américain promis par les grandes firmes automobiles, c’est une interzone crépusculaire, à l’image de son esprit. Enfant de la ville la plus ségréguée des États-Unis, né sans père et élevé par une mère toxicomane, il veut personnifier, en poupées gigognes, la décadence de sa famille, de l’underclass blanche, de sa ville et du pays d’en bas. En exergue du vidéo-clip de « Beautiful », entièrement réalisé dans l’espace apocalyptique de la capitale du Michigan, il rappelle que, jadis, sa ville était « la plus grande ville industrielle du monde » (Voir : http://www.youtube.com/...). La vision qu’il offre de son monde est dominé par l’angoisse. Lorsqu’il nomme Detroit « Amityville » en référence à un film d’horreur ou lorsqu’il en fait un ailleurs d’apocalypse dans lequel des hommes zombis ne sont plus que des ombres, il offre une critique puissante de la réalité sociale des années 2000, d’autant plus qu’il n’épouse pas les règles de la représentation exacte de la réalité.
Eminem : Beautiful
Pour survivre dans ce monde absurde d’artifices et de déshumanisation, Eminem répond par la réhabilitation de l’étrange et la pleine jouissance de son intimité psychique. Sa surconsommation de drogue, débutée à l’adolescence, était, dans son œuvre antérieure, une pathologie burlesque dont il retranscrivait les manifestations grotesques et terrifiantes au grand plaisir de son public. Car ce n’est qu’intoxiqué qu’il donne la pleine mesure de son exubérance. On retrouve ainsi dans « Relapse » ses pitreries habituelles de joyeux luron extravagant qui tourne en dérision la notoriété factice de starlettes vendues comme des produits de consommation. Avec dérision, il n’hésite pas à se mettre au centre de cette dénonciation carnavalesque des artifices du monde moderne (Voir « We made you »). Déguisé, faisant le pitre à chaque apparence, il est bouffon et ménestrel, de ces désespérés dont on aime qu’ils aient l’alcool blagueur. Dans le titre « Beautiful », il singe les naifs : « Ahhhh Marshall vous êtes si drôle ! Vous devriez être comédien bon dieu ! Malheureusement j’en suis un, je me cache juste derrière les larmes d’un clown » [8]
Eminem : We Made You
Son interprétation loufoque d’un personnage de clown beckettien est donc son premier masque, la toxicomanie morbide en est un second. Seuls les cachets lui offrent la métamorphose et donc l’ataraxie (indifférence aux souffrances du monde). À la fois marchand de sable et tueur en série, il transforme l’Amérique en cirque et en simulacre funèbre. Parce qu’il est de surcroît immensément talentueux, sa subversion guignolesque des codes de la bienséance lui ont assuré un succès phénoménal dans une industrie musicale qui n’aurait jamais parié un cent sur la réussite d’un rappeur blanc.
Le rappeur est certes blanc mais créolisé par son immersion dans la culture noire dont il emprunte l’ironie et le goût du music hall, il y ajoute l’arrière-plan raciste de la société blanche. Puisqu’il est fou à lier, il peut révéler les secrets de famille. Plus étonnant encore, il offre à la bourgeoisie une incarnation caricaturale de ses fantasmes sociaux qui, bien que tabous, continuent à structurer son discours. Il transpose ainsi le mythe sudiste du Noir ensauvagé violeur de femmes blanches à son personnage qui, à la nuit tombée, viole et assassine en effet d’innocentes blondes. Entre deux crimes, entre deux rires, il avale un cocktail de toutes les drogues disponibles sur le marché. Puisque l’on dit des zonards dans son genre qu’ils devraient avoir honte d’être encore plus dégénérés que les Noirs, alors il joue sur le registre du misérabilisme le plus pathétique, de celui qui met mal à l’aise. Les bien-pensants nomment « fous » les marginaux ? Il sera l’aliéné. Ils considèrent « trash » le petit Blanc des taudis et appellent « junkie » le drogué (trash et junk signifiant ordures, déchets, rebuts) il se présente crânement comme la plus nocive des raclures de l’Amérique. Ainsi s’ouvre son titre « Crack a bottle » :
« Et maintenant Mesdames et messieurs/ Le moment que vous attendiez tous/A ma gauche, pesant 80 kgs/Détenteur du record de 17 viols, 400 agressions et 4 meurtres/ L’imbattable, la plus diabolique de toutes les crapules du monde :/ Slim Shady ! »
Dans ses textes et ses vidéoclips, il est donc le possédé, le monstre et le barbare, cet être mystérieux qui terrifiait les lecteurs de « Double assassinat dans la rue Morgue ». Le rire cède souvent place à la terreur : les échappées imaginaires du rappeur racontent les assassinats sanguinolents qu’il commet lorsqu’il devient Mr Hyde. Dans sa chanson « 3 heures du mat », il articule drogue et instinct meurtrier :
« Au Ramada Inn, je ne compte que sur mes pilules/ A tel point que je fais tourner mon doigt dans le fond du flacon et le lèche pour ne pas en manquer un bout/ Je me réveille au McDonalds, imprégné de sang/ Des corps inertes derrière le comptoir/ J’ai du m’évanouir à nouveau/ Non, pas encore ! »
Bien qu’il ne soit pas un enfant de la bourgeoisie comme le furent les « Hashischins », il revendique l’usage de la drogue comme « potentialisation de la créativité, un thème « au cœur de la production culturelle de l’underground américain » [9] dont les espaces moribonds désindustrialisation sont les principaux foyers.
Au début des années 50 aux États-Unis, une nouvelle génération contestataire a en effet cherché à ériger les drogues en outil d’émancipation personnelle et de dissidence morale. Refusant les ruses subliminales de la domination sociale, ils deviennent volontairement des déviants, des « outcasts ». À l’asservissement que l’ordre bourgeois promet à sa jeunesse, les poètes Jack Kerouac, Allan Ginsburg, et à la marge, William Burroughs ou Aldous Huxley opposent l’errance, la bohème, la benzédrine et surtout l’écriture et la musique. Bien avant qu’elle soit associée au mouvement hippie californien, la tentative psychédélique de rendre le monde vivable en en altérant la perception est la quête d’une génération qui étouffe dans l’après-guerre glorieux d’Eisenhower. Les champignons hallucinogènes (le psylocybine en particulier) et la mescaline des Indiens d’Amérique centrale (le peyote) sont avec le hashish et la marijuana les premiers ingrédients de la révolution contre-culturelle. En 1954, dans Doors of Perception, l’écrivain Aldous Huxley, fasciné par l’œuvre du peintre romantique William Blake [11], raconte son expérience de la mescaline, quasi métaphysique, qu’il poursuivra ensuite avec le LSD afin d’atteindre une extase plus grande encore [12].
En 1959, l’écrivain Ken Kesey (auteur entre autres de Vol au dessus d’un nid de coucou) découvre lui aussi la joie illicite du LDS et, entouré d’un groupe d’amis appelé les « Merry Pranksters » (les joyeux lurons), décide d’aller au bout du delirium tremens en organisant des soirées dites « Acid test » malgré la surveillance malveillante du FBI d’Edgar Hoover. Quelques années plus tard, Timothy Leary, jeune diplômé de Harvard, propose d’ériger la consommation de LSD en libération mentale collective et son ouvrage Mémoires acides (1964) est la bible de toute la mouvance psychédélique, symbolisant l’avant-garde de la contestation des années soixante. L’ingestion de drogueshallucinogènes est un pied de nez au « calvinisme pharmacologique » de bon aloi qui veut qu’un bon chrétien – américain – supporte la douleur et même y trouve le salut. La génération née après la guerre veut entrer en communion avec le cosmos, refaire le monde et rire. Cet idéal est alors chanté sans périphrase par Joni Mitchell : « Acid booze and ass/ Needles guns and grass/ Lots of laughs…lots of laughs » [13] (des acides, de la picole et du cul/ des aiguilles, des flingues et de l’herbe/ Beaucoup de rires….beaucoup de rires).
L’exhibition des tourments est, dans la tradition romantique, une part essentielle de la révolution poétique et morale qui se dessine alors depuis une décennie. Le corps est révélé dans toutes ses potentialités et les « trips » hallucinogènes sont au même titre que la sexualité, des expériences libertaires à révéler et à dire. L’année de Mémoires acides, celle de l’élection de Lyndon Johnson, le poète William Burroughs publie « Junky », récit de ses expériences héroïnomanes. Cinq ans plus tard, il écrit son texte le plus célèbre, « Festin nu » ; ces deux ouvrages sont des « sous-textes » éclairants pour une mise en perspective de « Relapse ». Avital Ronnel en évoque sans le savoir la raison essentielle lorsqu’elle souligne que « le festin nu témoigne d’un effondrement de la frontière entre drogue et obscénité » [14]. En effet, burlesque et loufoque, l’œuvre d’Eminem est marquée comme celle de Burroughs par la conviction que le monde est un carnaval, une vaste farce et qu’il n’est de réalité que ce que les puissants ont intimé de croire. Il ne faut donc pas hésiter, avec force jurons, à vociférer que l’on n’est pas dupe, quitte à « choquer le bourgeois ». Certaines lignes du poète des années 50 pourraient littéralement être celles du rappeur : « Entrez, entrez trouducs et trouduchesses, et amenez vos petits trous, un spectacle pour les jeunes et les vieux, les belles et les bêtes, seul et unique au monde ! » [15]. Seule la drogue et le détachement du corps permettent de refonder les comportements sociaux et le nouvel homme de la révolution en cours [16].
Eminem emprunte également à Burroughs et à ses contemporains l’idée qu’il n’y a pas plus grand drogué et malade que l’Amérique elle-même. Ce virus diabolique qui déglingue la raison, c’est la société qui l’inocule, à force de lavages de cerveau médiatique et de mensonges politiques. Eminem, momentanément sobre est incontestablement un trublion dissident de notre époque et il est symptomatique que sa descente aux enfers corresponde à l’interminable second mandat de George Bush. Le rappeur de Détroit a toujours présenté l’ancien président comme l’engeance maléfique qui volait l’âme de l’Amérique [17]. Il reprend la tradition des mazarinades célèbres des années Johnson. « Combien as-tu tué de gars aujourd’hui LBJ ? » ou encore le « Mr Jones » de Dylan [18]. Norman Mailer disait avec crainte en 1967 que le LSD « bombardait le passé ». On surnommait cette drogue libertaire la « bombe atomique de la conscience », seul analgésique capable d’étouffer les bombardements au napalm sur le Vietnam.
Dans le même esprit, les textes engagés d’Eminem évoquent l’égarement mortifère des dirigeants du pays, cette fois en Irak. Au début des années 2000, une bonne part de l’élite conservatrice dénonça d’ailleurs son indécence, ses excès de langage (sexistes, homophobes [19] mais surtout ses diatribes anti-Bush). Son cas fut débattu devant une commission du Sénat présidée par John McCain qui tenta de le censurer [20]. Le rappeur continua néanmoins à dénoncer la pathologie américaine : « c’est nous qui avons crée ce monstre [Bush], ce lâche/ qui lui avons donné le pouvoir »
Bye Bye Blues !
Le passage du LSD au Prozac est l’un des tours de passe-passe les plus remarquables du partenariat politico-pharmaceutique américain de ces dernières décennies. Ce glissement est en effet un contre-héritage des années soixante, la réponse des tenants de l’ordre à la révolte : au moment même des prémices de la contestation culturelle, l’industrie pharmaceutique généralisait aux États-Unis la prescription de drogues dites « légales » pour parents dépassés et employés surmenés.
Comme le démontre Andrea Tone dans son étude, The Age of Anxiety, la mise sous sédatif de la nation américaine dès les années 50 fut une opération millimétrée. L’auteur reprend à juste titre le nom du poème de W. H. Auden, écrit en 1948, qui décrivait l’âge nucléaire comme un « âge de l’anxieté », les hommes s’interrogeant sur le sens pris désormais par la vie. L’après-guerre est en effet une période de confusion des sentiments lors de laquelle une coalition d’hommes politiques et d’hommes d’affaires auraient organisé et favorisé la démocratisation de l’homo syntheticus afin de « calmer » les esprits agités. Selon Andrea Tone, depuis la firme Miltown dans les années 50 jusqu’aux groupes pharmaceutiques d’aujourd’hui, il s’est agi d’inciter à la consommation « thérapeutique » de masse. Usant habilement de la dialectique licite/illicite, l’Amérique condamne alors d’autant plus les drogués qu’elle prescrit à tour de bras. Jouant avec les règles du jeu, elle fait de cette contradiction « la condition même de la reproduction du jeu social » [21]. Deux traditions antinomiques de l’usage des drogues se sont des lors développées aux États-Unis : les « paradis artificiels » sont simultanément l’expression d’une marginalité subversive pour les uns et de conformité pour les autres : LSD pour les premiers, Prozac pour les seconds. Un seul mot en anglais : « drug ».
Il ne doit plus être possible désormais de se procurer de substances illicites sans avoir recours à la prescription. Cela permet la criminalisation du mouvement de contestation de fractions importantes de la jeunesse », tout en mettant « en condition l’opinion publique » par l’accompagnement de politiques répressives par une « médicalisation de la prise en charge » et un déplacement de la culpabilité [22]. Si la drogue est obtenue convenablement, alors l’individu n’est pas un drogué mais un patient. Les drogués deviennent eux davantage des délinquants que des malades.
The Rolling Stones : Mothers Little Helper Rolling Stones
La clientèle est alors ciblée et ce sont les mères de familles (à qui échoit le devoir de tenir à bout de bras le modèle parfait de la famille et de l’American way of life) qui sont les premières concernées. Rien de tel en effet qu’un petit anxiolytique pour calmer les frustrations pavillonnaires de l’Amérique des trente glorieuses. Les benzodiazépines deviennent le petit remontant privilégié des épouses des suburbs [23] comme le chantent les Rolling Stones dans « Mother’s Little Helper » révélant alors secret de polichinelle : le recours à un petit comprimé jaune.
Le modèle économique de l’après guerre, généralisant la culture de l’acquisition des biens sans entraves, mène à la réduction du psychotrope à un produit de consommation comme un autre et les magazines féminins sont alors remplis de publicités pour les différentes pilules magiques [24]. Les tranquillisants en tout genre connaissent un succès fulgurant dès la fin des années 60. À force de stratégies commerciales efficaces (l’arrivée du Valium sur le marché en 1963, du Xanax en 1981 et du célèbre Prozac en 87, surnommé « BBB », Bye Bye Blues) une course aux armements s’est déclenchée entre les drogues légales toujours plus universelles (après les femmes, c’est chaque partie de la population qui peut obtenir sa prescription sur mesure) et une population d’usagers qui, à la différence de celle des années 60 et 70, n’a pas les moyens d’avoir recours à un médecin complaisant. En d’autres termes, les produits « calmants » et « dopants » avec lesquels Eminem s’est abruti sont ceux que l’on pensait être l’antidote à la révolte [25].
Alors que la contestation s’évanouit à l’orée des années soixante-dix, le gouvernement Nixon met la dernière main à un processus prohibitionniste qui devait rendre impossible la subversion par la drogue. La loi sur les stupéfiants de 1970 oblige les laboratoires pharmaceutiques à surveiller leurs productions pour éviter tout détournement d’usage et organise un strict classement des drogues afin de réglementer la consommation domestique [26]. On « soigne » l’angoisse de ceux pour lesquels il ne s’agit que d’un disfonctionnement cérébral passager mais on dénonce celui qui est moralement déviant. Cet autre drogué est hors la loi.
L’opposition symbolique entre ces deux consommations et le mensonge du discours prohibitionniste furent spectaculairement mise en scène lorsqu’en 1973, un Elvis Presley bouffi aux barbituriques prescrits par son médecin participa à la campagne dite de « guerre à la drogue » déclarée par Nixon [27]. Il y dénonçait sans ciller les actes « anti-américains » des intoxiqués aux cheveux longs qui prétendent s’opposer à l’establishment. On met en scene l’opposition entre le heartland authentique et les côtes moralement corrompues. Dès le milieu des années 70, alors que la misère grandissante des exclus du système de soin rend visible les ravages des drogues dures dans les bas-fonds du pays, que l’on commence à blâmer les libéraux pour une permissivité qui aurait perdu l’Amérique, il n’est plus concevable d’avoir un usage récréatif et engagé des stupéfiants. Jusqu’à Eminem, il y a donc la drogue convenable des mères de famille et des cadres surmenés et la came ignominieuse des hippies en tout genre, des asociaux dont depuis les années 80, horresco referens, les fumeurs de crack afro-américains. [28]
On peut alors penser que la stratégie de Nixon, une mise en dépendance légitime de toute une partie de la population est parvenue avec succès à désamorcer la subversion et à vider tout recours aux stupéfiants de sa charge politique éventuelle. Certes, les derniers hippies et les rockeurs modernes consomment marijuana et cocaïne et toute une panoplie de pilules se généralisent parmi les jeunes en quête d’extase. Mais plus personne ou presque dans la culture mainstream américaine ne brandit publiquement une feuille de ganja ou ne revendique sa consommation comme le faisaient romantiques et contestataires américains : comme une résistance et une gifle aux puissants. La sédation chronique de la classe moyenne est elle entièrement admise voire légitimée : ainsi, personne ne s’émeut que l’une des séries télévisées les plus populaires du moment (en France comme aux États-Unis), « Dr. House », relate les exploits d’un médecin pharmaco-dépendant au Vicodin (opioïde dérivé de la codéine), l’analgésique dont Eminem a lui aussi abusé. Le monde médical commence à peine s’émouvoir de la présentation très anodine qui est donnée de la drogue dans cette série [30]. Les États-Unis ont donc cette particularité extraordinaire consistant à créer des milliers de toxicomanes sur ordonnances, soulignant l’inquiétante inféodation des médecins américains aux laboratoires du « drug business ». La consommation de la ménagère est toujours privilégiée et, pendant la dernière campagne présidentielle, Cindy McCain dut révéler, comme le fit jadis Betty Ford, qu’elle fut longtemps accro aux comprimés au point de les voler dans les soins de première urgence de son association caritative [31].
La réaction conservatrice après l’agitation des années soixante semble donc avoir parfaitement fonctionné. La crise économique de la fin des années soixante-dix et le discours reaganien a achevé de reléguer la toxicomanie à la marginalité répréhensible, celle des minorités périphériques à l’Amérique authentique (les Noirs, les homosexuels et surtout les indigents). Dans le même temps, des mères coupables et conditionnées deviennent les premiers dealers de leurs enfants : « Relapse » raconte la grande rechute de l’Amérique et le caractère illusoire de son sevrage : plus encore que dans les années soixante, l’Amérique est une grande droguée et ce sont les mères de familles formatées par une morale étriquée qui les intoxiquent. Reprenant la mise en cause classique chez lui de sa propre mère décadente, Eminem ajoute que sa dépravation sociale et physique est, plus que le fruit de ses gènes, le résultat de son éducation. C’est sa mère, chante t-il, qui lui donna des sédatifs dès son âge le plus tendre afin de le calmer. Sur une mélodie presque enfantine, il raconte dans le titre « My mom » :
Ma Mère adorait le Valium et plein de drogues
Et c’est pour ça que je suis comme je suis, parce que j’suis comme elle
Parce que ma mère adorait le Valium et plein de drogues.
Eminem : My mom [traduction]
Il ne fait aucun doute que Debbie Mathers (sa mère) était dépendante aux médicaments et qu’elle dut combattre toute sa vie contre son addiction et les récits d’Eminem qui la décrivent comme son premier dealer semblent plus fondés que nombre de ces outrances matricides habituelles. Sous l’apparence d’une énième provocation, il révèle ainsi brutalement une réalité partagée en silence par l’Amérique blanche des banlieues modestes et tranquilles. En effet, certaines mères américaines ont depuis les années 80 recours aux amphétamines pour réguler l’humeur de leurs enfants lorsqu’ils sont jugés « sur-actifs ». Cette pilule de l’obéissance, nommée Ritalin, a vu sa consommation exploser de 600% entre 1989 et 1995 et l’on estime que dans certains États américains, 10 à 15% des enfants sont ainsi mis sous camisole chimique [32].
Aujourd’hui, près de 9,5 millions d’enfants sont traités par cette molécule et, bien souvent, on complète le traitement avec d’autres psychotropes. L’histoire racontée par Eminem résonne donc sans aucun doute aux oreilles d’une bonne partie du pays. Il fut précédé en cela par le chanteur Kurt Cobain dont le groupe Nirvana (sic) fut très populaire au début des années 90. L’artiste, consommé par sa toxicomanie et qui se suicida en 1994, avait été lui aussi un enfant sous Ritaline.
Le contempteur le plus remarquable de l’Amérique bourgeoise est donc un monstre engendré par cette dernière : Eminem est le rejeton de cette génération de femmes mises sous anxiolytiques dans les années glorieuses, afin qu’elles assomment leurs frustrations et contiennent celle de la jeunesse. L’anxiolytique est l’antidote à la révolte, leur dit-on, la clé pour que leurs enfants ne deviennent pas des sauvageons insolents.
Le rappeur réussit donc le tour de force d’incarner cette mystification historique. Retournant l’arme de l’accusateur public contre lui-même, il transforme la posologie thérapeutique en cocktail létal. Avec lui, le malade dépendant devient rebelle et anarchiste. « Ce n’est pas un secret, j’ai eu un problème de drogue. Si je devais vous donner le nombre de Vicodin que j’ai pu prendre dans une journée ? Quelque chose entre 10 et 20. Valium, Ambien, les chiffres sont tellement élevés, je ne sais même pas ce que j’ai pris » [33].
Dans son titre « Underground », Eminem décrit sa paralysie sociale, celle de toute une génération brisée errant dans l’univers glauque de l’Amérique désoeuvrée. En son nom, il ne peut qu’exprimer dégoût, angoisse et dérision face un pays qui regarde ailleurs. Dans son Michigan natal, la politique sécuritaire des années Nixon et Reagan a entraîné la généralisation de drogues « maisons » aux effets ravageurs dont en particulier la méthamphétamine, qui est aux pauvres Blancs ce que le crack est aux Noirs. La pratique s’est ensuite répandue comme une traînée de poudre dans tout le cœur du pays. On estime que 12 millions de personnes, parmi la classe laborieuse du Midwest, consomment aujourd’hui cette substance bricolée à partir d’engrais agricole ou de détergents [34]. Nouveau fléau de l’Amérique blanche et rurale, le « crystal meth » est la panacée tragique des naufragés [35]. Il est aussi une illustration tragi-comique des politiques de santé publique aux États-Unis qui, sans soigner les 23 millions de malades toxicomanes sans thérapie aujourd’hui [36], incarcèrent massivement les Noirs et ignorent les dépendants pauvres. La toxicomanie domestique a atteint un tel degré qu’une campagne de prevention diffusée sur les écrans americains met en garde les parents : un enfant américain sur cinq aurait déjà subtilisé les médicaments prescrits pour ses parents. On se drogue aujourd’hui avec ce que l’on trouve dans l’armoire de la salle de bain et certains artistes sont aujourd’hui notoirement en danger de mort par overdose de… sirop pour la toux ! [37].
On compare souvent Eminem à Elvis et à plusieurs reprises dans Relapse, il s’identifie lui-même à la star intoxiquée et grotesque qui fait de « la musique de Noirs ». Pourtant, il apparaît que leurs positionnements sont diamétralement opposés dans le spectre moral de l’Amérique moderne : au premier la négation fallacieuse des dépendances du pays, au second, une explicitation hyperbolique et outrancière du mal de toute une génération et de son besoin inassouvie de subversion. La santé mentale de l’Amérique est en débat et, pour ceux qui n’auraient pas saisi le message d’Eminem, ou qui méconnaîtraient encore son art, la sortie de « Relapse 2 » est attendue pour le 16 novembre 2009.
Sylvie Laurent, « Rebelle sur ordonnance : Eminem ou l’Amérique intoxiquée »,
La Vie des idées
, 23 octobre 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Rebelle-sur-ordonnance-Eminem-ou-l-Amerique-intoxiquee
Nota bene :
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Eminem en est la contraction phonétique (EM en EM).
[2] Hendrix est mort le 18 Septembre 1970 ; Janis Joplin le 4 Octobre 1970 ; Jim Morrison le 3 juillet 1971.
[3] Bien que cet article contienne en arrière-plan l’idée que la toxicomanie peut-être comprise comme une « rébellion », il ne s’agit en aucun cas de « romanticiser » ou de réhabiliter les addictions subies motivées par la désespérance et la misère. On s’attache ici au recours « poétique » aux substances.
[4] On peut traduire par « rien à foutre ». Eminem chante lui l’équivalent, « Fuck off » : « va te faire foutre ».
[5] « Le Hashish », La Presse, 10 juillet 1843. Cité in Michel Hautefeuille, Dopage et vie quotidienne, Payot, Paris, 2009.
[10] Titre d’un article de Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale II, Plon , 1973.
[11] La « folie » libertaire du peintre, acte de rébellion pure, « a inspiré tour à tour, la Beat Generation (1), Dylan, Morrison, Patti Smith sans oublier le Dead Man de Jim Jarmush en 1995 », Dominique Poiret, Libération, 30/04/09.
[12] C’est à la lecture de son ouvrage que le chanteur tragique Jim Morrison décide de nommer son groupe « The Doors ».
[13] Cité in Nicholas Knowles Bromell Tomorrow Never Knows Rock and Psychedelics in the 1960s, University Of Chicago Press 2002.
[18] Dans son titre de 1965 « Ballad of a thin man », Dylan s’adresse à un certain Mr Jones qui semble ne pas entendre le pays qui gronde et dont on pourrait penser qu’il s’agit du président Johnson lui-même.
[19] Eminem a sans conteste parsemé ses textes d’insultes homophobes sans que l’on parvienne toujours à séparer l’ironie de la discrimination. Son amitié avec le chanteur gay Elton John qui l’aida à se soigner pendant sa descente aux enfers brouille encore son positionnement sur la question.
[23] « Le Valium, premier médicament à rapporter plus de 100 millions de dollars, c’est le poison secret des femmes qui ne peuvent plus faire face », Site de Pierre Henri Castel.
[24] Voir Choire Sicha, “Sédation Nation” , Bookforum.com, Mai 2009.
[25] En français, on peut se référer à Michel Hautefeuille, Dopage et vie quotidienne, Payot, Paris, 2009.
[26] Voir Kelly Boyer SagertThe 1970s American popular culture through history Greenwood Press, 2007.
[27] Après une rencontre en décembre 1970 avec le président américain à la maison blanche, Elvis lui écrivit publiquement pour condamner la culture de la drogue, anti-américaine, véhiculée notament par les Beatles. Voir : http://usgovinfo.about.com/library/weekly/aaelvisa.htm
[28] La politique sécuritaire de contrôle de la population noire par la répression ad hoc du crack mériterait un article à lui seul. On peut se réferer aux travaux de Loic Wacquant.
[29] Allusion au livre de Sunsan Sontag sur le cancer, La maladie comme métaphore, Christian Bourgois, 2009.
[37] Ce détournement d’usage est tel que l’une des dernières addictions ‘en vogue’ est la dépendance au sirop pour la toux. Appelé « Sizzurp » dans le milieu du rap en particulier du vieux sud, cette décoction codéinee (comportant également hydrocodone et promethazine) a déjà provoqué la mort de plusieurs artistes et menace la sante de son plus célèbre consommateur aujourd’hui, le rappeur Lil’ Wayne.