Recensé : Bénédicte Robert, Les Politiques d’éducation prioritaire. Les défis de la réforme, Paris, PUF, 2009. 168 p., 15 €.
Les dispositifs d’aide aux établissements scolaires les plus défavorisés sont-ils utiles ? Comme le souligne d’emblée Bénédicte Robert dans ce livre tiré d’une thèse de science politique qu’elle a soutenue récemment, les politiques d’éducation prioritaires, et leur aspect le plus connu, les zones d’éducation prioritaires (ZEP), ont suscité de nombreuses réactions depuis leur mise en place au cours des années 1980. Plusieurs documents d’évaluation (rapport de Catherine Moisan et Jacky Simon en 1997, étude de l’INSEE en 2003 ou rapport de la Cour des comptes en 2009) ont en effet scandé l’histoire du débat public sur le sujet de l’éducation prioritaire, avec une critique souvent dure vis-à-vis de l’efficacité, voire de la légitimité, de ces dispositifs.
Genèse des ZEP
Pourtant, montre Bénédicte Robert, la genèse et la définition de ces politiques sont souvent mal connues. Leur genèse se situe dans les années 1960 et 1970. Certains secteurs du monde enseignant, de la gauche et du syndicalisme enseignant (SNI et surtout SGEN-CFDT) ont alors critiqué l’égalité « formelle » de l’école républicaine, qui consistait à attribuer à tous les mêmes moyens. À moyens égaux en effet, il s’avérait pour un nombre croissant de praticiens et d’observateurs de l’éducation que les élèves les mieux dotés étaient privilégiés par l’institution scolaire. Dans ces milieux marqués à gauche, les travaux de la sociologie critique (Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, puis Christian Baudelot et Roger Establet) ont pointé les limites de l’égalitarisme républicain en matière scolaire. Renforcées par le souffle contestataire de Mai 68, ces études ont de même fourni une légitimation à des expérimentations faites au niveau de l’école primaire ou du premier cycle du second degré. Parmi ces méthodes novatrices, on peut citer la pédagogie différenciée, le travail en équipe éducative ou encore le recours à l’expérimentation. Les initiatives sont mises en place au niveau local, sinon dans l’hostilité, du moins dans l’indifférence de l’Éducation nationale.
Dans les années 1970 émerge la notion d’« école inégalitaire » qui entend donner plus de moyens aux établissements et aux publics les plus défavorisés. Cette idée marque profondément les programmes éducatifs des partis de gauche (en particulier celui du Parti socialiste), du syndicat éducatif SGEN-CFDT et de nombreux chercheurs en pédagogie qui la popularisent durant cette décennie. La consécration arrive en 1981, avec la mise en place des ZEP, qui, sous le ministère d’Alain Savary, sont la traduction du concept d’école inégalitaire (« donner plus à ceux qui sont défavorisés pour rétablir l’égalité réelle »). Ces dispositifs de politiques éducatives prioritaires ont souvent été au cœur des débats éducatifs français, notamment dans l’affrontement entre le camp « pédagogique » (défenseur d’une réforme de l’école) et le camp « républicain » (partisan d’une école plus traditionnelle). C’est dans cette généalogie d’un débat souvent vif que se place l’ouvrage de Bénédicte Robert. Son travail doctoral, utilisant une comparaison entre les politiques prioritaires françaises et américaines, est une analyse de leurs destins et des pratiques qu’elles ont suscitées.
Bénédicte Robert se place d’emblée sur le terrain de la science politique, mettant en avant l’utilité d’une analyse des politiques prioritaires éducatives avec les outils de cette discipline, aux côtés de l’histoire et des sciences de l’éducation. Bien que l’ouvrage soit tourné vers l’expérience française, les comparaisons avec l’exemple américain abondent : la similitude des débats et des difficultés des politiques éducatives prioritaires en est d’autant plus frappante. Ainsi, la critique a fluctué, des deux côtés de l’Atlantique, entre une position idéologique (l’inégalité de traitement par la puissance publique est illégitime) et une analyse acide de l’efficacité de l’action scolaire en faveur des populations et des établissements les plus défavorisés [1].
D’autre part, Bénédicte Robert souligne l’importance du rapport centre/périphérie dans la gestion des politiques éducatives prioritaires. Elle montre notamment le passage des ZEP de la gestion rectorale ou décentralisée à une volonté de pilotage national. De l’expérimentation relativement autonome au niveau local (1981-1984), on passe à une tentative de centraliser la politique des ZEP. De même, l’institutionnalisation croissante des politiques prioritaires, de plus en plus gestionnaires depuis les années 1980, est un élément central de l’analyse de Bénédicte Robert.
Après un solide rappel bibliographique et historiographique, l’auteure distingue trois périodes dans la mise en place des ZEP :
1) La mise en place, durant le ministère d’Alain Savary, des politiques d’éducation prioritaires.
2) L’institutionnalisation des ZEP, dans le cadre d’un relatif désintérêt de l’action publique, de 1984 à 1998.
3) La remise en cause partielle et les tentatives d’évaluation des ZEP depuis 1998.
Le destin complexe des politiques d’éducation prioritaires
Entre 1981 et 1984, le ministère de l’Éducation nationale d’Alain Savary multiplie les chantiers éducatifs et les propositions de réforme (on peut citer notamment le rapport Legrand sur les collèges ou le rapport de Peretti sur la formation des enseignants). Parmi ceux-ci, la mise en place des ZEP n’est en fin de compte pas le point le plus discuté à l’époque. Les collèges sont les établissements qui bénéficient le plus des politiques prioritaires, dans un contexte de forte massification de l’enseignement secondaire [2]. L’idée d’attribuer plus de moyens aux établissements des quartiers populaires en crise est organiquement liée, souligne Bénédicte Robert, à la volonté de démocratiser dans les faits le système scolaire hexagonal dans les collèges et les lycées. Les enseignants se voient attribuer une rémunération supplémentaire et les établissements des moyens spécifiques : la remise en cause d’une égalité formelle, profondément ancrée dans la culture scolaire républicaine, est patente.
Cette politique « compensatoire », selon le mot de l’auteure, avait un but et une forme temporaires : il fallait « remettre à niveau » ces établissements, leur permettre de jouer un rôle dans la démocratisation du secondaire, étant entendu que l’efficacité de ces dispositifs devait être évaluée. Pourtant, les ZEP vont perdurer malgré leur caractère initialement provisoire – du moins dans l’esprit du législateur. Paradoxalement, le désintérêt relatif de l’administration centrale est concomitante d’une institutionnalisation de fait, à partir de 1984, des politiques éducatives prioritaires. Avec l’arrivée rue Grenelle de Jean-Pierre Chevènement, la réhabilitation de l’« école républicaine » devient le leitmotiv de l’action du ministère de l’Éducation nationale. Les politiques éducatives prioritaires sont poursuivies sans que le dispositif ne soit véritablement évalué. Ce sont les administrations rectorales qui gèrent celles-ci, dans un relatif consensus – ou désintérêt ? – des gouvernements de droite et de gauche, qui cherchent assez peu à modifier les politiques impulsées en 1981 et à en évaluer les résultats. En 1990, un coordinateur des politiques d’éducation prioritaires est mis en place, preuve de l’institutionnalisation croissante de celles-ci : il s’agit à la fois de tenter une première évaluation nationale et de poser un cadre central pour des pratiques jusque-là largement locales.
Quel rapport « coût/bénéfice » ?
Avec le retour de la gauche au pouvoir en 1997 et la crise scolaire dans le département de Seine-Saint-Denis, qui a été fortement médiatisée sous le ministère de Claude Allègre, les ZEP reviennent sur le devant de la scène et sur l’agenda des décideurs. Le rapport de Catherine Moisan [3] constitue une première tentative d’évaluation des effets concrets de la politique à cette époque. Désormais, la question des résultats réels et du rapport « coût/bénéfice » devient centrale. L’efficacité des ZEP est plus particulièrement critiquée, notamment par une étude publiée par l’INSEE en 2003 [4].
En conclusion, quel est le bilan d’une réforme aujourd’hui presque trentenaire ? Deux thèses s’affrontent. D’une part, certains soulignent que les financements et les dispositifs ont été empilés [5]. Les ZEP ont été mises en place et utilisées sans véritable évaluation. Pour les auteurs les plus critiques, la seule différence entre ces établissements et les autres se résume à « deux élèves de moins par classe », un des seuls résultats concrets – et coûteux – de ces dispositifs. D’autres, en revanche, affirment que les politiques d’éducation prioritaires ont permis d’éviter une aggravation de l’échec scolaire et des tensions dans un secondaire en voie de massification rapide (notamment au niveau du collège). L’auteure, au terme d’une recherche inédite et multidisciplinaire, souligne le destin paradoxal des politiques éducatives prioritaires. À l’heure où l’on parle des ZEP comme d’un moyen d’extraire une « élite » des quartiers populaires, le rappel de cette histoire heurtée et ambiguë ne pourra que stimuler les analyses et les réflexions de chacun.