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Quels récits faut-il à la gauche ?

À propos de : Y. Citton, Mythocratie, Storytelling et imaginaire de gauche, Éditions Amsterdam.


par Daniel Bougnoux , le 3 mars 2010


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L’époque est à la démystification, et la fin des grands récits traduit l’interruption du mythe. Selon Yves Citton, la gauche, au lieu de se vouloir gestionnaire, serait plus avisée de cultiver tout ce qui relève du virtuel en général, source de création et de recadrages inventifs, en se méfiant du donné et du positif. Un essai stimulant et foisonnant.

Recensé : Yves Citton, Mythocratie, Storytelling et imaginaire de gauche, Éditions Amsterdam, Paris, 2010. 221 p., 17 €.

Quel chemin parcouru depuis les classiques conférences prononcées à Oxford par John L. Austin, et réunies sous le titre (incontournable dans toute étude de pragmatique) How to do Things with Words… Les quelques graines semées en 1960 par le philosophe du langage sont devenues arbre, forêt ; il s’efforçait de classer les « performances » de simples verbes tels que Je baptise, Je promets, Oui je prends pour femme, etc. On s’interroge aujourd’hui sur ce que les récits, les stories ou le mythe (pour nommer un jeu de langage massivement opposé aux fonctions de connaissance du logos) nous « font ». Car, pour parodier une célèbre méditation de Spinoza sur le corps, on ne sait pas ce que peut un récit.

À la lecture du dernier ouvrage d’Yves Citton, Mythocratie, Storytelling et imaginaire de gauche, on comprend mieux ce déplacement des études. La frontière a reculé. Il ne s’agit plus de batailler pour dégager, en marge des effets de connaissance de la parole (le « constatif »), tout ce qu’Austin lui oppose au titre du « performatif ». Longtemps la fonction cognitive de nos phrases fut démesurément privilégiée par les philosophes classiques, qui ne trouvaient à citer, comme item de conversation, que des syntagmes du type « Socrate est mortel », aujourd’hui rétrogradés à une place marginale. Les constats ou les énoncés de connaissance pure, si une telle chose est jamais donnée hors des jeux de pouvoir et des relations d’influence, n’occupent qu’une raie étroite dans le spectre infiniment étendu, et malaisé à classer, de nos attitudes propositionnelles les plus courantes. Non seulement dire c’est presque toujours faire, mais la parole elle-même, si l’on accepte de ne pas la considérer dans son splendide isolement, participe d’un orchestre infiniment impur où le corps, la relation, le social et l’institution conspirent pour aboutir à ce que, depuis un article célèbre de Lévi-Strauss, on nomme un peu sommairement et non sans équivoque l’efficacité symbolique. On n’a pas fini de sonder les voies et les moyens de cette mystérieuse efficacité, qui passe notamment par tout ce qu’on appelle (un peu vite là encore) les médias.

Un choix rafraîchissant d’Yves Citton consiste à décrocher le sujet classique de ses compétences logico-langagières. Où commence par exemple la décision démocratique, à quel niveau ? L’acheteur qui pousse son caddie entre les gondoles, le téléspectateur qui manie sa zapette, le lecteur qui choisit tel titre au détriment des autres, l’électeur qui glisse son bulletin dans l’urne n’agissent pas très différemment. Quantité d’obscures délibérations, comportementales plutôt que verbales, et relevant plus de l’affect que d’une connaissance droite et d’une argumentation, nous montrent les sujets plongés dans l’infra, et dans l’inter. Immergés dans la foule et ses affects contagieux, traversés par des flux transpersonnels… Nous voici confrontés au problème du commun de la communication, qu’on ne cherchera pas dans les hauteurs de l’esprit mais quelques degrés plus bas, du côté du sensible.

Comment se tricote l’opinion, où les sujets se trouvent enchevêtrés ? Citton commence par dégager quelques principes : le préalable d’abord de la captation de l’attention, « matière première » difficile à capitaliser dans une société marchandes qui sollicite de mille façons nos yeux et nos oreilles. Vendant la mèche, Patrick Le Lay a crûment identifié le job de TF1 comme la cession à Coca-Cola de « temps de cerveau humain disponible » ! Cette nouvelle unité de compte mérite en effet de constituer la base d’une méta-économie, celle où la clé de toute affaire tient d’abord à la visibilité du vendeur, à la mise en contact des partenaires et à l’établissement de bonnes relations. Le management des affects, des perceptions ou des désirs pilote cette nouvelle économie, celle (prévue par Marx) où la production du consommateur précède celle des biens et des services, et qu’on appelle aussi le « capitalisme cognitif », cher aux rédacteurs de la revue Multitudes à laquelle collabore activement Citton.

Les mécanismes mimétiques de la convergence des regards, de l’adhésion ou de la croyance deviennent dans cette perspective la chose à comprendre, pour mieux en exploiter les sortilèges. Ce qui pose la question du public, dans sa différence d’avec la foule. Celle-ci est chose massive, quantitative et quelque peu passive, alors qu’un public s’avère actif, sélectif et affirmatif ; mû par un désir commun, il se présente en tel lieu, ou à telle heure… Le public est une foule aimantée, choisie et polarisée. La coprésence (qu’on observe au théâtre) ne lui est pas essentielle, son grand corps peut vivre et s’exprimer en différé, ou à distance, comme c’est le cas pour un réseau sur l’internet, ou le lectorat d’un titre de presse. Ces publics construisent leurs médias qui les construisent en retour, par frayage mutuel et relation récursive.

Après l’attention et le public, Citton s’attache à mieux comprendre le ou les pouvoir(s), concept majeur s’il en est, articulé à la puissance. Schématiquement, la puissance monte de chaque sujet, qui la délègue au souverain ; celui-ci la fait redescendre sur eux sous forme de pouvoir, qu’il faut concevoir non sur le modèle réducteur de la violence ou de la guerre (pouvoir physique de courber et de vaincre), mais sur le mode sémiotique et psychologique de l’induction ou de la séduction : pouvoir de convaincre et de faire désirer. En d’autres termes, effet ici encore de notre tournant sémio-pragmatique, le pouvoir ne s’exerce que sur des sujets libres, qui l’intériorisent. Il conditionne sans nous déterminer. Dans la célèbre gravure du frontispice du Léviathan de Hobbes, chaque petit sujet s’augmente de son agrégation aux autres sujets qui dessinent tous ensemble la tête capitale. Ainsi fonctionnent les renforcements mutuels de la croyance, qui partagée au-delà d’un certain seuil peut devenir réalité effective. Nos désirs sédimentent nos croyances, qui donnent en retour un objet stable à nos désirs (selon l’exemple flagrant de la monnaie développé par André Orléan ou Frédéric Lordon, économistes spinozistes). De même que nous prêtons attention à ce qui nous affecte, de même jugeons-nous bonnes les choses que nous désirons : l’attention, le désir, la croyance et l’affect tournent dans un cercle. Celui-ci nous prépare à mieux comprendre la relation cybernétique du pouvoir, qui ne fait jamais que « verticaliser » la puissance immanente de la multitude, qui reçoit de lui sa propre puissance sous une forme inversée (descendante). La mystification inhérente au pouvoir tient à la méconnaissance par la multitude de sa propre mise en transcendance, qui la dépouille d’elle-même (selon les perspicaces et pressantes injonctions formulées par La Boétie). Un là-haut semble prescrit d’avance alors que nous l’écrivons au jour le jour, selon le modèle parfois de la prophétie auto-réalisatrice, ou en croyant accomplir le scénario d’un grand rouleau dont nous serions les esclaves ; objet de querelles entre Jacques et son maître dans le roman de Diderot, cette théorie du rouleau est mise à profit par Citton pour mettre à plat et déconstruire ironiquement les enchevêtrements du pouvoir et de la puissance. Il s’agit, résume Citton puisant dans sa propre culture musicale, d’échapper aux deux extrêmes de l’exécution : les sujets politiques ne sont ni des instrumentistes esclaves de leur partition, ni les géniaux improvisateurs du free jazz, mais se situent quelque part entre les deux.

La problématique principale de ce livre foisonnant, lui-même porté par un jeu d’improvisations assez free, est de savoir comme l’indique son sous-titre s’il faut des récits à la gauche, et lesquels ? Une tradition rationaliste, voire scientiste, nous enjoint en effet d’arrêter de nous raconter des histoires, de ne pas nous laisser bercer ni endormir ; un soupçon bien ancré à gauche aurait tendance à classer les mythes et les récits qui éventuellement nous enchantent du côté des contes de nourrice… Si tout récit semble en effet gros d’une hypnose, la posture critique, libératrice serait de lui opposer la démystification ou le désenvoûtement nécessaires. Contre ce ressentiment récurrent, et à la suite de Rousseau demandant quels spectacles il faut à la République, Citton n’a pas de mal à plaider pour l’excellence des récits, ce qui conduit à deux questions : où sont passés les conteurs ? Et quelles scénarisations aideraient aujourd’hui la gauche ?

La disparition des conteurs (au profit des compteurs !) est liée à notre enseignement qui survalorise le raisonnement et l’explication, au lieu d’entretenir notre capacité à raconter des histoires, c’est-à-dire à transmettre une expérience émotionnelle. Walter Benjamin déjà déplorait que l’explication et l’information l’emportent sur la narration, et toute notre culture de gauche y pousse : notre « communauté désoeuvrée », pour citer avec Citton un titre bienvenu de Jean-Luc Nancy (1986), a perdu sa ressource mythique, et se méfie des « grand récits » (dont Lyotard de son côté a diagnostiqué l’extinction). Et de fait, nous malmenons les œuvres. Pour revenir à la question de l’attention ordinaire, il est clair que l’œuvre avec sa durée, sa concaténation interne ou sa ramification exigeante passe mal la rampe. L’accroche tant recherchée par les publicitaires avec leurs spots, leurs clips, leurs logos (tout le contraire du logos et des logiques logico-langagières) suppose du rythme et des coups – de cœur, de bluff, de pub ! La fonction phatique de contact et d’accroche marche au choc ; capricieuse, picoreuse et zappeuse, notre attention fait aux œuvres ce que la bande-annonce fait au film… Infidèle aux auteurs, déloyaux au récit, nous démembrons les textes ou le grand opéra pour nous focaliser sur des beautés du best of, pour bricoler du kit. (Proximité du kit et du kitsch : nous réclamons du kit par impuissance à saisir le grand ensemble, trop exigeant et dépaysant, et par amour du détail qui vient décorer notre monde propre sans le bousculer, ni le remettre en question. Ikéa autant que la lecture des journaux, ou la promotion d’une information qui pulvérise la littérature, seraient ici des facteurs décisifs d’une civilisation post-moderne qui met au garde-meuble les grands récits (les œuvres) en même temps que la chambre à coucher de ma grand-mère…)

La littérature pourtant n’est pas détruite par l’appareil de presse, elle demeure fort capable de s’en nourrir et de prospérer à l’écart, ailleurs. Comment, d’une façon générale, agissent sur nous ses (ou les) récits ? Tout récit semble gros d’une évaluation (Nietzsche) ou d’une composante axiologique ; retraitant les valeurs qui circulent dans la société, il fait de sa réception une « école de moralité » (selon le mot de Richard Rorty cité page 123). Peu importe leur degré de fiction : les valeurs affirmées par les récits agissent sur nous par induction ou comme des prompteurs, elles activent des idéaux ou des modèles qui nous incitent à faire quelque chose, à rire, à pleurer, croire, élire, acheter… Quand lire c’est faire… Oui, tout lecteur, ou auditeur, ou spectateur est un peu rêveur et somnambule, et c’est par là que le prompteur agit, ou nous prend au piège de notre désir, au miroir de ce que nous voulons entendre. La science (n’en déplaise aux bons critiques de gauche), les faits et les statistiques ne réchauffent pas le cœur des gens, nous sommes des mythophages, il nous faut des histoires, encore des histoires ! (Comme l’a dit Aragon dans un conte étonnant de 1964 précisément intitulé « Les Histoires », et recueilli dans Le Mentir-vrai.)

Faut-il des histoires à la gauche et lesquelles ? En bref et pour conclure : notre époque est à la démystification, et nous vivons avec la fin des grands récits l’interruption du mythe. L’esthétique même de notre littérature (ou de l’art, il faudrait développer) abonde dans l’érosion des conventions narratives, en incluant une fonction critique aux antiques mythopoièses. On a sapé (zappé) avec les grands récits la notion d’œuvre, sans prendre garde que la narration est aussi une technique de lutte, et de survie. La gauche, argumente in fine Citton, se trompe de programme : plutôt que de se vouloir gestionnaire, elle devrait mieux cultiver tout ce qui relève du virtuel en général, source de création et de recadrages inventifs, et se méfier davantage du donné. Si l’on retrouve toujours au catalogue des valeurs de droite l’autorité, la confiance dans le « grand rouleau », la realpolitik, une certaine virilité, et l’efficacité de la gestion (inséparable des douceurs de la digestion), ce livre superbement gauche s’achève lui-même sur un éloge de la gaucherie, et d’une certaine maladresse : celle de Jacques disputant avec son maître, l’enthousiasme somnambule des jacqueries, ou des impros du jazz. Que serait la démocratie sans la mythocratie ? Qui tient la plume ? Qui raconte mes histoires, et rêve mes rêves ? Questions agitées déjà par Gabriel Tarde ; par Alice aussi, de l’autre côté du miroir…

par Daniel Bougnoux, le 3 mars 2010

Pour citer cet article :

Daniel Bougnoux, « Quels récits faut-il à la gauche ? », La Vie des idées , 3 mars 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Quels-recits-faut-il-a-la-gauche

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