Comment la précarité des revenus façonne-t-elle le quotidien et le recrutement d’une frange des « classes moyennes » (p. 22) : les « cols blancs du commerce » (p. 17) ? Cette question fournit la trame de La précarité en col blanc, produit d’une enquête sur les agents immobiliers dans la France du milieu des années 2000 [1]. Des courtiers aux attachés de presse en passant par les chefs de rang en restaurant, la vaste catégorie de cols blancs du commerce que propose Lise Bernard réunit les travailleurs, indépendants ou salariés, dont les activités, outre qu’elles mettent en contact avec des clients, placent en leur cœur la construction de leur rémunération : si ces activités ne requièrent qu’un faible patrimoine professionnel, elles procurent des revenus irréguliers, mais possiblement élevés.
Dans la majorité des cas (p. 74), le revenu d’un agent immobilier dépend en effet des ventes d’appartement auxquelles il participe. La distance entre la répétition de « mois à zéro », pouvant conduire à un arrêt de l’activité, et l’obtention de revenus confortables, qui encourage à l’inverse au maintien de l’activité, ne tient qu’à la conclusion de quelques affaires. La notion de « précarité en col blanc » englobe ainsi l’« indétermination de l’avenir » (p. 13) de ces travailleurs du commerce et l’« apparence soignée » (p. 14) que leur précarité arbore, en raison de l’autonomie dont ils jouissent comme des revenus élevés qu’ils perçoivent, pour certains, et espèrent, pour beaucoup.
L. Bernard analyse finement les rouages de cette quête de revenus en montrant comment elle fonde les activités quotidiennes des agents immobiliers et innerve leur rapport au monde social. Pour rendre compte des issues variées de cette quête, l’ouvrage place la focale sur les inégales dispositions au commerce des agents.
Le quotidien d’une « logique lucrative »
Quinze mois (étalés sur près de trois ans) d’observation participante au sein d’une agence parisienne fournissent à L. Bernard une riche et rare matière pour décrire le travail commercial des agents immobiliers et les relations dans lesquelles il est enchâssé [2].
L’ouvrage montre que l’obtention de mandats (c’est-à-dire l’accord reçu de propriétaires de logements pour commercialiser leurs biens) repose sur un travail répété de démarchage et sur la construction au long cours d’un réseau étendu de relations, incluant tant des propriétaires que des « indics », à l’instar des concierges et commerçants, prompts à informer de la mise en vente d’un bien. Pour trouver un acquéreur une fois le mandat obtenu, les agents immobiliers sélectionnent les candidats à l’achat à l’aune de leurs capacités financières — priorité est notamment faite aux acheteurs déjà propriétaires par ailleurs — et de leur « motivation » (p. 120) à acheter — les hésitants sont écartés à partir d’une série de questions transmises entre agents ou apprises lors des formations organisées par les réseaux d’agences. L. Bernard souligne qu’un enjeu majeur pour les agents est de conserver leur commission lors de l’estimation des biens comme au cours de la négociation avec le propriétaire et l’acquéreur une fois un appariement initié, deux activités qui participent à la définition des prix du logement [3].
Le chiffre d’affaires réalisé par chacun est à cet égard décrit comme une préoccupation de tous les jours, entretenue par différents dispositifs, autant qu’un « mode de relations au sein des agences » (p. 135) : les négociateurs se livrent une vive concurrence pour la captation des commissions au détriment de leurs collègues, ce en dépit des injonctions à travailler ensemble formulées par les directeurs d’agence.
Plus largement, l’ouvrage montre combien une « logique lucrative » (p. 18) structure l’expérience du monde social des agents immobiliers. Les rapports variés à l’indépendance, par contraste avec le salariat stable, reposent ainsi pour une partie des enquêtés sur la valorisation de revenus incertains, et pour d’autres sur la crainte de cette incertitude. Le « prestige » (p. 250) conféré à certaines pratiques de consommation atteste pareillement d’une attention à l’argent, à sa détention et à son manque. Les grandes dépenses vestimentaires que les agents sont encouragés à consentir soutiennent d’ailleurs l’apparence soignée d’une condition précaire.
Des dispositions au commerce
Comment expliquer les issues plus ou moins heureuses de cette quête commune de rémunération ? Face à la disparité des revenus perçus et aux bifurcations fréquentes vers d’autres activités après quelques mois ou années, le maintien dans une carrière d’agent immobilier forme l’une des énigmes qu’entend éclairer le livre. Notant que les directeurs d’agence « laissent leur chance à un assez grand nombre d’individus » (p. 163), L. Bernard y voit une occasion donnée au « néophyte [de montrer] s’il détient ou non les dispositions nécessaires pour parvenir à gagner sa vie dans le métier » (p. 163).
L’ouvrage analyse alors finement ces manières d’être qui s’avèrent utiles pour occuper une position d’intermédiaire sur les marchés de la transaction immobilière et qui trouvent racines dans les trajectoires des agents. Deux ensembles de comportements sont distingués : l’« aplomb » (p. 163) — aptitude à maintenir et à faire aboutir l’interaction dans le sens désiré en dépit de la résistance de l’interlocuteur — et la capacité à gagner la « confiance du client » (p. 193). C’est sa proximité avec le « monde du commerce » (p. 171) qui rend compte de l’aplomb de Guillaume Saunier, cas central de l’ouvrage, diplômé d’un BTS action commerciale et dont le beau-père fut chef d’entreprise. Outre ces trajectoires de socialisation au commerce, l’ouvrage insiste sur l’avantage que procure le fait de venir de milieux privilégiés ou d’avoir fréquenté les bancs de l’enseignement supérieur pour maîtriser tant le langage que les goûts et les attentes de la clientèle de l’agence étudiée. Par contraste, un faible rendement auprès de cette clientèle est notamment prêté aux « compétences linguistiques de jeunes de quartiers populaires » (p. 208) exerçant en tant qu’agent.
Ce faisant, La précarité en col blanc éclaire, à partir du cas des agents immobiliers, certains ancrages sociaux des pratiques commerciales. En approchant les travailleurs étudiés à partir de variables génériques d’origine et de position sociale, l’ouvrage appose sur les cas ethnographiques le regard que suggèrent les données statistiques à partir desquelles sont décrits les agents immobiliers en matière de distribution par sexe, par âge, par diplôme, par revenu, par profession du père et par alliance matrimoniale [4]. Par ce choix de focale, L. Bernard relègue au second plan d’autres ancrages possibles des pratiques commerciales. Il en va ainsi des formes d’organisation et de revendication collectives des agents immobiliers, des dispositifs de construction des carrières ou encore des moments d’acquisition de savoirs relatifs à la transaction immobilière [5]. La prise en compte de ces objets classiques de la sociologie des professions fournirait des appuis pour consolider la description des manières de composer avec l’impératif de construction de son revenu, celle des rapports de pouvoir entre agents, ou encore celle des contextes où mûrissent les catégories partagées de perception du monde social exposées dans l’ouvrage. En somme, cela permettrait de rendre davantage compte de la « dimension professionnelle » de l’objet, dimension dont la conclusion appelle à une meilleure saisie dans une sociologie rénovée de la stratification sociale (p. 294).
Au delà de cette suggestion d’approfondissement, notons que la stimulante proposition d’inscrire l’étude des agents immobiliers dans une sociologie des structures socioprofessionnelles de la France contemporaine est par endroits fragilisée par le fait que son outillage conceptuel est laissé implicite. Cela concerne des notions centrales du raisonnement, comme celle de « milieu élevé », euphémisme rarement rencontré en sociologie appliqué ici tant aux revenus qu’aux diplômes et aux catégories socioprofessionnelles, et d’autres plus usuelles comme celle de « disposition », qui fait l’objet d’une littérature aussi dense que variée, celle d’« incertitude » des revenus, notion ici récurrente et à laquelle des développements approfondis ont notamment été offerts dans l’étude du travail artistique, ou encore celles d’« estime sociale » et de « prestige ».
Ces pistes de discussion font écho à l’ambition qui anime l’ouvrage : replacer les agents immobiliers dans de vastes structures pour en comprendre les pratiques et approcher, à partir de la description de ces pratiques, un groupe hétérogène et croissant, les « cols blancs du commerce ». Le grand intérêt de l’enquête est de souligner combien l’irrégularité des revenus structure le quotidien de travailleurs.ses et s’inscrit avec plus ou moins de félicité dans leur trajectoire sociale. Plus largement, L. Bernard indique en creux l’intérêt de réviser et de compléter les outils d’analyse des dynamiques socioprofessionnelles pour appréhender un ensemble panaché de situations de travail, le commerce, jusqu’alors étudiées avec d’autres lunettes.
Recensé : Lise Bernard, La précarité en col blanc : Une enquête sur les agents immobiliers, Paris, Presses universitaires de France, 2017, 356 p., 29 €.