La République est une idée complexe qui oscille entre deux héritages, modéré et révolutionnaire. Samuel Hayat revient sur cet antagonisme cristallisé dans la Révolution de 1848.
La République est une idée complexe qui oscille entre deux héritages, modéré et révolutionnaire. Samuel Hayat revient sur cet antagonisme cristallisé dans la Révolution de 1848.
En mai 2015, le changement de nom de l’UMP, rebaptisé « Les Républicains », suscita la protestation de plusieurs intellectuels. L’historien Jean-Noël Jeanneney reprocha à Nicolas Sarkozy cette « indigne captation d’héritage » tandis que le philosophe Marcel Gauchet pria l’ancien président « d’ajouter un adjectif » au nom de son nouveau parti [1]. Objet de luttes politiques, la République constitue également un terrain d’investigation central et régulièrement réinvesti dans le champ intellectuel [2]. Néanmoins, les travaux proprement historiques se font rares. À cet égard, l’ouvrage du politiste Samuel Hayat vient combler un manque.
En revenant aux fondements historiques de la tradition républicaine, l’auteur opère une relecture originale des controverses politiques et intellectuelles soulevées lors de l’insurrection de 1848. Cette « révolution oubliée » [3], coincée entre celles de 1789 et 1870, est pourtant riche d’enjeux. Que recouvrent les idées de peuple, de gouvernement, de liberté, de représentation et de citoyenneté ? Comment différents acteurs s’affrontent-ils pour tenter d’imposer leur propre conception de chacun de ces termes ? D’où proviennent ces affrontements et quelle trace ont-ils laissée ?
Telles sont les questions qui guident la réflexion de Samuel Hayat. Plus qu’un récit factuel des évènements, l’auteur met en œuvre une histoire conceptuelle et sociale de l’idée républicaine. L’ouvrage, qui se focalise sur les débats publics ayant eu lieu à Paris entre février et juin 1848, n’apporte pas de sources inédites. Mais il donne aux connaissances déjà établies une véritable profondeur philosophique en montrant comment la révolution de 1848 opère une rupture fondamentale dans l’histoire de l’idée républicaine.
Comment caractériser la période qui s’étend de l’abdication du roi Louis-Philippe le 24 février 1848 à l’installation de la nouvelle Assemblée nationale le 4 mai suivant ? Le récit dominant assimile cette séquence à une « transition » entre deux régimes, la monarchie de Juillet et la Seconde République. Or, explique Samuel Hayat, assimiler la République à un simple changement du personnel étatique et de ses procédures de sélection revient à occulter un fait fondamental : la période en question ne contient pas une mais plusieurs conceptions de la République. Au delà de l’affrontement entre partisans du roi et promoteurs du suffrage universel, la césure fondamentale de 1848 sépare, à l’intérieur même du camp républicain, ceux qui défendent un gouvernement représentatif adossé à un libéralisme économique et ceux qui luttent pour le règne du peuple et le socialisme. Tandis que la majorité du Gouvernement provisoire valorise la séparation entre la société et l’État – seulement reliés par des mécanismes de représentation –, les ouvriers organisés imbriquent le social dans le politique car ils y voient deux dimensions indissociables d’un même projet révolutionnaire.
L’ouvrage reconstitue pas à pas le déroulement des évènements. À chaque étape intervient une multiplicité d’acteurs aux identités mouvantes et poreuses. Les démarcations idéologiques et les alliances stratégiques ne cessent d’évoluer. Les idées sont prises dans le jeu des rapports de force, et réciproquement. Le récit chronologique qui se déploie en sept chapitres entend démontrer l’hypothèse suivante : au cours de la révolution de 1848 se cristallisent progressivement deux conceptions antagoniques de la République.
La première prétend rompre avec la monarchie de Juillet. En réalité, elle se contente de substituer le suffrage universel (masculin) au suffrage censitaire. Ce bouleversement considérable des règles du jeu électoral laisse pourtant intacts les principes du gouvernement représentatif sur lesquels était fondé le règne de Louis-Philippe. En effet, à bien y regarder, la « République modérée » promue par Lamartine reconduit le refus de l’intervention de l’État dans l’économie, l’indépendance des représentants et l’exclusion politique des représentés. Face à ces défenseurs de la modération se dressent les partisans de la « République démocratique et sociale », comme l’anarchiste Pierre-Joseph Proudhon et le socialiste Pierre Leroux. À leurs yeux, ni le Gouvernement provisoire ni l’Assemblée constituante n’ont mené à bien le projet d’égalité sociale porté par les insurgés de février. La révolution est à pousser à son terme, voire à réaliser une deuxième fois. Sans quoi la République demeurera un vain mot.
L’affrontement entre la République modérée et la République démocratique et sociale est en germe dès le début des années 1840, voire dès la Révolution française. Il se cristallise progressivement au cours du printemps 1848, puis il explose le 15 mai 1848 à Paris. La veille au soir, le climat est extrêmement tendu. Trois éléments se conjuguent : le refus du Gouvernement provisoire d’apporter son aide au peuple polonais insurgé, la répression sanglante d’une émeute à Rouen et la décision de repousser d’une semaine une fête pour laquelle de nombreux gardes nationaux de province étaient montés à la capitale. Le 15 mai, ce cocktail de mécontentements provoque l’invasion de l’Assemblée nationale par des manifestants. Ils se font ensuite violemment réprimer et la Garde nationale rétablit l’ordre en arrêtant plusieurs dirigeants du mouvement clubiste.
Cette journée riche en rebondissements a donné lieu à de multiples interprétations. Samuel Hayat n’y voit ni un complot (anarchiste ou conservateur) contre les autorités, ni une conséquence de la question polonaise. L’invasion de l’Assemblée constitue plutôt un acte de transgression qui est à lui-même sa propre fin, au sens où cet acte vise à « forcer l’Assemblée à délibérer sur certains sujets (la Pologne, Rouen, l’organisation du travail), et dans des conditions déterminées (à la demande et/ou sous la surveillance des manifestants) » (p. 278). En définitive, cette invasion soulève l’enjeu suivant : l’Assemblée nationale a-t-elle vocation à écouter le peuple ou, au contraire, à parler à sa place ? Autrement dit, les représentants du peuple détiennent-ils le monopole de la légitimité républicaine ou partagent-ils leur droit de parole avec les citoyens ordinaires ?
Aucune des forces en présence ne nie la nécessité de doter la nation de représentants politiques. Mais à une interprétation exclusive de la représentation – les représentants ont l’exclusivité des affaires publiques – s’oppose une interprétation inclusive de la représentation – qui permet la cohabitation entre l’action parlementaire et la participation citoyenne. L’option défendue par les républicains modérés correspond globalement à ce que Bernard Manin a décrit comme le principal pilier doctrinal du gouvernement représentatif : les citoyens ont le droit de consentir au pouvoir (en votant pour qui ils veulent), mais pas d’y accéder [4].
Derrière ces deux idées de la représentation s’affrontent également deux approches de la citoyenneté et de ses modes d’exercice. Les vainqueurs du 15 mai, pour qui la République se réduit à l’instauration du suffrage universel, défendent une citoyenneté exclusive (le pouvoir des représentants exclut celui des représentés), unitaire (le citoyen existe sous la seule figure de l’électeur) et abstraite (le citoyen est un être universel dénué de caractéristiques spécifiques comme sa profession ou son sexe).
Les défenseurs de la République démocratique inaugurent au contraire une forme de citoyenneté inclusive (la représentation politique est associée à la participation directe des citoyens), plurielle (le citoyen endosse tour à tour le rôle de sujet de droit, de combattant, d’ouvrier et de délibérant) et sociale (les citoyens sont définis par leur activité politique, mais aussi par leurs appartenances sociales). Cette citoyenneté « révolutionnaire » permet à la liberté de se déployer sur la scène politique. Néanmoins, rappelle Samuel Hayat, cette scène reste essentiellement nationale et masculine, puisque les étrangers et les femmes sont exclus de la citoyenneté au printemps 1848.
L’oscillation permanente entre citoyenneté inclusive et citoyenneté exclusive n’est pas qu’une affaire d’idéologie. Les conflits doctrinaux prennent corps dans l’ensemble des institutions chargées d’incarner la République. L’incertitude est immense quant à la mission qui incombe aux institutions nées de l’insurrection. Le Gouvernement provisoire formé le 24 février est-il une administration territoriale chargée de rétablir l’ordre dans la capitale afin de préparer sereinement les élections de l’Assemblée constituante, ou est-il au contraire une autorité révolutionnaire chargée de transformer en profondeur des relations socio-économiques inégalitaires ? La Garde nationale parisienne est-elle un outil de répression entre les mains de l’État, ou est-elle le peuple en armes défendant ses aspirations révolutionnaires, fût-ce contre la volonté de l’État ? La Commission du Luxembourg créée le 28 février pour lutter contre la misère se cantonne-t-elle à offrir aux ouvriers un simple lieu de discussion, ou peut-elle passer à l’action et remplir le rôle d’organisation politique centralisée du mouvement ouvrier ? Seule la victoire finale des modérés mettra un terme à ces tensions en consacrant la prééminence du gouvernement représentatif sur la citoyenneté active.
Ainsi, un des principaux apports de cette étude est de remettre en question l’assimilation généralisée entre élection et représentation. En effet, entre le 24 février et le 4 mai 1848, les nombreuses institutions susmentionnées parlent et agissent au nom des citoyens, mais aucune ne peut se prévaloir d’avoir été formée par une élection nationale. Dans le prolongement des travaux de Hanna Pitkin [5] et Michael Saward [6], Samuel Hayat invite à prendre en compte les formes non élues de représentation politique.
Un autre argument essentiel de l’ouvrage est que l’affrontement proprement politique entre républicains modérés et radicaux se superpose in fine à une opposition de classe entre bourgeois et ouvriers. Mais des articles, des pétitions, des pamphlets et des proclamations suffisent-ils à démontrer le soubassement économique de ce conflit politique ? C’est ici que le choix méthodologique de départ se fait le plus ressentir puisque, en privilégiant une histoire des idées [7] qui délaisse pratiquement tout recours à l’histoire sociale, l’auteur se prive des moyens d’établir une correspondance entre les doctrines politiques et le profil sociologique de ceux qui agissent en leur nom.
Cependant, l’ouvrage de Samuel Hayat remplit son ambition principale : exhumer la face cachée – ou plutôt vaincue puis occultée – de la République. Certes, bien des changements ont affecté nos institutions au cours des cent cinquante dernières années. Mais, laisse entendre l’auteur, les principes qui les sous-tendent n’ont pas fondamentalement changé. Indépendance des représentants, séparation entre État et société, négligence de la question sociale, exclusion des étrangers, réduction du citoyen au statut de spectateur et règne des capacités demeurent peu ou prou l’horizon idéologique de notre République.
Pourtant, la tradition des vaincus n’a pas entièrement disparu. Elle se réactive épisodiquement sous la figure du « mouvement social », qui ne cesse de rappeler la République à ses promesses d’émancipation.
par , le 29 octobre 2015
Manuel Cervera-Marzal, « Qu’est-ce que la République ? », La Vie des idées , 29 octobre 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Qu-est-ce-que-la-Republique
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[1] Tribunes publiées dans Le Monde le 24 avril et le 4 mai 2015.
[2] Patrick Weil, Le sens de la République, Paris, Grasset, 2015 ; Chloé Gaboriaux, La République en quête de citoyens, Paris, Presses de Sciences Po, 2010.
[3] Maurizio Gribaudi, Michèle Riot-Sarcey, 1848. La révolution oubliée, Paris, La Découverte, 2008.
[4] Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1996.
[5] Hanna Pitkin, The Concept of Representation, Berkeley, University of California Press, 1972.
[6] Michael Saward, The Representative Claim, Oxford, Oxford University Press, 2010.
[7] À la suite de Jacques Rancière (La nuit des prolétaires, Paris, Fayard, 1981), S. Hayat prend garde de ne pas réduire la parole citoyenne aux penseurs professionnels. L’ouvrage convoque amplement les discours des dirigeants clubistes, des délégués ouvriers, des hommes politiques, des journalistes et des élus de la Garde nationale.