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Recension Histoire

Quand l’insémination artificielle était contre nature

À propos de : Emmanuel Betta, L’Autre Genèse. Histoire de la fécondation artificielle, Hermann


par Jean-François Mignot , le 11 avril 2018


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Enfanter, à n’importe quel prix ? L’histoire de l’insémination artificielle et de sa condamnation par l’Église catholique permet d’éclairer le débat actuel sur l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation aux femmes seules et aux couples de femmes homosexuelles.

Enfanter, à n’importe quel prix ? L’histoire de l’insémination artificielle et de sa condamnation par l’Église catholique permet d’éclairer le débat actuel sur l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation aux femmes seules et aux couples de femmes homosexuelles.

De nos jours, 2 à 5 % des naissances dans les pays occidentaux (3 % en France) sont issues de l’assistance médicale à la procréation. Celle-ci recouvre deux techniques principales, qui consistent à manipuler des gamètes (spermatozoïdes et/ou ovules) hors du corps humain pour aboutir à une conception : l’insémination artificielle et la fécondation in vitro (FIV) avec transfert d’embryon. La première naissance humaine issue de FIV est survenue au Royaume-Uni en 1978, avant la naissance d’Amandine en France en 1982. Mais de quand date l’insémination artificielle, et quelle est l’histoire de cette technique ? C’est l’objet de L’Autre Genèse, de l’historien italien Emmanuel Betta, professeur à La Sapienza.

Les débuts de l’insémination artificielle

Appelée « fécondation artificielle » jusqu’aux années 1940, l’insémination artificielle remonte au dernier tiers du XVIIIe siècle. À cette époque, des naturalistes européens expérimentent sur des animaux diverses techniques de fécondation artificielle, dans le but de comprendre les mécanismes de la reproduction. Le biologiste italien Lazzaro Spallanzani (1729-1799) mène dans les années 1770 des expériences sur des grenouilles. Il recueille le sperme d’une grenouille mâle et en asperge des œufs extraits de l’abdomen d’une femelle (fécondation artificielle extracorporelle), ce qui aboutit au développement normal des œufs.

C’est donc le contact physique entre le sperme et les œufs qui permet la reproduction, plutôt qu’une « force vitale », ainsi que le voulait la théorie de la génération spontanée. Spallanzani prolonge dans les années 1780 ses expériences sur des mammifères, notamment des chiens (fécondation artificielle intracorporelle), avec le même succès. Et dans les années 1790, le chirurgien britannique John Hunter (1728-1793) recueille le sperme d’un homme, qu’il injecte dans le vagin de son épouse, afin de contourner l’incapacité du couple à concevoir. Là encore, cette fécondation artificielle aboutit à une naissance.

À partir des années 1830, puis 1860, quelques médecins européens utilisent ces résultats expérimentaux dans une perspective thérapeutique. À l’aide d’une seringue, ils cherchent à contourner la stérilité de certains couples dont l’homme ou la femme souffre d’une malformation empêchant la mise en contact du sperme et de l’ovule. Au passage, ces médecins découvrent que la fécondation ne nécessite ni relations sexuelles ni, a fortiori, le plaisir sexuel féminin.

Dans les années 1880, la fécondation artificielle intègre les manuels de médecine : réservée aux couples qui ne présentent pas de maladie héréditaire, elle constitue l’une des façons de soigner certaines formes de stérilité, même si ce n’est encore qu’à toute petite échelle. Ainsi la fécondation artificielle entre-t-elle dans le débat public.

La réaction de l’Église

Au début du XXe siècle et jusque dans l’entre-deux-guerres, les techniques d’insémination artificielle animale et humaine se perfectionnent, notamment sous l’influence de biologistes britanniques et russes qui les appliquent avec succès à l’élevage équin et bovin, et ce à grande échelle. Aux États-Unis, le nombre annuel d’inséminations artificielles humaines passe de quelques dizaines, dans les années 1900, à quelques centaines, dans les années 1930, puis à plus d’un millier à partir des années 1940.

L’insémination artificielle est alors utilisée dans les pays occidentaux non seulement pour traiter les problèmes de stérilité de certains couples, mais aussi — veut-on croire — dans le but de lutter contre la baisse de la natalité (objectif quantitatif) et contre la dégénérescence de l’espèce humaine (objectif qualitatif et eugénique). Les médecins discutent de l’encadrement déontologique, moral et juridique de la fécondation artificielle, cherchant à préciser les droits et devoirs des époux, du médecin et de l’enfant à naître. La quasi-totalité des inséminations artificielles sont alors — tout comme aujourd’hui — des inséminations intraconjugales, l’insémination artificielle avec donneur de sperme (IAD) étant assimilée à un adultère : un acte qui viole l’honneur sexuel de l’époux, et qui ne doit donc être pratiqué que dans le secret.

Quel jugement l’Église catholique porte-t-elle sur cette technique ? En 1897, la Sacrée Congrégation du Saint-Office émet un décret de condamnation de la fécondation artificielle humaine, alors qu’elle n’est encore qu’une pratique thérapeutique exceptionnelle. L’Église catholique a depuis lors confirmé plusieurs fois cette condamnation, pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, l’insémination artificielle, assimilable à un adultère de l’épouse, serait contraire à l’honneur de l’époux et à la « pudeur professionnelle » des médecins. A fortiori, l’Église considère l’insémination artificielle avec donneur comme de la fornication. Ensuite, même lorsqu’elle est réalisée directement par les époux eux-mêmes, la collecte du sperme requiert que l’homme commette le « péché d’Onan », ce qui est contraire à la morale sexuelle.

Enfin, et plus fondamentalement, la pratique de l’insémination artificielle viole la loi morale naturelle et la loi divine : elle est contre nature, comme l’indiquent ses origines vétérinaires et le fait que le sperme n’est pas destiné à être manipulé. À ce jour, l’Église n’a jamais retenu l’argument selon lequel l’insémination artificielle, en soignant certaines formes de stérilité, permet à des couples d’atteindre la principale finalité du mariage et ainsi de respecter certaines injonctions bibliques.

Le débat actuel

Malgré ses défauts — une organisation peu claire, une couverture très inégale des différents pays occidentaux et l’absence d’information sur les couples ayant eu recours à l’insémination artificielle —, L’Autre Genèse est un ouvrage instructif. Se rappeler l’histoire de l’insémination artificielle et l’histoire de sa condamnation par l’Église peut être utile pour aborder les débats actuels sur l’assistance médicale à la procréation.

Aujourd’hui, en France, l’accès à l’assistance médicale à la procréation est réservé aux couples stables, formés d’une femme et d’un homme en âge de procréer, et dont l’infertilité est médicalement constatée. Dans ce contexte devrait s’ouvrir en 2018 et 2019 un débat sur l’opportunité d’ouvrir l’assistance médicale à la procréation aux couples de femmes et aux femmes seules. Selon les sondages d’opinion réalisés par l’IFOP, il apparaît que, depuis au moins les années 1990, une majorité des Français sont « plutôt » ou « tout à fait » favorables à l’élargissement de l’assistance médicale à la procréation aux femmes seules, et que, depuis 2014, une majorité des Français seraient aussi favorables à son élargissement aux couples de femmes homosexuelles.

La condamnation de l’insémination artificielle par l’Église catholique s’est largement fondée sur un « sophisme naturaliste » [1], cette erreur de raisonnement qui consiste à inférer ce qui doit être à partir de seuls faits. Pour l’Église, l’insémination artificielle doit être interdite, car elle n’est pas naturelle. De même, dans les débats actuels, certains conservateurs sont tentés de soutenir que les couples de femmes ou les femmes seules ne doivent pas pouvoir accéder à l’assistance médicale à la procréation, car, en l’absence de gamètes mâles, ces personnes sont naturellement inaptes à procréer.

Toutefois, de nos jours, les conservateurs ne sont pas les seuls à chercher à exploiter ce type d’erreur de raisonnement logique. Certains progressistes sont tentés de faire usage d’une autre erreur, appelée « sophisme moraliste », qui consiste à inférer des faits à partir de ce qui doit être. Dans cette perspective, étant donné que les individus doivent être traités également et que l’assistance médicale doit être étendue aux couples de femmes et aux femmes seules, elle n’est pas nocive pour les enfants qui en naissent.

Si l’on admet que, dans ces débats, il convient d’autoriser toutes les pratiques qui ne nuisent pas aux enfants, mais seulement celles-là, alors ces débats doivent se recentrer sur des questions empiriques : quelles sont les pratiques d’assistance médicale à la procréation qui, de fait, promeuvent l’intérêt des enfants ou, tout au moins, ne leur nuisent pas ? S’il semble établi qu’être élevé par un couple de femmes (plutôt qu’un couple formé d’une femme et d’un homme) n’est aucunement pénalisant pour un enfant, en va-t-il de même du fait d’être élevé en famille monoparentale, par une femme seule ? Et si l’on prend au sérieux l’intérêt des enfants nés d’un don de gamètes, ne conviendrait-il pas de leur permettre de faire lever le secret de l’identité du donneur qui a permis leur conception ?

C’est sur ces questions-là que les sciences sociales, et en premier lieu la psychologie, sont indispensables à la qualité des débats à venir.

Recensé : Emmanuel Betta, L’Autre Genèse. Histoire de la fécondation artificielle, Paris, Hermann, 2017, 306 p., 28 €.

par Jean-François Mignot, le 11 avril 2018

Pour citer cet article :

Jean-François Mignot, « Quand l’insémination artificielle était contre nature », La Vie des idées , 11 avril 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Quand-l-insemination-artificielle-etait-contre-nature

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Notes

[1G. E. Moore, Principia Ethica, Paris, Puf, 1998 [1903].

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