À propos de : Jeremy Waldron, The Harm of Hate Speech, Cambridge, Harvard University Press, 2012, 304 p., $26, 95.
Seuls parmi les grands pays de tradition démocratique, les États-Unis accordent à la liberté d’expression et de la presse une extension qui va jusqu’au point où son exercice présente un danger clair et imminent de violence pour les personnes ou de trouble à l’ordre public [1]. La jurisprudence contemporaine – même s’il y a quelques précédents en sens contraire – conduit en effet la Cour suprême a interpréter le premier amendement de la constitution (« Le congrès ne fera aucune loi… pour limiter la liberté d’expression, ou de la presse ») comme accordant à la liberté de parole et de presse une protection qui inclut les propos haineux (hate speech) à l’égard de minorités ethniques ou religieuses. Il est donc permis d’insulter ou de manifester son mépris – par la parole ou par l’image – à l’égard de ces minorités aussi longtemps que cette manifestation ne comporte pas le risque immédiat de déboucher sur des violences réelles ou des actes effectifs de discrimination [2]. Sur ce plan, les États-Unis se distinguent des pays européens, mais aussi de la Nouvelle Zélande et de l’Australie, qui disposent d’une législation réprimant ces énoncés ; le Danemark interdit par exemple les propos « par lesquels des groupes de personnes sont menacés, tournés en ridicule ou insultés en raison de leur race, de leur couleur de peau, ou de leur origine nationale ou ethnique » [3] ; l’Allemagne réprime « les attaques contre la dignité des tiers au moyen d’insultes, de propos délibérément malveillants ou de diffamation à l’égard de certaines parties de la population » [4] ; la Nouvelle Zélande proscrit « les propos menaçants, insultants ou injurieux susceptibles de susciter la haine contre un groupe de personnes ou d’attirer sur lui le mépris… en se fondant sur la race, la couleur, ou l’origine nationale ou ethnique de ce groupe de personnes » [5] ; la Grande-Bretagne, enfin, interdit l’usage « de termes ou de comportements menaçants, insultants ou injurieux » lorsque ceux-ci « ont pour objet de susciter la haine raciale » ou lorsque, « eu égard aux circonstances, ils sont susceptibles d’attiser une telle haine raciale » [6]. La France, bien entendu, dispose d’un important arsenal législatif réprimant cette incitation à la haine raciale [7]. Toutes ces législations protègent les minorités ethniques et religieuses contre les publications menaçantes ou insultantes susceptibles d’exciter l’hostilité contre elles ou de susciter le mépris du public à leur égard, même lorsque les propos concernés ne comportent pas de risque de violence imminente. Elles distinguent donc clairement deux choses : d’une part les actes de violence ou de discrimination clairement réprimés, et d’autre part les propos insultants ou haineux, même lorsqu’ils ne sont pas liés ou qu’ils ne risquent pas d’être liés ou d’être la cause prochaine d’actes de violences et de discriminations effectives, qui font eux aussi l’objet d’une répression affirmée. Les États-Unis, en revanche, invoquent la liberté d’expression pour réprimer les premiers sans réprimer les seconds.
Quelles sont les bonnes raisons de réprimer les propos haineux par la loi ?
Dans une série de conférences prononcées en 2009 et reprises dans The Harm of Hate Speech, le philosophe américain (d’origine néo-zélandaise) Jeremy Waldron défend l’idée que l’attitude américaine, relayée par les décisions de la cour suprême, n’est pas fondée. Selon lui, les propos haineux devraient être réprimés par des moyens législatifs car ils constituent bien un « tort » ou un « mal » distinct des actes de violence ou de discrimination auxquels ils risquent de conduire. Ce tort, selon lui, peut être défini de deux manières distinctes.
Il s’agit d’abord d’un tort fait aux individus membres des groupes visés par ces propos. Ceux-ci ne peuvent vivre leur vie normalement, élever leurs enfants, circuler partout, postuler à des emplois, chercher un logement, fréquenter des restaurants et d’autres lieux publics, avec la même assurance que les autres membres de la société. Lorsque l’environnement social dans lequel ils doivent se mouvoir comporte ou peut comporter à tout instant des propos et des messages les dépeignant sous des couleurs qui sont normalement celles de personnes que nous ne pouvons ni ne voulons admettre comme des membres à part entière de notre communauté, ils ne peuvent former des projets avec la conviction qu’ils ont autant de chances que n’importe qui d’autre de les réaliser. Les propos haineux qui les visent constituent donc une atteinte à leur statut de citoyens à part entière, une mise en cause de leur valeur égale et du respect égal qui en est la conséquence, une attaque contre leurs droits dans la mesure où ces propos remettent en cause la faculté qu’ils ont d’en jouir avec la même assurance que n’importe qui. En l’absence de toute violence physique et de toute discrimination effective, de tels propos conduisent les membres des groupes visés à restreindre leurs déplacements, à infléchir leurs projets, à réduire leurs ambitions. Ils sont par eux-mêmes un facteur qui réduit la liberté individuelle de ceux qui en sont l’objet. Il ne s’agit donc pas de savoir si ceux qui ne sont pas visés doivent laisser s’exprimer des propos qu’ils considèrent comme faux et inacceptables, mais de déterminer avec précision si ces propos constituent une atteinte aux droits et au statut des personnes qui en sont l’objet.
On peut au demeurant laisser de côté ici, dit Waldron, la question de savoir si les propos haineux portent atteinte à la dignité d’un groupe et si cette notion a du sens. Il est possible que cela soit le cas, mais ce n’est pas ce qui est en cause dans ce contexte, car ce sont bien des individus qui pâtissent, dans leur existence et dans leurs droits, du mauvais renom qui est fait à un groupe auquel ils sont identifiés, mais dont il n’est pas nécessaire qu’ils se reconnaissent subjectivement membres pour être affectés par la réputation négative qui lui est imprimée par les propos haineux. Prétendre que l’on peut diffamer un groupe sans porter tort à quiconque en particulier serait comme affirmer qu’il n’est pas légitime de nous interdire de circuler avec un véhicule polluant parce que ce n’est pas notre voiture en particulier qui rend l’air irrespirable. Comme pour les polluants, c’est la multiplication de propos ne causant directement de tort à personne qui crée l’environnement social empoisonné qui entrave la liberté des individus visés, et Derek Parfit a bien montré que des actions qui ne causent par elles-mêmes aucun tort direct à des personnes assignables, sont néanmoins susceptibles d’être contrôlées parce que leur accumulation crée un tort considérable à des individus identifiables [8]. L’idée que le harm principle protège les propos des racistes comme elle protège les actes des pollueurs – ou les publications à caractère pornographique – parce qu’aucun d’entre eux, pris isolément, ne cause du tort à quiconque, est un sophisme pur et simple [9].
Il s’agit ensuite d’un tort fait à un « bien public » consistant dans l’atmosphère sociale créée par l’idée que tous les citoyens sans distinction jouissent d’une dignité et d’un statut égal. Ce caractère inclusif est ce qui donne à l’ensemble des groupes sociaux un sentiment de sécurité dans l’espace que nous partageons, et c’est ce sentiment de sécurité qui constitue le bien commun mis en cause par les propos haineux et protégé par les lois qui les proscrivent. Si les discours haineux « polluent » en ce sens l’environnement social de la communauté, s’ils sont une menace pour le caractère et la viabilité d’une société tolérante, s’ils rendent plus difficile (de manière inégale) la vie de nombre de leurs membres, les lois qui les répriment doivent être comprises comme une sorte d’engagement collectif d’entretenir ce bien commun dont la base est la réputation de bon renom de l’ensemble des citoyens en tant que membres de cette société, l’assurance donnée à chacun que, en dépit de ses différences, il sera traité comme ayant une valeur égale, comme jouissant d’un statut de citoyen égal.
Ceux qui refusent de criminaliser les propos haineux pensent que, bien que ces propos soient détestables, il convient de les laisser s’exprimer et que cette liberté d’expression est la condition d’une société libre et vivante, ou encore d’une société bien ordonnée. À leurs yeux, l’important est l’interaction vivante entre toutes les idées sur la place publique, et le fait que la majorité déteste certaines des idées qui circulent sur cette place n’est pas une raison suffisante pour les interdire, du moins tant qu’il ne s’agit que de propos, de signes, de discours, et que cela ne se traduit pas dans les faits par une discrimination ou une exclusion effective. Mais, dit Waldron, est-il réellement possible de définir ainsi une société bien ordonnée ? La manière dont les discours structurent l’environnement visible, dont les choses apparaissent, est en effet une partie de la réalité, et il est à cet égard exclu de faire une distinction aussi tranchée entre une violence physique et une violence symbolique, entre une discrimination effective et un propos qui la prône. Il est tout aussi impossible qu’un groupe soit en permanence l’objet de propos insultants sans que cela ait des conséquences dans la réalité, et sans que le statut de citoyen également digne des membres de ce groupe soit atteint. La transition est insensible de l’éloge de la discrimination à sa pratique et il n’est pas possible de séparer les deux parce que, à certains égards, l’affirmation ouverte de la légitimité de la discrimination est une discrimination.
Il faut cependant, selon Waldron, faire soigneusement une distinction entre propos haineux et propos offensants. Ces derniers se caractérisent par le fait qu’ils provoquent chez ceux qui en sont l’objet un sentiment subjectif de malaise ou de stress, parce qu’ils les considèrent comme insultants ou qu’ils les ressentent comme injurieux, comme manifestant une absence d’estime à leur égard. Mais il est possible d’insulter quelqu’un, de manifester que nous n’avons pas d’estime pour lui, sans pour autant considérer qu’il n’a pas les mêmes droits ou qu’il ne jouit ni du même statut civique ni du même droit au respect que n’importe qui. Ceci se produit tous les jours dans une société complexe où il n’est pas possible de ne pas être heurté par l’expression des idées et attitudes qui nous déplaisent, et où toute volonté de réprimer une expression sous le seul prétexte qu’elle déplaît à tel ou tel, ou qu’elle heurte sa susceptibilité, aboutirait à l’extinction définitive de toute parole expressive et de toute conversation sur autre chose que la pluie et le beau temps. Nous avons donc le droit de dire que la religion juive est une imposture ou une superstition grotesque – ce qui heurte la sensibilité des juifs – mais nous n’avons pas le droit de dire et d’écrire que les juifs tuent rituellement des enfants – ce qui mettrait en cause leur statut objectif de personnes dotées d’un statut égal. Certes, les propos haineux ont aussi des effets subjectifs pénibles mais ce n’est pas pour cette raison qu’ils doivent être réprimés et on sait que ce genre de propos peut causer du tort au statut égal de certaines personnes sans même qu’elles en aient conscience (par exemple les propos méprisants sur des personnes très âgées peu capables d’en mesurer le sens). J. Waldron propose d’utiliser le terme de « dignité » pour désigner le statut de citoyen égal à part entière qui est attaqué par les propos haineux. Mais, dit-il, si l’on trouve ce terme trop équivoque ou trop moral pour désigner ce qui est ici identifié comme un intérêt civil, il convient que c’est de la chose que nous disputons, et non pas des mots.
Beauharnais v. Illinois (1952)
En certaines occasions au moins, la Cour suprême des États-Unis a admis le bien fondé d’arguments de ce genre. Ainsi, en 1952, dans l’affaire Beauharnais v. Illinois, elle a validé une loi de cet État qui interdit les publications de textes ou expositions d’images montrant ou dépeignant le caractère dépravé, criminel, non chaste ou contraire à la vertu d’une catégorie quelconque de citoyens définis par leur race, leur religion, ou leurs croyances quelles qu’elles soient. Ce texte visait à obtenir la condamnation d’un homme qui avait distribué dans les rues de Chicago un tract appelant les citoyens à défendre la race blanche contre la « bâtardisation » (« mongrelisation ») et affirmant que cette « race blanche » devait « se défendre contre les viols, les crimes et la drogue répandus par les nègres » (cité par J. Waldron, The Harm of Hate Speech, p. 27). Il était clair que le tract incriminé ne comportait pas d’appel à la violence (mais seulement à la défense et à l’auto-protection de la race blanche), et qu’il y avait peu de chances qu’il soit l’occasion ou la cause immédiate de violences. Il ne tombait donc pas sous le coup du critère du danger clair et imminent. La Cour a pourtant jugé que ce genre de propos insultants et diffamatoires ne pouvait être protégé par le premier amendement, car ils consistent à attribuer de manière mensongère à l’ensemble des membres d’un groupe racial, et en vertu même de leur appartenance à ce groupe, des comportements (drogue, crime, viol) qui, lorsqu’ils sont le fait d’un individu, signifient que nous ne considérons plus cet individu comme investi d’une dignité « normale » et que nous ne pouvons ni ne voulons entretenir avec lui un rapport de réciprocité fondé sur la confiance et le respect mutuels. Le texte de la décision dit au demeurant très clairement que l’État d’Illinois était en droit de conclure que « ceux qui répandent délibérément ces mensonges à propos de certains groupes raciaux ou religieux favorisent la discorde et tendent puissamment à faire obstruction aux ajustements divers et variés (manifold adjustments) nécessaires à une vie libre et ordonnée dans une communauté urbaine polyglotte » (cité ibid. p. 49).
Aujourd’hui, dit Waldron, une décision de ce genre fait plutôt figure d’exception dans un contexte beaucoup plus favorable à une interprétation étendue du premier amendement et il semble y avoir deux raisons à cela, l’une générale et l’autre particulière.
La raison générale est une méfiance plus grande envers un gouvernement qui paraît plus fort, moins contesté qu’il ne l’était au début des années 1950. Les adversaires des lois réglementant les propos haineux s’inquiètent donc de la forme de répression des opinions dissidentes à laquelle elles pourraient permettre à l’État et à la majorité de se livrer. Ils craignent l’hystérie collective de la majorité contre les opinions singulières. Mais, dit Waldron, c’est ne voir qu’un seul côté de la question, car les propos haineux, bien qu’ils émanent de personnes privées et non de l’État, peuvent aussi être une forme d’hystérie collective qui menace les libertés individuelles des membres des minorités qui en sont l’objet. Si une loi réprime les propos racistes, elle accroît la liberté de ceux qui sont victimes de ces propos, lorsque ces derniers contribuent à créer un environnement social qui, par exemple, dissuade les noirs de circuler dans certains endroits, de sortir après une certaine heure, de solliciter certains avantages, de faire valoir certains de leurs droits, etc. L’idée que l’action publique est toujours une menace pour les libertés individuelles et que l’absence de réglementation est toujours une augmentation de ces mêmes libertés est une vue de l’esprit. Contrairement à ceux qui veulent ériger en principe que la volonté majoritaire et l’action de l’État sont nécessairement inspirées par la défense d’intérêts particuliers – et donc toujours suspectes –, Waldron a au demeurant constamment défendu l’idée que la volonté collective pouvait parfaitement tendre au bien commun [10]. C’est le cas ici, où le législateur œuvre à la défense des minorités et de leur statut contre les attaques corrosives émanant de minorités agissantes – les racistes – qui veulent créer un climat de peur et imposer à ceux qu’ils haïssent une restriction de leurs droits.
La raison particulière est l’arrêt rendu par la Cour suprême dans l’affaire New York Times v. Sullivan de 1964. Cette décision affirme que les personnages publics – en particuliers les hommes politiques – ne peuvent pas obtenir réparation pour des propos insultants ou diffamatoires sauf s’ils sont en mesure de prouver que ces propos ont été tenus en pleine conscience de leur caractère mensonger ou « de manière irresponsable », c’est-à-dire sans que leur auteur ait cherché le moins du monde à en vérifier l’exactitude. Mais, dit Waldron, cette décision ne devrait pas être considérée comme pouvant affecter la question des propos haineux, car il n’y a aucun rapport entre ce qu’il est licite d’affirmer dans le cadre d’une campagne électorale sur des personnages publics qui doivent s’attendre à être calomniés et traités sans ménagement, et ce qu’il est possible de dire à propos des membres de minorités ethniques ou religieuses qui n’occupent pas de fonctions de pouvoir, qui ne sont pas des personnages publics, et qui ont donc le droit d’être protégés contre des allégations mensongères lorsque celles-ci les visent en tant que membres d’un groupe et ont pour effet, en les associant à des traits négatifs, d’éroder leur statut de citoyens égaux (Harm of Hate Speech, p. 62-64). Dans une société historiquement marquée par le racisme, dit Waldron, nous ne pouvons pas supposer que l’atmosphère de respect mutuel nécessaire à sa pacification est si solide qu’elle est à l’épreuve de toutes les attaques visant le statut égal de certains membres de la communauté, ou que l’atmosphère de tolérance est si bien établie qu’elle est invulnérable, qu’elle va de soi, et qu’il n’est pas nécessaire que l’État s’emploie à la surveiller et à la protéger (p. 31).
On pourrait cependant objecter qu’il y a ici une confusion. La fonction de l’État est de garantir le respect des droits des citoyens, donc d’empêcher les actes racistes et les faits de discrimination consistant à refuser à certains, en vertu de leur identité religieuse ou raciale, les droits auxquels ils peuvent prétendre. Mais au nombre de ces droits doit figurer bien entendu la liberté d’exprimer notre opinion sur tous les sujets pourvu que nous ne nous livrions ni à des violences ni à des discriminations effectives. Ainsi, il appartient au gouvernement de combattre les violences et les discriminations faites aux femmes, mais il doit laisser les citoyens libres de consommer de la pornographie et d’exprimer par là l’opinion que les femmes devraient être soumises aux désirs des hommes. De même, l’État doit réprimer les actes racistes mais laisser les citoyens exprimer librement leur avis quant au respect qui est dû aux différents groupes ethniques. Après tout, si les femmes sont certaines qu’elles ne seront ni agressées ni effectivement discriminées, que leur importe que l’environnement social soit peuplé de pornographie ? Et si les membres des minorités raciales ou religieuses sont assurés qu’ils ne seront ni discriminés ni l’objet de violences, que leur importe que l’environnement social soit peuplé de messages qui soulignent leur infériorité, le fait qu’ils n’ont pas le droit d’être respectés, etc. ?
Pour Waldron, cette idée d’une séparation étanche entre l’État qui doit réprimer les discriminations, et les personnes privées qui peuvent dire ce qu’elles veulent, est un non-sens. L’État ne peut pas réprimer les discriminations sans le concours des citoyens et, par ailleurs, l’action des citoyens racistes crée quelque chose qui est quasi public, et non pas d’ordre privé. Elle détruit en effet un bien public en invitant les racistes à se regrouper, à prendre confiance, à créer une atmosphère qui mine l’assurance que les membres des minorités doivent avoir qu’ils seront traités comme des égaux même hors de la présence répressive de l’État. Il n’est donc pas possible de dire que la régulation des discours haineux est une intrusion indue de l’État dans la sphère privée des opinions protégées par la liberté d’expression puisque, lorsque les opinions privées aboutissent, par leurs coalescence et leur accumulation, à produire un mal public, elles tombent sous la compétence de l’État et de la loi.
Waldron conclut que la décision Beauharnais était bien fondée. Les raisons que l’on pourrait avoir de l’abandonner sont dépourvues de pertinence et, en conséquence, il est légitime de contrôler ou d’interdire les propos haineux.
Une atteinte à l’autonomie ?
Waldron admet cependant que cette action législative constitue bien une restriction de la liberté d’expression et une atteinte à l’autonomie de ceux qui voudraient exprimer un discours possédant à leurs yeux une grande importance expressive.
Mais que faut-il en conclure ? Que le droit d’exprimer nos opinions est, au nom de l’appel à l’autonomie individuelle, un droit qui l’emporte a priori sur tous les autres quels que soient les effets négatifs dont il s’accompagne ? Certainement pas. Comme tous les droits constitutifs de l’autonomie, la liberté d’expression entre dans une procédure d’appréciation qui met en balance les libertés conférées par un droit et les atteintes aux droits des tiers qui peuvent en résulter, et s’il est évident qu’il ne suffit pas que la restriction d’une liberté chez les uns soit utile à la constitution d’une liberté chez les autres pour être légitime, il est tout aussi vrai que le fait que la constitution d’une liberté pour les tiers implique une réduction de certaines autres libertés ne rend pas cette constitution par là même illégitime. Le débat entre partisans et adversaires de la répression des propos haineux porte donc en réalité sur une appréciation des libertés en jeu de part et d’autres. Les adversaires de la régulation valorisent l’autonomie expressive et minimisent les torts dont elle pourrait être – selon eux – « l’occasion » ou qu’elle pourrait « causer » chez ceux qui sont visés par les propos haineux. Inversement, Waldron suggère que le tort n’est pas un effet possible (aléatoire) de l’expression de certains propos mais qu’il est constitué par ces propos qui sont en eux-mêmes une atteinte au statut égal de l’ensemble des citoyens et au bien public de l’assurance du respect mutuel. L’argument qui affirme qu’il n’est pas légitime de faire obstacle à l’autonomie expressive des racistes sous prétexte que leurs propos pourraient dans certains cas être l’occasion de torts avérés pour certains membres de la communauté est donc fallacieux, car ces torts sont une partie intégrante de ces propos et non pas un de leurs effets seulement possibles. Il est vrai que l’on ne peut interdire l’usage des couteaux sous prétexte que certains s’en servent pour commettre des meurtres, mais il est tout aussi vrai que l’usage expressif des propos haineux (qui existe) ne peut pas peser lourd en face des atteintes essentielles au statut égal des membres des minorités visées que constitue la présence de ces propos dans l’espace public. De même que la présence des anticorps dans le sang constitue l’immunité contre la maladie, et qu’ils n’en sont pas la cause et encore moins la cause seulement possible, les propos haineux sont bien constitutifs de la destruction du statut de citoyen égal des personnes visées par ces propos, et c’est ce caractère qui donne à la loi le droit de les réprimer.
La libre conversation, condition de la légitimité des lois contre la discrimination ?
Reste le point le plus délicat, celui sur lequel la position de Waldron et de tous ceux qui défendent la légitimité de la répression législative des propos haineux est la plus friable.
Voici l’argument. Nous souhaitons évidemment réprimer les discriminations effectives et nous faisons des lois qui interdisent les actes de discrimination, en matière d’accès aux lieux publics, aux écoles, aux commerces, à l’emploi, au logement, etc. Or, comme toutes les lois, celles-ci ne peuvent être légitimes et obliger ceux qui s’y opposent que si ces derniers ont eu toute latitude de manifester publiquement leur désaccord, donc de dire ouvertement qu’ils sont favorables à la discrimination raciale, qu’ils estiment que certaines personnes ne devraient pas êtres traitées avec un respect égal et qu’elles ne devraient pas se voir reconnaître le statut égal que les lois contre les discriminations aspirent à leur conférer. Ronald Dworkin a en particulier défendu ce point de vue. De même, selon lui, que la légitimité de la législation sur l’égalité entre les sexes exige qu’il soit permis – y compris par la diffusion de la pornographie – d’affirmer publiquement l’opinion selon laquelle les femmes devraient être soumises aux désirs des hommes, la légitimité des lois anti-discrimination requiert la possibilité, pour les opposants, de dire publiquement que les membres des minorités ne devraient pas avoir droit au respect et au statut égaux que ces lois sont destinées à leur garantir. En l’espèce la légitimité des lois d’aval (lois anti-discrimination) suppose qu’il soit permis d’exprimer les opinions racistes que les lois d’amont (réprimant les discours haineux) ont pour objet de faire disparaître de la conversation publique [11].
Les réponses de Waldron et leurs faiblesses
La réponse de Waldron à cette double objection consiste à dire que les racistes ont le droit d’exprimer leur opinion favorable à la discrimination, mais qu’ils n’ont pas le droit de le faire de manière haineuse, menaçante, ou propre à créer une atmosphère de peur qui ferait obstacle à l’exercice effectif de leurs droits par les membres des minorités visées par leurs propos [12]. Une telle restriction, suggère-t-il, porte sur les circonstances et non pas sur le contenu, et elle est donc du même ordre que celles qui, sans réprimer la substance d’un propos, limitent les circonstances de temps et de lieu dans lesquelles il peut être tenu en raison des inconvénients majeurs qui pourraient en résulter. Par exemple, l’interdiction de manifester dans un lieu insuffisamment vaste pour accueillir la foule attendue est légitime pourvu que le droit d’organiser cette manifestation dans un lieu adéquat soit reconnu. En revanche, si ces limitations sont arbitraires, si elles invoquent des troubles ou des inconvénients imaginaires, on est en droit de conclure qu’elles sont des prétextes et que l’interdiction vise en réalité la substance même du propos. Dans le cas qui nous occupe, dit Waldron, les limitations portant sur les modalités haineuses ne sont pas arbitraires, car le tort qu’il s’agit de prévenir et qui résulterait de ces modalités haineuses est bien établi, alors qu’il existe une possibilité d’exprimer une opinion substantiellement raciste sans ces modalités et sans le tort qui en résulte, exactement comme il existe une possibilité de manifester qui, sans entraver la possibilité de se faire entendre, ne comporte pas les troubles qui existeraient si la manifestation se tenait dans un lieu trop exigu pour la recevoir.
Le défaut de cet argument est cependant très visible. Il autorise les racistes à dire ce qu’ils pensent mais seulement dans une forme qui contredit ce qu’ils pensent ! Ou encore, il autorise les racistes à dire que les minorités qu’ils détestent n’ont pas droit à un statut égal, mais seulement d’une manière qui reconnaît ce statut égal puisqu’elle emprunte les formes ordinaires du discours que l’on emploie pour parler à des gens à qui l’on reconnaît un statut et une valeur égaux à ceux que l’on possède soi même. Une autre difficulté de l’argument de Waldron est qu’il invoque un fait dont le raciste nie l’existence, puisque l’atteinte au statut égal des membres des minorités n’est pas un mal aux yeux de ceux qui pensent précisément que ces minorités ne devraient pas être admises dans la communauté sur un pied d’égalité. Comment invoquer une conviction que les racistes ne partagent pas pour les contraindre à exprimer leurs opinions dans une forme qui suppose la vérité de l’opinion qu’ils rejettent ? Si l’idée selon laquelle les membres des minorités n’ont pas droit à un respect égal doit être un élément de la conversation, il n’est pas possible de lui demander de s’exprimer dans une forme qui suppose sa propre fausseté. Et il est clair qu’une telle exigence entraîne une perte dans la conversation et dans le débat démocratique, puisqu’une opinion a bel et bien été censurée. Or, c’est l’argument initial, si nous voulons que la loi qui commande de traiter les membres des minorités avec un respect égal soit légitime, il faut avoir le droit de dire que les membres des minorités n’ont pas droit à ce respect égal, et on ne peut pas demander aux partisans de cette opinion de s’exprimer dans des termes qui respectent des droits qu’ils nient, comme on ne peut les accuser de violer dans leurs propos des droits dont ils nient que les personnes concernées les possèdent.
On pourrait effectivement soutenir que cette perte est nécessaire car elle a pour objet de faire disparaître un mal bien plus grave qui est l’atteinte au statut égal des membres des minorités. Mais à nouveau, qualifier cette atteinte de mal implique que la position des racistes est fausse, et cette argumentation en forme d’équilibrage ne peut pas convaincre ceux qui postulent que le mal qu’on cherche à éradiquer n’existe pas.
Waldron lui même identifie cette difficulté. Il y a une contradiction, dit-il, ou du moins un paradoxe, à policer le processus d’auto-détermination démocratique par des normes de décence et de respect égal qui sont précisément celles dont la validité est en question au sein même de ce processus. Mais sa réponse est particulièrement friable puisqu’elle consiste à citer d’autres cas, non problématiques, dans lesquels des individus sont appelés à délibérer dans le respect des normes sur la validité desquelles ils sont censés se prononcer. Par exemple, les Lords héréditaires ont pris part, en Grande-Bretagne, à la délibération sur la question de savoir s’il fallait ou non mettre fin à leur présence dans la chambre des Lords. On voit immédiatement que les deux choses sont sans aucun rapport l’une avec l’autre. Lorsqu’on débat d’une procédure et de la légitimité de continuer à y avoir recours, la règle est d’employer la procédure en question, parce qu’elle est en vigueur, pour déterminer si on va continuer à l’employer ou en changer. Mais lorsqu’on débat d’une question substantielle, il n’est pas possible d’imposer au débat des règles qui sont la matérialisation de la vérité de l’une des opinions en présence, car l’issue et la décision ne peuvent être légitimes que si le débat se déroule suivant une procédure neutre qui ne postule pas la vérité de l’une des options en présence.
La seconde réponse de Waldron est encore plus fragile et elle est en outre incompatible avec la première. Il y a des points, dit-il, sur lesquels nous n’avons plus besoin que l’opinion inverse ait le droit de présenter ses arguments pour être assurés que notre opinion est vraie. La question de savoir si les membres des divers groupes ethniques ont droit à un statut et à un respect égal n’est pas une question active dans notre conversation démocratique mais une question réglée une fois pour toutes. On ne peut cependant, comme Waldron le fait ici, dire en même temps que la validité des normes d’égal respect est ce qui fait l’objet d’une conversation démocratique qui doit se dérouler en conformité avec les normes dont elle débat, et prétendre que cette validité n’est plus en question dans les conversations d’aujourd’hui. En indiquant que, même sur des questions qui paraissent réglées, nous avons besoin d’un avocat du diable qui défend des idées auxquelles il n’adhère pas, Mill comprenait au contraire de manière très claire que toute idée a besoin d’être contestée pour avoir même la possibilité de prétendre au statut de vérité. Aucune proposition ne peut être vraie, et par conséquent aucune contrainte appuyée sur la conviction que cette proposition est vraie ne peut être légitime, si ceux qui pensent qu’elle est fausse n’ont pas le droit de parler et de tenter de convaincre la majorité de sa fausseté.
Certes, et Waldron a raison de le souligner, les propos favorables à la discrimination, exprimés sous une forme haineuse, ne sont pas seulement des propos, ce ne sont pas seulement des « contributions à un débat intellectuel », mais ce sont aussi des actes, des torts faits à des personnes réelles et à la communauté dans laquelle nous vivons. Le problème est que certains sont convaincus que ces torts n’existent pas, ou qu’ils sont négligeables, ou que, en l’absence de toute discrimination effective, ils ne pèsent pas suffisamment lourd devant le tort que l’interdiction des propos haineux ferait à la légitimité des décisions collectives, y compris celles qui interdisent les discriminations effectives.
Waldron est convaincu qu’une communauté démocratique ne peut pas courir le risque de laisser se dérouler un débat entre l’idée de dignité humaine universelle qu’elle veut défendre et les idées qui la rejettent, ce qui confirme au demeurant que le seul débat dont il admet la légitimité est un débat qui – par sa forme même – postule la fausseté de l’une des positions en présence. Il est convaincu qu’il est trop dangereux de laisser cette négation de l’égale dignité humaine apparaître comme une proposition parmi d’autres, car on ne peut accepter que ce qui nie les valeurs fondamentales de la communauté, ce qui lui permet d’exister et de faire vivre ses membres ensemble, apparaisse comme une opinion possible dans un débat. Les idées qui soulignent l’égale dignité ne sont pas, dit-il, des idées que nous pourrions choisir ou refuser tout en continuant de vivre ensemble puisque ce sont des composantes nécessaires de l’environnement social dans lequel nous voulons vivre et envers lequel nous sommes engagés. Certes, mais l’urgence est de comprendre comment il convient de parler à ceux qui ne veulent pas de ce fameux « vivre ensemble » (les racistes, les « bigots » qui récusent la laïcité), et nous avons légitimement le droit de nous poser la question suivante : étant acquis que les idées d’égale dignité et de laïcité sont effectivement des composantes nécessaires de l’environnement social dans lequel nous voulons vivre, quel est le meilleur moyen de les établir aussi fermement que possible dans leur statut de composantes incontournables et de principes légalement contraignants ? Interdire les opinions qui les récusent ou renforcer en permanence les arguments qui les étayent en répondant à ceux qui les contestent ? Et quel sentiment donnons-nous aux adversaires de ces idées de dignité égale et de laïcité quant à la solidité de nos convictions si, dans le même temps, nous proclamons le peu de confiance que nous leur accordons en interdisant à ceux qui les rejettent de faire sur elles l’épreuve de leurs arguments ? Poser ces questions, ce n’est pas les résoudre mais on ne peut balayer ces doutes d’un revers de main, surtout dans un monde en plein bouleversement où certaines formes de fanatisme et d’exclusion connaissent un regain que beaucoup n’auraient jamais cru possible.