Comment expliquer la conversion des évangéliques américains au discours de Donald Trump ? Interrogeant les habitants d’une petite ville du Midwest, Jessamin Birdsall montre que le ralliement au candidat républicain est le produit d’un compromis idéologique, qui s’enracine dans la peur de communautés perçues comme menaçantes, les musulmans et les LGBT.
« Ted Cruz et moi, nous sommes pareils », me dit Christy. « Mais il ne peut pas gagner. » Il ne reste que quelques jours avant la primaire républicaine, et Christy, son mari Richard et moi discutons dans leur salon, de retour d’un meeting politique qui s’est tenu plus tôt dans l’après-midi en l’honneur de Trump. Christy et Richard sont activement impliqués dans les affaires de leur église évangélique, dirigent avec succès leur entreprise et soutiennent Donald Trump avec plus de ferveur que Ted Cruz. Je demande à Christy d’expliquer son point de vue. « Ce que je veux dire, c’est que je partage en gros les mêmes valeurs que Ted Cruz – chrétiennes, conservatrices, contre l’avortement, pour le mariage traditionnel et le Deuxième amendement de la Constitution, tout ça – mais je ne le pense pas capable de battre Hillary, et nous avons besoin d’un Républicain à la Maison Blanche, sous peine de ne jamais nous en remettre sur le plan politique. »
Dans la course à l’élection présidentielle américaine de 2016, nombre d’experts politiques et de chercheurs ont tâché de comprendre comment il était possible que des électeurs évangéliques très attachés aux valeurs conservatrices, ayant passé les quarante dernières années à défendre avec force la morale chrétienne et le mariage traditionnel, donnent leur vote à un propriétaire de casino, marié à trois reprises, incapable de citer un verset de la Bible et ancien défenseur du planning familial et des droits des LGBT. Un électeur républicain sur trois est un chrétien évangélique blanc, et 65 % des évangéliques blancs se déclarent prêts à voter pour Donald Trump. [1]
La vie dans une petite ville du Midwest
J’ai passé trois mois à vivre et travailler à Pleasant Fields , une petite communauté du Midwest dont la population est à 97% blanche, historiquement chrétienne et conservatrice, et où l’agriculture et l’industrie constituent la base de l’économie locale. Je voulais comprendre deux choses à Pleasant Fields. Premièrement : comment les évangéliques expriment-ils et justifient-ils leur décision de voter pour Donald Trump ? Deuxièmement : quelles conditions locales, économiques, culturelles et sociales rendent l’adhésion à la candidature de Trump possible ?
Je me suis entretenue avec cinquante membres de cette communauté et me suis immergée autant que possible dans la vie de la ville. J’ai travaillé à temps partiel comme serveuse dans un diner ; assisté à la messe et aux cours de catéchisme le dimanche, ainsi qu’aux classes d’étude de la Bible ; travaillé comme bénévole dans un camp de vacances biblique et dans une maison de retraite ; suivi les fermiers sur leurs engins agricoles alors qu’ils plantaient du maïs et moissonnaient le blé d’automne ; bu de la Bud Light au bar du coin ; tenu compagnie aux buveurs de café matinaux au McDonald et au café du centre-ville plusieurs fois par semaine ; et j’ai participé à autant de réunions et d’événements organisés par la communauté que possible.
Fondé par des familles mennonites suisses au milieu du XVIIIe siècle, Pleasant Fields préserve et promeut son héritage ethnique et religieux au moyen de festivals et d’expositions annuels dans ses églises, ses bâtiments municipaux et ses espaces publics. Les chefs de file de la communauté commémorent avec dévotion le récit religieux de ces hommes ayant courageusement fui l’oppression et travaillé sans relâche pour établir une communauté libre, prospère et honnête. La commune compte près de vingt églises pour moins de 5000 habitants, et les familles qui se revendiquent de la descendance des premiers habitants venus d’Europe conservent aujourd’hui encore des positions d’autorité au sein de la municipalité, dans les entreprises locales, les associations de la ville et les congrégations religieuses.
Au delà de ces clochers, on retrouve une communauté diversifiée. Des initiatives économiques pour développer le secteur industriel et l’érection de logements subventionnés à Pleasant Fields ont attiré des familles des comtés environnants, contribuant à une diversité de statuts socioéconomiques, de religions et de modes de vie. Un certain nombre de travailleurs immigrés mexicains, qui pendant de longues années ont travaillé dans les usines implantées au sud de la ville, se sont installés de manière définitive. Il y a quelques années, une famille musulmane a rejoint la communauté et acheté le diner du coin, celui-là même où j’ai travaillé cet été, créant un malaise chez certains habitants qui n’avaient jamais vu un musulman de près, à part dans les programmes télévisés de Fox News. Bien qu’une partie des églises demeurent dynamiques et actives au sein de la communauté, la plupart connaissent un déclin certain. Le nombre de membres et le taux de fréquentation à la messe décroissent, l’âge moyen des fidèles augmente tandis que les problèmes de drogue, de violences conjugales et de grossesses précoces ont un impact sur la communauté en général. Ce genre de dynamique n’est pas rare dans les petites villes de l’Amérique moyenne.
Les deux ennemis : l’Islam et le mouvement LGBT
Les évangéliques que j’ai pu rencontrer à Pleasant Fields [2]ne sont pas du tout « un ramassis de gens déplorables », selon les mots d’Hillary Clinton. Nombre d’entre eux sont des personnes généreuses et bienveillantes, qui m’ont chaleureusement accueillie chez eux. Ils travaillent dur, sont très dévoués à leur famille, font du bénévolat au sein de leurs communautés, et donnent une partie importante de leurs revenus à leur église et aux familles dans le besoin.
Ces évangéliques qui votent pour Trump ne sont pas non plus des gens de la classe ouvrière en colère. L’électeur de Trump, d’après le portrait que s’en font typiquement les universitaires et les journalistes de la Côte Est, est un homme blanc, rustre et sans instruction qui a perdu son emploi et se sent personnellement victime de la mondialisation. S’il est vrai que la délocalisation d’usines à l’étranger a fait subir des pertes financières à un certain nombre de villes du Midwest, et que l’état de l’économie américaine inquiète les citoyens, on ne peut pour autant affirmer que tous les électeurs de Trump sont des chômeurs de sexe masculin issus de la classe ouvrière. Dans le cas de Pleasant Fields, par exemple, le secteur industriel s’est en réalité développé ces vingt dernières années, avec l’ouverture de nouvelles usines et des créations d’emploi. De nombreux évangéliques soutenant Trump parmi ceux que j’ai interviewés font partie de classes sociales plutôt aisées.
Ils n’ont d’ailleurs pas complètement laissé de côté leur attachement aux enseignements moraux et aux idéaux bibliques dans leur manière d’envisager leur engagement politique, contrairement à ce que certains commentateurs politiques ont pu affirmer. Les personnes et les familles auprès desquelles j’ai passé du temps sont très attachées aux idéaux chrétiens et persistent à voir un lien entre leur foi et leur choix dans les urnes, même si ce rapport peut paraître contradictoire de l’extérieur.
Mais alors, s’ils ne sont ni des gens déplorables, ni des chômeurs en colère, ni des hypocrites, pourquoi ces évangéliques blancs ont-ils fait le choix de voter pour Donald Trump ? Il est important de garder à l’esprit que, tandis que certains évangéliques (comme Christy et Richard, évoqués plus haut) sont des supporters inconditionnels de Trump depuis le début de sa campagne, d’autres ont fait preuve de davantage de réticence dans leur décision de voter pour lui, le considérant comme « un moindre mal ». Pour les évangéliques de Pleasant Fields décidés à voter pour Trump, le « mal » s’incarne avec force dans deux choses : l’Islam et le mouvement LGBT.
Du point de vue des électeurs de Pleasant Fields, l’Islam et le mouvement LGBT représentent l’antithèse de l’héritage judéo-chrétien américain, et sont des ennemis qui sapent activement la liberté religieuse et la sécurité des chrétiens américains. Assis un soir dans son jardin, un fermier dont la famille vit à Pleasant Fields depuis quatre générations me dit : « J’accepterais les musulmans s’ils se comportaient et respectaient la loi comme nous les chrétiens, mais ce n’est pas le cas. Ils sont au-dessus des lois. Ils ne veulent pas les respecter. S’il leur prend l’envie d’aller violer une femme, ils le font, et ils pensent que “si nous avons le droit de faire ça dans notre pays, nous allons le faire là-bas”. » Pour lui, cela signifie que les musulmans sont fondamentalement opposés aux lois américaines et aux valeurs chrétiennes. Lors d’une conversation un mercredi après-midi dans son bureau à l’église, le pasteur Mark m’expliqua : « Si vous lisez le Coran, le but ultime est de rendre le monde entier musulman et de le soumettre à la loi musulmane – la chiara [sic]… Le Coran dit que lorsque vous êtes en minorité, vous devez faire croire à ceux qui sont au pouvoir que vous les soutenez. Vous pouvez leur mentir afin de les duper. Et lorsque vous devenez la majorité, les autres n’ont d’autre choix que de se convertir ou mourir. Il n’y a pas de juste milieu. » Cette idée que les musulmans immigrant aux États-Unis veulent y imposer la charia est revenue fréquemment tant dans les entretiens que dans des conversations plus informelles. À l’occasion d’une de mes premières visites au McDonald, des habitués du petit-déjeuner nous distribuèrent une copie imprimée d’un transfert d’email contenant les numéros de téléphone de réfugiés syriens nouvellement établis dans des villes américaines, classés par ordre alphabétique. « En ce moment, aux États-Unis, ils ont l’air pacifique, car ils essaient d’influencer tout le monde pour faire croire que leur religion est très pacifique », me dit Dave, un maçon et prêcheur baptiste à mi-temps. « Mais c’est ce que le Coran leur conseille de faire, jusqu’à ce qu’ils aient acquis une certaine influence et qu’ils mettent en place leurs propres lois et leurs propres cours de justice. Vous voyez en Angleterre, en ce moment, ils ont des cours qui obéissent à – je ne sais pas prononcer correctement le mot – la cheera ? » Il continua à affirmer que la montée en puissance des cours de justice islamiques en Angleterre, mauvais présage de ce qui allait advenir aux États-Unis, « témoigne de l’impiété des Anglais. Ils se sont détournés de leurs racines chrétiennes. » Selon le récit auquel se livrent Dave et d’autres, il existe une incompatibilité entre l’Islam et les principes chrétiens sur lesquels les États-Unis se sont fondés, et la progression insidieuse de la loi islamique dans le monde occidental est à la fois un symptôme et une cause de l’affaiblissement de l’influence de l’Église sur la société. Il est objectivement très peu probable que la charia ait une quelconque influence dans la ville de Pleasant Fields, mais la consommation de contenus médiatiques servis par la droite et l’arrivée inattendue d’une famille musulmane dans une communauté jusqu’alors uniformément chrétienne exacerbent la peur de voir cette possibilité se réaliser.
À l’instar des musulmans, la communauté LGBT est considérée comme une menace pour la liberté religieuse des chrétiens et, de manière plus générale, pour l’identité des États-Unis en tant que nation chrétienne. Faisant allusion aux pâtissiers chrétiens ayant refusé de préparer un gâteau de mariage pour un couple de personnes du même sexe, un jeune gérant de café remarqua : « Il y a eu très peu de couverture médiatique sur la communauté LGBT qui les a attaqués en leur envoyant des menaces de mort et en vandalisant leur devanture. Est-ce qu’on a fait quelque chose ? Quelqu’un les a-t-il arrêtés ? Est-ce qu’ils ont été poursuivis en justice ? Non, ça a été étouffé parce que, eh bien, ce n’est pas quelque chose qui est au programme. Ce qui est au programme, c’est “allons attaquer les Chrétiens et détruire leur petite sous-culture. Comme ça, nous n’aurons pas à gérer ces gens plein de haine.” » L’histoire de ces pâtissiers, évoquée à de multiples reprises dans mes entretiens, souligne la prévalence de l’idée selon laquelle les personnes LGBT auraient de plus en plus la loi de leur côté, tandis que les chrétiens seraient marginalisés et discriminés à cause de leurs convictions religieuses.
Cette question est particulièrement prégnante dans le Midwest en raison de la récente controverse soulevée par l’attitude du gouverneur de l’Indiana, Mike Pence, lors de la promulgation du Religious Freedom Restoration Act. Cette loi, qui vise à protéger le droit des personnes et des entreprises de conduire leurs affaires professionnelles conformément à leurs convictions religieuses, a été largement critiquée par les activistes LGBT. Dans une veine similaire, des enseignants et des directeurs chrétiens d’écoles publiques originaires de Pleasant Fields ont fait part de leur inquiétude après la directive du président Obama suggérant qu’il serait bon de permettre aux élèves transgenres d’accéder aux toilettes de leur choix. Le fait que des enseignants du public continuent à prier en classe, affichent les Dix Commandements derrière leur bureau, et encouragent une « atmosphère chrétienne » au sein de l’école est revendiqué comme une fierté au sein de la communauté de Pleasant Fields. Les enseignants sont reconnaissants d’avoir cette liberté d’agir et la considèrent comme la preuve de la « bénédiction de Dieu ». Mais avec l’application de ces nouvelles directives et lois, le personnel éducatif s’inquiète de l’érosion de ses libertés, et la question de l’accès aux toilettes pour les transgenres est perçue comme la preuve d’une volonté plus générale de s’attaquer aux libertés chrétiennes et à l’identité chrétienne du pays.
Selon le Pasteur Mark : « ils essaient de détruire à la racine la structure chrétienne de la nation. C’est l’objectif de tous les libéraux progressistes ».
Tandis qu’ils considèrent d’un côté que les musulmans essaient d’imposer un absolutisme moral en accord avec les principes de la charia, ils estiment de l’autre que les gays et les lesbiennes promeuvent un relativisme moral et des protections spéciales pour les personnes LGBT : cela va à l’encontre de la vision judéo-chrétienne américaine que les évangéliques de Pleasant Fields défendent. C’est pourquoi ces derniers veulent un leader politique capable de protéger leurs libertés religieuses et de contrecarrer les revendications légales de ces deux groupes qui ne correspondent pas à leur vision de l’Amérique chrétienne.
Les normes de genre et la sexualité en jeu
Le fait que l’Islam et la communauté LGBT soient perçus comme une menace est considéré comme le symbole de l’affaiblissement de l’influence du christianisme aux États-Unis. Ce discours vilipendant ses ennemis sert également à consolider des principes défendus depuis toujours par la communauté chrétienne évangélique au sujet des relations entre les sexes et de la moralité sexuelle. Les musulmans représentent l’oppression et la violence tandis que les gays et les lesbiennes incarnent la liberté sexuelle et la débauche. À l’occasion d’une conversation centrée sur les réfugiés syriens, Tina fit le commentaire suivant sur les musulmans : « La mentalité de ces gens – ils n’apprécient pas la vie comme nous, nous l’apprécions. Les maris n’accordent pas d’importance à leurs femmes, à leurs enfants comme nous, nous le faisons… Et quand je pense à toutes ces femmes et enfants chrétiens qu’ils ont enlevés l’an dernier au Moyen-Orient – qu’ils ont violés sans cesse. Voilà leur mentalité. Et voilà les gens que nous laissons rentrer aux États-Unis. » La figure de l’homme musulman comme au mieux misogyne, au pire violeur, a été évoquée dans un certain nombre de conversations, et est liée à ce que les gens ont pu entendre de la crise des réfugiés en Allemagne et en Europe dans les médias. À mesure que les gens apprirent à me connaître, notamment dans mon rôle de serveuse dans un diner, ils commencèrent à me demander : « Comment c’est, de travailler pour un Musulman ? » « Patron », comme il était surnommé au diner, avait la réputation d’être exigeant et peu délicat à l’égard de ses employées, ce qui déclenchait souvent cette réaction : « Eh bien, c’est comme ça qu’ils traitent les femmes, là d’où il vient ». Il est intéressant de constater que mes collègues femmes attribuaient le comportement de Patron envers les femmes à ses origines ethno-religieuses, en dépit du fait que des hommes blancs américains (Trump compris !) adoptent des comportements tout aussi (si ce n’est plus) discriminatoires et violents envers les femmes.
La sexualité LGBT, comme celles des musulmans, est considérée comme une menace sérieuse pour les valeurs conservatrices chrétiennes ainsi que pour l’autorité culturelle aux États-Unis. Cette préoccupation est devenue depuis plusieurs décennies l’une des questions centrales dans les débats politiques et religieux du pays. Bien que la décision de la Cour suprême de légaliser le mariage des personnes de même sexe ait été interprétée par de nombreux évangéliques comme une défaite majeure dans cette « guerre des cultures », elle n’a pas mis pour autant un point final aux questions de genre et de sexualité. À Pleasant Fields, les parents évangéliques se demandent avec angoisse comment élever leurs enfants selon une éthique sexuelle chrétienne et traditionnelle, face à l’évolution rapide des normes culturelles sur le genre et la sexualité. Ils se demandent s’il ne serait pas préférable de retirer leurs enfants des écoles publiques, dont le programme scolaire normalise de plus en plus les sexualités et les structures familiales différentes. Exprimant sa profonde inquiétude quant à cette transition dans la culture américaine, une jeune mère me fit part d’un sentiment partagé par beaucoup : « Cette [question des LGBT] devrait nous faire nous poser cette question – comment comprendre que Dieu abhorre l’homosexualité et aime le pécheur ? » Des membres de la communauté m’expliquèrent que le sujet des identités non-hétérosexuelles, une chose qu’ils ont longtemps évité d’évoquer, est devenu de plus en plus en difficile à ignorer. Les pasteurs, en particulier, révèlent qu’un certain nombre de jeunes dont ils s’occupent passent par des périodes de « confusion » et ont besoin d’amour et de conseils pour les aider à démêler les questions sur leur identité sexuelle. Les évangéliques expriment aussi la crainte que le politiquement correct les empêche de pouvoir discuter librement du péché sous peine d’être accusés de discrimination ou d’incitation à la haine. Cela explique peut-être pourquoi la campagne menée par Trump contre le politiquement correct trouve un certain écho chez les évangéliques.
Des visions apocalyptiques
Présentés comme une menace contre la liberté, la foi et l’autorité morale des chrétiens américains, les deux ennemis que sont l’Islam et le mouvement LGBT prennent une dimension encore plus inquiétante lorsqu’ils sont intégrés dans un discours de conflit civilisationnel et de fin du monde imminente. Les personnes que j’ai interrogées me décrivaient l’Islam comme une religion « malfaisante », « dirigée par Satan », et le Coran comme un « livre démoniaque » formulé comme une attaque directe contre la parole de l’Évangile. Après la messe, dans la salle des fêtes, Bill m’expliqua qu’« une grande guerre spirituelle est menée en ce moment, et c’est la faute de l’Islam. » L’Islam n’est pas uniquement craint comme une « menace terroriste » – confinée à des préoccupations liées à la sécurité physique personnelle ou même à la sécurité nationale – mais plutôt comme un ennemi spirituel à l’échelle cosmique. Peut-être influencé par la lecture de Samuel Huntington, un jeune travailleur me suggéra que « la prochaine guerre mondiale n’aura pas lieu entre l’Europe et les États-Unis – ce sera un conflit entre les civilisations. Ça a été théorisé quand j’étais encore à l’école, on entendait parler des islamistes extrémistes. Oui, ce sera les musulmans contre les chrétiens. » Décrivant un incident impliquant des musulmans du Michigan abattant des animaux dans une ferme Amish voisine, un fermier prospère de Pleasant Fields me dit : « C’est une mort atroce. C’est un sacrifice. Voilà ce qu’est un sacrifice ; c’est comme lorsqu’ils ont tué des chrétiens sur les plages – cela fait partie d’un grand tout, de ce qu’ils pensent faire en l’honneur de leur dieu. C’est très ancré chez eux. » Le fermier dresse ainsi un parallèle frappant entre un abattage halal sur des terres agricoles du Midwest et la décapitation de chrétiens par des ennemis musulmans au Moyen-Orient, suggérant que les deux sont des sacrifices en l’honneur d’Allah. Ces commentaires (et de nombreux autres similaires) indiquent une appréhension de l’Islam non seulement comme une menace pour la sécurité nationale, mais également comme une force spirituelle puissante menant une guerre violente contre Dieu et contre les croyants. Dans un tel contexte de guerre et d’incertitude, les évangéliques cherchent un leader suffisamment fort pour garantir leur sécurité et empêcher la progression du mal.
Alors que l’Islam leur évoque des images apocalyptiques de guerres et de carnages, la promotion des droits LGBT leur inspire la crainte de persécutions, de perversion sexuelle et de rejet de la loi divine. Décrivant une Gay Pride durant laquelle il vit des individus déguisés en nonnes et en prêtres, John me dit : « Je pense que lorsque Dieu voit ce genre de parade, il pense“ je contemple le mal”, car c’est un doigt d’honneur en direction de Dieu… Quand je vois ça, je me dis que c’est le mal, car c’est délibérément une gifle donnée à Dieu. » Plusieurs évangéliques de Pleasant Fields expriment leur inquiétude que l’Amérique, depuis tant d’années sous la bénédiction divine, devrait bientôt subir le jugement de Dieu pour son acceptation du mariage des couples de même sexe et de manière plus générale, pour son laisser-aller très permissif en matière de sexualité. Ils considèrent le mouvement LGBT comme une attaque directe contre Dieu Lui-même, et un moyen d’insulter et de marginaliser les fidèles dans un pays historiquement chrétien.
« Dieu a la manie de choisir des leaders faillibles »
Dans le cadre d’un discours théologique sur le péril spirituel et l’incertitude générale, l’ordre intimé par le Nouveau Testament d’être aussi « prudents que des serpents » [3] légitime des choix politiques pragmatiques qui pourraient sembler aller à l’encontre d’engagements éthiques et personnels. Donald Trump est considéré comme une personnalité assez forte pour pouvoir empêcher le progrès des maux sociétaux et protéger les libertés des évangéliques blancs de Pleasant Fields, malgré son manque d’adhésion personnelle à l’éthique chrétienne. Les évangéliques de Pleasant Fields n’ignorent ainsi rien des faiblesses morales de Trump, et ils ne rejettent pas non plus complètement leurs propres engagements moraux en lui accordant leur soutien. Au regard de leur affaiblissement numérique et de l’échec politique de la majorité morale, ils reconnaissent simplement qu’ils ne peuvent plus s’attendre à élire un président qui partage personnellement leurs convictions morales ou qui incarne leurs valeurs familiales. Ils ont besoin d’un leader qui protège leurs droits de pratiquer leurs croyances en toute sécurité.
C’est pour cette raison que Christy, présentée au début de cet essai, insistait (à raison) sur le fait que Ted Cruz ne pouvait pas gagner – il est en réalité trop semblable à elle dans ses convictions évangéliques et son mode de vie, il « ressemble trop à un télévangéliste » et « ne sait pas faire de compromis », tandis que Trump sait « conclure des marchés » et, plus important encore, gagner. Les chrétiens évangéliques de Pleasant Fields nourrissent l’espoir que Trump fera rempart contre la menace que constitue l’Islam envers la civilisation chrétienne, tant aux États-Unis qu’à l’étranger. Christy l’expliqua de cette manière : « Daesh décapite des Chrétiens là-bas au Moyen-Orient. Personne n’en parle. Trump est le seul qui les a soutenus, et qui les soutiendra. » Les évangéliques formulent également l’espoir que Trump limitera l’avancée du programme LGBT par le biais des juges qu’il nommera à la Cour suprême. Bill le dit en ces termes : « Si vous votez pour Hillary, vous faites le choix de la fin de la société telle que nous la connaissons car elle aura la possibilité de nommer au moins deux à trois, voire quatre juges – des juges libéraux – et nous pouvons dire adieu à nos droits, car ils vont défigurer la Constitution, la Déclaration des Droits, à tel point que la société disparaîtra. Donc, rien que pour cette raison, je voterai pour Trump, car lui, au moins, dit qu’il nommera des juges conservateurs. »
Il est intéressant de constater qu’après avoir accepté (avec excitation ou réticence) Donald Trump comme leur leader potentiel, ses électeurs évangéliques étaient prêts à absoudre ses péchés. À la fin de chaque entretien, je posais toujours des questions telles que : Comment réagissez-vous à la manière dont Trump parle des immigrés, des minorités ethniques et religieuses, des personnes handicapées, et de ceux qui sont en désaccord avec lui ? Que pensez-vous du fait qu’il revendique ne pas avoir besoin d’être pardonné par Dieu ? Quelle est votre opinion quant à ses nombreuses femmes et ses multiples liaisons ?
Eh bien, nous sommes tous des pécheurs. »
« Cela nous donne des raisons de prier pour lui. »
« Dieu a la manie de choisir des leaders faillibles. »
« J’ai l’espoir que Donald Trump devienne un chrétien. C’est-à-dire que je sais qu’il y a des chrétiens qui essaient de le convaincre, de droite comme de gauche… donc j’espère qu’il finira par rencontrer le Seigneur. »
Tout est pardonné à celui qui les protège du mal. Bien que Trump ne partage ni leur foi ni leurs valeurs familiales et matrimoniales, ces électeurs évangéliques ont l’espoir qu’il progressera dans son cheminement spirituel, et en viendra à leur ressembler. Ils ne nourrissent par contre aucun espoir de rédemption pour Hillary. Elle est perçue comme l’alliée de l’Islam et du mouvement LGBT (entre autres choses qui vont à l’encontre de leurs valeurs). Les électeurs de Trump sont absolument persuadés que Hillary est « corrompue », « malfaisante », et « pareille qu’Obama » – un homme dont ils sont convaincus qu’il préfère les musulmans aux chrétiens, et qui est peut-être bien musulman lui-même.
L’élection se tient demain, et la possibilité que Trump l’emporte apparaît relativement faible. Cependant, dans l’éventualité d’une victoire de Hillary, les millions d’Américains qui soutiennent Trump ne vont pas s’évaporer. Leurs préoccupations et leurs craintes non plus. Le peuple américain est profondément divisé – sur le plan régional, racial, religieux, politique et économique. Tandis que la proportion de chrétiens évangéliques blancs dans la population américaine décroît, leur sentiment d’appartenance et leur attachement à la nation demeurent très fort. Ils continueront ainsi de se battre pour leurs croyances et leurs valeurs en dépit du résultat de l’élection. Le fait d’être traités avec condescendance et dérision par les libéraux des grandes villes, comme le sont souvent les chrétiens conservateurs, n’a servi qu’à creuser le fossé qui les sépare et à exacerber les conflits. Le prochain président ou la prochaine présidente des États-Unis aura la lourde tâche d’unifier un électorat divisé et désabusé après une campagne électorale longue et déshonorante.
Jessamin Birdsall, « Qui croit en Trump ? »,
La Vie des idées
, 8 novembre 2016.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Qui-croit-en-Trump
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[2] Tous les noms de villes et de personnes ont été modifiés, pour préserver la vie privée des individus.
[3] Citation de Matthieu, 10 : 16 où Jésus dit à ses disciples : « je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. Soyez donc prudents comme des serpents et innocents comme des colombes. »