On a longtemps opposé les modèles de philanthropie français et américain. Pour les quatre chercheurs conviés à débattre par la Vie des idées, cette opposition, trop rapidement ramenée à celle entre marché et État, ne tient plus.
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On a longtemps opposé les modèles de philanthropie français et américain. Pour les quatre chercheurs conviés à débattre par la Vie des idées, cette opposition, trop rapidement ramenée à celle entre marché et État, ne tient plus.
On a longtemps opposé les modèles de philanthropie français et américain. Pour les quatre chercheurs conviés à débattre par la Vie des idées, cette opposition, trop rapidement ramenée à celle entre marché et État, ne tient plus. La France, comme les États-Unis, a encouragé, certes selon une chronologie décalée et conformément à des motivations différentes, la philanthropie privée, que celle-ci prenne la forme du don, du volontariat ou du bénévolat. Aujourd’hui, la puissance publique n’a plus le monopole de l’intérêt général, et les différences entre logiques philanthropiques, entrepreneuriales et gouvernementales tendent à s’estomper.
Anne Bory est maîtresse de conférences en sociologie à l’Université Lille I, membre du laboratoire Clersé, et chercheuse associée au Centre d’Études de l’Emploi. Sa thèse a porté sur les pratiques de mécénat d’entreprise en France et aux États-Unis, et plus précisément sur l’incitation au bénévolat associatif des salariés dans les grandes entreprises. Depuis 2008, elle travaille sur les grèves de travailleurs sans papiers (en collaboration, On bosse ici, on reste ici ! La grève des travailleurs sans papiers : une aventure inédite, La Découverte, 2011), sur les délocalisations industrielles et l’organisation des classes populaires.
Nicolas Guilhot est chercheur au CNRS. Il a enseigné à la London School of Economics et à l’Université de Columbia. Il est diplômé de l’Institut Universitaire Européen de Florence. Il a notamment publié : The Invention of International Relations Theory : Realism, the Rockefeller Foundation, and the 1954 Conference on Theory (New York, Columbia University Press, 2011), The Democracy Makers : Human Rights and the Politics of Global Order (New York, Columbia University Press, 2005), et Financiers, Philanthropes : Sociologie de Wall Street (Paris, Editions Raisons d’Agir, 2004).
Sabine Rozier est maître de conférences en science politique à l’Université de Paris-Dauphine et chercheuse à l’IRISSO. Elle est notamment l’auteur de : « Les générosités obligées. Mutations des politiques sociales et mécénat des entreprises dans la France des années 1990 », in Hély (Matthieu), Simonet (Maud), dir. Les mondes du travail associatif, Presses universitaires de Paris Ouest, à paraître ; « Mécènes et pouvoirs publics : des relations ambivalentes » in Poirrier (Philippe), dir. Politiques et pratiques de la culture, Paris, La Documentation française, 2010 ; et « La participation des citoyens à des projets d’intérêt public. Enquête sur le programme culturel d’une fondation », in Thomas Fromentin, Stéphanie Wojcik (dir.), Le profane en politique. Compétences et engagements du citoyen, L’Harmattan, 2008.
Olivier Zunz est professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Virginie. Il est notamment l’auteur de Naissance de l’Amérique industrielle : Detroit, 1880-1920 (Aubier 1983), L’Amérique en col blanc. L’invention du tertiaire : 1880-1920 (Belin, 1991), Le siècle américain. Essai sur l’essor d’une grande puissance (Fayard, 2000). Son dernier livre, Philanthropy in America : A History (Princeton University Press, 2011) paraîtra à l’automne en français sous le titre, Argent privé, affaires d’État. La philanthropie en Amérique (Fayard, 2012). Il a récemment publié la correspondance et les carnets de voyage en Amérique de Tocqueville et Beaumont : Alexis de Tocqueville and Gustave de Beaumont in America : Their Friendship and Their Travels (University of Virginia Press, 2010).
La Vie des idées : Est-il juste d’opposer à la pratique de la philanthropie américaine un choix historique français de la solidarité nationale et de la justice sociale ?
Sabine Rozier : Oui, dans une certaine mesure, même si cette opposition est moins tranchée qu’il n’y paraît. D’un côté, aux États-Unis, prévaut l’idée que la poursuite par chacun de son intérêt bien compris ne peut que déboucher sur le bien commun et que l’État doit travailler à favoriser le plein épanouissement des initiatives privées, y compris dans leur dimension altruiste, en favorisant l’engagement volontaire des citoyens. Le marché – et son pendant, la philanthropie – y est considéré comme le meilleur moyen d’allouer et de distribuer les ressources collectives. Toutefois, l’intervention de l’État fédéral n’est pas cantonnée à l’offre de soin et de services sociaux (celle de l’assistance aux plus pauvres, aux plus méritants ou aux plus âgés). L’État intervient par le biais de tout un ensemble d’instruments qui lui permettent d’agir à distance. Par le biais d’instruments fiscaux, en particulier le statut 501(c) du code fiscal, la collectivité nationale soutient ainsi les initiatives privées à but non lucratif (via des déductions et des exemptions d’impôts). Ce soutien, disséminé dans les interstices des mécanismes fiscaux, demeure souvent invisible ; ainsi, il n’apparaît pas de manière évidente dans les comparaisons internationales qui ont l’œil rivé sur la part du PIB consacrée aux dépenses sociales publiques brutes.
De l’autre côté, la France, héritière des idéaux révolutionnaires et républicains, a fait le « choix » non pas de la charité, mais de la solidarité, en reconnaissant l’appartenance de tous à un espace monde d’individus libres et égaux. L’idée que l’intérêt général ne pouvait être que transcendant aux intérêts particuliers s’est progressivement imposée, l’État en était le dépositaire et il incombait à ce dernier de jouer un rôle prioritaire dans l’allocation des ressources collectives, notamment dans l’égalisation des conditions de vie. La France est-elle pour autant parvenue à satisfaire les idéaux universalistes qu’elle professe ? Pas vraiment, comme le montrent l’histoire de ses politiques éducatives, tout comme celle de ses politiques sociales. Le modèle d’État providence qu’elle a ainsi bâti – qui se heurte aujourd’hui aux limites du chômage de masse –, loin de profiter à tous, a surtout servi les intérêts des travailleurs à statut spécifique et de certaines catégories de salariés. Les jeunes, les moins qualifiés, les femmes et les salariés vieillissants sont les grands perdants du contrat passé entre les générations. À tel point que l’assistance, que l’on croyait être l’apanage des sociétés plus libérales, y a aujourd’hui le vent en poupe.
Olivier Zunz : Il est tout à fait exact de souligner, comme le fait Sabine Rozier, que l’État américain est impliqué dans l’ensemble des dépenses sociales. Cet engagement n’est pas seulement fiscal ou indirect, il se manifeste aussi par de fortes subventions directes du gouvernement (fédéral, des États et des municipalités). Le gouvernement fédéral s’est investi à fond sous la présidence de Lyndon Johnson et n’a pas réduit son rôle depuis, en dépit de nombreuses tentatives. Depuis le milieu des années 1970, l’État est, à lui seul, à l’origine d’au moins la moitié des donations dont bénéficie le secteur à but non lucratif, qui les complète par des revenus propres, issus soit de la facturation de certains services soit des intérêts obtenus par le placement de leur capital de départ.
Je voudrais ajouter que la philanthropie aux États-Unis n’est pas limitée aux riches. Elle est d’abord le fruit d’une alliance entre riches et milieux réformateurs. Leur partenariat a pris son essor à la fin du XIXe siècle ; il avait pour but de transformer les grandes fortunes en biens publics mobilisés pour « le progrès de l’humanité », selon la formule qui s’est imposée. Mais si la philanthropie acquit une place centrale dans la vie américaine moderne, c’est aussi grâce à la création simultanée d’une philanthropie de masse, un mouvement populaire qui a su mobiliser les classes moyennes et ouvrières pour leur propre protection sociale.
Le concept d’« intérêt bien entendu », que l’on doit à Tocqueville, relève moins d’un choix historique, que d’un projet perpétuellement en construction, car la recherche de l’équilibre entre intérêt particulier et intérêt général n’a rien d’évident. En découle la multiplicité des tentatives dans un système qui encourage la collaboration entre État et société civile.
Anne Bory : Si l’État est longtemps apparu en France comme le garant de l’intérêt général, Sabine Rozier l’a souligné, ce monopole est assez largement remis en cause depuis les années 1980, et ce avec l’assentiment des gouvernements successifs. Ainsi, l’analyse des débats parlementaires qui ont donné lieu au vote des lois de 1987, 1990 et 2003 sur le mécénat d’entreprise permet de mesurer à quel point la référence à la philanthropie américaine comme modèle et à Tocqueville comme observateur éclairé est fréquente dans les interventions des députés des partis de droite, mais aussi dans celle des députés socialistes et de certains députés communistes. Il existe donc aujourd’hui un consensus autour de l’idée selon laquelle la puissance publique n’a plus le monopole de l’intérêt général. Les particuliers comme les entreprises sont susceptibles, par leur engagement philanthropique monétaire et bénévole, d’y contribuer efficacement.
Le principe même des déductions fiscales accordées pour des dons aux associations – qu’ils soient le fait de particuliers ou d’entreprises – reconnaît la légitimité de la renonciation pour l’État à une recette fiscale, si elle vise à encourager les investissements philanthropiques privés – il est fait ici l’hypothèse que l’efficacité de la prise en charge du bien commun par les uns et par les autres est équivalente. Ces déductions fiscales sont pratiquées de part et d’autre de l’Atlantique, mais ne résument pas l’ensemble du soutien des pouvoirs publics états-uniens à la philanthropie.
Olivier Zunz évoque ainsi les donations publiques au secteur non lucratif américain. À cet égard, le National Endowment for the Arts (NEA) est une institution intéressante : mis en place par l’administration Johnson en 1969, ce fonds public était destiné à encourager l’investissement privé dans le domaine culturel (rappelons que les musées américains, entre autres, sont des organisations non lucratives), grâce à ce qu’on appellera plus tard le principe des « matching funds » : un premier financeur accorde des fonds à un projet – culturel, solidaire, écologique... porté par une organisation ou un individu – sous réserve qu’un autre financeur lui attribue également des fonds. Dans le cas du NEA, le label public sert de garantie aux investisseurs philanthropiques privés. En France, j’ai constaté que certaines collectivités publiques ont retenu une logique inverse : les dossiers de subvention présentés par des associations sont jugés moins « risqués » s’ils ont obtenu le soutien d’un ou plusieurs mécènes privés – fondations ou entreprises mécènes.
Ainsi, dans les deux pays, les pouvoirs publics ont encouragé le développement de la philanthropie privée, selon une temporalité différente (depuis le milieu des années 1930 et surtout les années 1960 aux États-Unis ; depuis les années 1960 et surtout la fin des années 1980 pour la France) mais selon des modalités souvent proches (la fiscalité, mais aussi, par exemple, la promotion de programmes de volontariat, notamment pour les jeunes). Mais le statut de cette philanthropie au sein de la société et les justifications morales qui la soutiennent ne sont pas les mêmes. Si la logique du « give back to the community » prime dans les discours des philanthropes américains, c’est plutôt celle de l’utilité sociale et de la solidarité qui demeure prégnante du côté français.
Nicolas Guilhot : Comme toutes les oppositions tranchées entre des modèles abstraits, celle qui nous est proposée - la philanthropie privée d’un côté, la solidarité et la justice sociale garanties par l’État de l’autre - est à la fois globalement fondée et en partie trompeuse. On peut certainement opposer l’idée d’une affectation philanthropique de ressources – c’est-à-dire contingente et subjective – à l’idée de justice sociale. La justice sociale est essentiellement une justice distributive, qui passe par la fiscalité et par les transferts sociaux, et elle implique par conséquent une norme de justice qui vaut à l’échelle de la société dans son ensemble (ainsi que des institutions d’arbitrage souveraines lorsque des normes ou des droits distincts se trouvent opposés). La philanthropie considère, elle, que les normes de justice sont une affaire privée.
Aux États-Unis, la question de la solidarité se pose différemment. À ce titre, Olivier Zunz a parfaitement raison, dans ses propos précédents et dans ses travaux, d’insister sur le caractère massif, capillaire, et populaire de la philanthropie américaine. Les fondations s’y comptent aujourd’hui par centaines de milliers, et la pratique du don y est profondément enracinée. C’est dire si la philanthropie y est constitutive du lien social, et parfaitement compatible avec des formes de solidarité sociale fortes. Mais ce caractère diffus de la philanthropie américaine doit nous rendre sensibles à la pluralité de ses formes et de ses fonctions, et nous amener à questionner l’opposition entre des « modèles » américain et français, trop rapidement ramenés à une opposition État/marché.
En effet, lorsqu’on parle de « philanthropie », on range sous la même appellation des pratiques, des traditions, des institutions très différentes, et peut-être incommensurables. Qu’y a-t-il de commun entre l’œuvre caritative de quartier, la petite fondation locale, l’organisation nationale dévouée à une cause idéologique et une administration aux ramifications internationales telles que la Fondation Ford ? Il faudrait aussi distinguer des modes de fonctionnement différents au sein d’une même institution philanthropique, selon les étapes de son développement historique. Ainsi, pour reprendre l’exemple précédent, il est nécessaire de faire la part des choses entre la Fondation Ford des origines, soumise très directement aux décisions de Henry Ford II et de ses trustees (« fiduciaires » [1]), et l’institution qui a survécu à ses fondateurs pour s’apparenter à une énorme bureaucratie d’intérêt public qu’il serait difficile de ramener à des vested interests (« intérêts sous-jacents ») clairement identifiables. Il faut, enfin et surtout, souligner la porosité qui existe entre les grandes institutions philanthropiques et l’État américain, et qui permet la circulation relativement fluide des personnels : ainsi un Dean Rusk a-t-il pu être successivement Assistant Secrétaire d’État dans le Département d’Acheson, puis président de la Fondation Rockefeller, avant d’être nommé Secrétaire d’État sous Kennedy. On est là dans un cas de figure plus proche du pantouflage à la française que d’une opposition tranchée entre deux domaines mutuellement exclusifs.
Autrement dit, les débats qui ont lieu aujourd’hui en France sur la ligne de partage idéale entre la philanthropie et l’administration publique sont des indicateurs très peu fiables de ce qu’est la réalité historique et sociologique de la philanthropie américaine. Dans le débat public actuel, les références à la « tradition » philanthropique américaine, à son Tocqueville de service, au proverbial community chest et à des formes de solidarité alternatives me semblent être surtout des justifications idéologiques qui masquent, sous une continuité imaginaire, une véritable rupture dans les formes mêmes de la philanthropie. La « philanthropie » dont on vend aujourd’hui les mérites en France – et qu’Anne Bory analyse très bien – n’a que bien peu à voir avec cette tradition historique. Elle est au contraire le résultat d’un bouleversement du monde philanthropique qui remonte à une vingtaine d’années tout au plus, d’une transformation de ses structure sociales, d’un déplacement de ses centres de gravité (de la côte Est vers la côte Ouest, notamment), et d’une évolution de ses technologies sociales et de son modus operandi, aujourd’hui largement calqués sur ceux du monde de la finance (alors que les anciennes fondations avaient pour modèle la grande entreprise et sa technostructure). C’est d’ailleurs à partir de la critique de la tradition philanthropique – notamment en termes d’efficacité – que cette nouvelle philanthropie s’est construite et qu’elle s’est mise à promouvoir des formes d’intervention qui participent aujourd’hui d’une nouvelle rationalité gouvernementale, beaucoup plus ouverte à la notion de risque et à la remise en cause de sa mutualisation sociale.
La Vie des idées : En France, les relations entre État et philanthropie sont souvent pensées sur le mode de la méfiance ou du conflit. L’idée qu’il peut exister un partenariat ou une complémentarité entre action étatique et action philanthropique n’est-elle pas plus juste ? La philanthropie ne peut-elle pas favoriser des expérimentations sociales que l’État pourrait ensuite généraliser, ou bien seconder l’État dans la mise en œuvre de ses objectifs politiques et sociaux ?
Sabine Rozier : Effectivement, les relations entre les pouvoirs publics et les acteurs philanthropiques ont pendant longtemps été empreintes de suspicion – en raison tout à la fois de la lointaine hostilité des légistes royaux à l’égard des biens de mainmorte, des préventions des Républicains à l’égard de la reconstitution des biens cléricaux, de la défiance des organisations ouvrières à l’égard du paternalisme industriel et, plus généralement, de la volonté d’arracher les plus pauvres aux liens de dépendance générés par la charité. Mais l’histoire du mouvement philanthropique français – si tant est qu’on puisse ranger sous une même dénomination des acteurs très hétérogènes – montre que ces relations ont été plutôt caractérisées par une étroite collaboration, même si l’État, en se muant progressivement en « providence » pour les travailleurs et leurs familles, a contribué à disqualifier les anciennes pratiques charitables. On peut citer, à titre d’exemples, l’Institut Pasteur, la Fondation Rothschild – qui contribue au service public de santé –, la Fondation des orphelins apprentis d’Auteuil ; ils ont en commun (c’est une caractéristique des fondations les plus anciennes) d’agir directement – via l’administration d’une institution ou d’un réseau d’établissements. On peut aussi citer le cas de fondations – comme Royaumont ou Maeght – qui se sont donné pour mission de promouvoir le patrimoine culturel ou l’art du temps présent, à l’heure où ceux-ci en viennent à être considérés par l’État comme des objets dignes d’intervention publique. Les fondations peuvent même être opportunément créées pour servir les desseins de responsables publics, comme la Fondation de France, fondée en 1969, que Malraux espérait transformer en dispositif de collecte de fonds pour financer les ambitieux projets de son ministère désargenté. Mais ces organisations philanthropiques ne sont pas nécessairement les partenaires, volontaires ou obligés, des pouvoirs publics. Elles peuvent aussi être l’instrument d’un combat contre des institutions publiques jugées sclérosées ; rappelons les conditions de création de la Maison des Sciences de l’Homme, en 1963, opportunément soutenue par la Fondation Ford.
Qu’en est-il des relations entre pouvoirs publics et acteurs philanthropiques ? La donne a changé depuis les années 1980. Aux familles fortunées d’hier, issues de l’aristocratie ou de la haute bourgeoisie, ont succédé des fondateurs au profil nouveau, tirant généralement leur richesse de leur réussite dans les affaires ou prenant la forme plus impersonnelle d’un nom de société. Les encouragements des pouvoirs publics, des incitations fiscales extrêmement attractives (depuis 2003), la création de nouvelles formes de groupements de capitaux (comme les fonds de dotation depuis 2008) ainsi que l’émergence d’experts en placements mécènes (notaires, gestionnaires de patrimoine, etc.) ont favorisé l’irruption d’une multitude d’acteurs sur la scène philanthropique. Les causes d’hier – lutte contre la pauvreté, aide à l’enfance, soutien à la recherche médicale, insertion sociale, aide humanitaire – ont toujours les faveurs des fondateurs et drainent l’essentiel de la générosité publique. Mais les nouveaux entrants dans ce qui s’apparente de plus en plus à un « marché » – avec ses techniques de rationalisation, ses intermédiaires, ses rétributions en termes de réputation – entendent faire du geste philanthropique un investissement plus rentable. À la création d’institutions autrefois dédiées à une cause spécialisée ont succédé des financements de projets multiformes, guidés par un souci de pragmatisme et d’efficacité. Dans ce contexte, l’État se donne moins à voir comme un chef d’orchestre des efforts accomplis conjointement par les acteurs publics et privés, que comme un régulateur des initiatives privées, orientant les libéralités vers des sphères d’activité aux besoins jugés prioritaires, comme la recherche, ou en mal de financement, comme l’art et la culture.
Anne Bory : Si l’on s’en tient à la philanthropie d’entreprise, il semble en effet que les pouvoirs publics considèrent bien plus le mécénat comme un complément que comme un concurrent aux fonds publics, voire comme un poisson pilote. Certains promoteurs du mécénat d’entreprise ont un discours très offensif pour exprimer leur refus d’être cantonnés à un rôle de complément ou de devoir se substituer à des fonds publics, et insistent sur la dimension innovante des investissements philanthropiques. Des fondations d’entreprise ont ainsi soutenu des artistes qui ont ensuite été consacrés par le ministère de la Culture – c’est le cas d’Angelin Preljocaj et de la fondation BNP Paribas. Cette revendication d’innovation s’exerce aussi dans le domaine des politiques sociales et des politiques éducatives : nombre d’entreprises mécènes financent des programmes de tutorat, des internats, des bourses, présentées comme des remèdes novateurs, indispensables pour remédier aux insuffisances de l’Éducation nationale ; ces programmes font d’ailleurs parfois l’objet de partenariats formalisés avec le ministère. Dans ce cas, le « partenariat » entre puissance publique et mécènes est souvent ambigu : présenté comme un gage de modernité pour l’action de l’État, il est aussi l’occasion de souligner les lacunes du système public d’éducation. Les partenariats public-privé dans le domaine social ou culturel sont ainsi souvent défendus par leurs promoteurs et leurs concepteurs comme une façon de rénover et d’améliorer les cadres de l’action publique. Dans un contexte politique et idéologique où le « moins d’État » domine, la frontière est souvent ténue entre complémentarité et concurrence.
Nicolas Guilhot : Il me semble que la question des liens entre action publique et action philanthropique doit aujourd’hui être posée à nouveaux frais, et pas seulement sur le mode d’une opposition public/privé. Quand Sabine Rozier dit que l’État se pose désormais en « régulateur des initiatives privées », elle met le doigt sur une transformation profonde des modes de gouverner. Le néolibéralisme (j’emploie le terme dans son acception historique, comme on peut le trouver dans les travaux de Philip Mirowski [2] ou, en France, de Pierre Dardot et Christian Laval [3], et non dans une visée polémique) est avant tout une évolution de la gouvernementalité : on n’intervient plus directement sur le « social » depuis une position centrale d’aplomb depuis laquelle il serait possible de maîtriser la complexité du réel et d’y produire des effets, on agit sur les paramètres par rapport auxquels les agents sociaux s’orientent et définissent eux-mêmes leurs intérêts. Pour le dire autrement et à travers un exemple concret, les incitations fiscales sont désormais moins une mesure clientéliste qu’un instrument de gouvernement. Dans ce contexte, on voit bien toute la place que la philanthropie est appelée à prendre, puisqu’elle s’insert dans un dispositif où l’intervention administrative directe est peu à peu concurrencée, voire remplacée, par une myriade de « projets » impliquant la mobilisation des bénéficiaires, encadrés par des pratiques de benchmarking, d’évaluation des performances, de monitoring continu, et foncièrement centrés sur la logique de l’intéressement. De ce point de vue, la différence entre les logiques philanthropiques, les logiques entrepreneuriales et les logiques de gouvernement tend en effet à s’estomper. Cette tendance n’apparaît d’ailleurs nulle part aussi clairement que dans le domaine de la recherche, où l’on voit bien comment l’attribution des fonds publics, en France ou au niveau européen, sanctionne désormais l’hégémonie de la forme « projet » et est calquée sur les procédures qui furent d’abord celles des fondations philanthropiques. Au final, ce qui est disqualifié est moins l’État lui-même, parfaitement capable de fonctionner au sein de cette nouvelle donne, voire de l’encourager, que l’idée d’intervention dirigée au service d’objectifs établis politiquement. Et elle l’est au nom d’une conception de l’innovation où c’est le grand « marché des idées », processeur d’information sinon infaillible du moins infiniment supérieur à tout organisme centralisé (qu’il s’agisse de l’État ou du cerveau humain), qui sélectionne les meilleurs projets et fait émerger les bonnes solutions. Ceci étant, on ne saurait réduire la philanthropie à cette crise des modes de régulation traditionnels, pas plus qu’on ne saurait idéaliser rétrospectivement l’intervention sociale de l’État. Et on ne peut non plus sous-estimer les espaces de réappropriation du social ou d’expérimentation politique que certains projets sont susceptibles d’ouvrir ici ou là. Il suffit d’examiner de près les parcours de certains acteurs de la nouvelle philanthropie pour voir que celle-ci n’a pas toujours partie liée avec le néolibéralisme ou le marché, mais qu’elle peut se révéler, à l’occasion, un terrain où se réinvestissent des trajectoires libertaires, voire contestataires, avec certes toute l’ambiguïté qui caractérise ces réinvestissements dans un « marché » de plus en plus professionnalisé.
Olivier Zunz : Au cours du XXe siècle aux États-Unis, la relation entre État et société civile a changé plusieurs fois de manière radicale. Pour Herbert Hoover, élu président en 1928, les institutions du secteur à but non lucratif devaient devenir des composantes à part entière de ce que le père de la Constitution, James Madison, avait appelé la « république composite » ; c’est-à-dire qu’elles devaient être articulées à l’État central ainsi qu’aux autorités locales. Hoover se reposa sur elles pour faire face à la crise de 1929. Mais sa tentative d’intégrer la société civile au système institutionnel fédéral s’avéra inadéquate pour répondre au défi du chômage et de la pauvreté de masse. Son successeur à la présidence des États-Unis, Franklin Delano Roosevelt, chercha au contraire à renforcer le rôle de la puissance publique dans les affaires économiques et sociales, d’une part en augmentant l’autorité fédérale à tous les échelons locaux de l’État, et d’autre part en imposant une séparation stricte entre institutions publiques et associations privées. Défaisant ainsi ce que venait de construire Hoover, le New Deal mit un coup de frein décisif au partenariat entre l’État et la philanthropie. Comptabilité publique et gestion privée seraient désormais clairement séparées. L’exemption fiscale demeurait, mais la collaboration administrative entre l’État et la société civile n’était plus encouragée, et les fonds mixtes devenaient rares.
Aucun des deux présidents ne réalisa complètement son objectif : si la formule du New Deal s’avéra plus durable, le programme de la Grande Société, dans les années 1960, modernisa l’alliance que Hoover avait cherché à mettre en place entre État et philanthropie, en mettant au point une nouvelle fois, cette fois-ci de manière durable, une économie mixte fondée sur la collaboration entre l’État et la société civile. Une fois cette fusion établie, la Cour suprême des États-Unis a considérablement élargi, dans les trente années suivantes, le champ d’action politique et idéologique des institutions de la société civile bénéficiant de fonds publics. Elle a encouragé les associations à but non lucratif à s’engager en politique, ce qui leur avait été longtemps interdit. La barrière artificielle entre campagne de sensibilisation et militantisme politique n’est plus si difficile à franchir. En outre la dimension religieuse s’est imposée dans le partenariat, auparavant strictement laïc, entre État et philanthropie. Les Églises peuvent désormais combiner leur mission religieuse et leur travail social en utilisant les subventions fédérales. La Cour suprême a voulu signifier que l’engagement, politique ou religieux, était nécessaire à une démocratie forte. Elle a donc assoupli les règles qui, au motif de l’exemption fiscale, limitaient l’accès du secteur à but non lucratif à la sphère politique.
La Vie des idées : La philanthropie américaine peut-elle être vue comme un mode de projection de la démocratie américaine à l’égard du reste du monde ?
Nicolas Guilhot : Il est difficile d’établir un lien quelconque entre philanthropie et démocratisation à ce niveau de généralité. D’abord, les quelques fondations qui se donnent pour objectif explicite de promouvoir la démocratie à l’étranger – comme par exemple le National Endowment for Democracy, créé au début des années 1980 – dispensent des fonds public alloués à cet effet par le Congrès et doivent être considérées comme des organismes paraétatiques plutôt que comme des expressions de la philanthropie privée. Il existe certes le cas, relativement exceptionnel, du réseau de fondations Soros. Même si l’aide que ces fondations apportent à une multitude de mouvements d’opposition dans nombre de pays peu démocratiques est indéniable, rien ne permet d’établir une corrélation entre ces opérations et les processus d’évolution démocratique ou de changement de régime. En revanche, lorsque cette aide est décisive – ainsi l’appui massif mais discret à l’élection du président serbe Kostunica en 2000 – elle relève du financement de campagne classique. Par ailleurs, même si Soros est citoyen américain, ses fondations sont relativement autonomes, obéissent à des logiques locales et ne sauraient par conséquent être érigées en exemple de la « philanthropie américaine ».
Deuxièmement, les quelques travaux sérieux qui ont analysé des programmes philanthropiques visant à projeter des institutions démocratiques à l’étranger, comme ceux de David Hammack et Steven Heydemann [4], ont montré que, derrière l’argumentaire de la projection institutionnelle, se déployaient des logiques multiples, et que les bénéficiaires de ces programmes étaient parfaitement capables de reprendre à leur compte le langage des donateurs pour poursuivre des objectifs propres, qui répondent à des enjeux locaux souvent très éloignés des attentes de ceux-ci. Il est certain que la philanthropie internationale produit des effets, mais il est bien difficile de dire s’il s’agit des effets escomptés, ou d’être certain que ceux-ci ne sont pas négligeables par rapport aux effets non intentionnels et imprévisibles.
Enfin, il me semble que la problématique de la démocratisation a très largement changé de nature et de lieu aux États-Unis. Elle était surtout liée à la thématique de la « société civile » qui occupait le devant de la scène après l’effondrement des régimes communistes est-européens après 1989, et qui faisait des fondations philanthropiques un instrument privilégié d’intervention. Depuis le 11 septembre, cette problématique s’est déplacée. Elle a d’abord été « militarisée » par l’administration Bush. L’échec de ce néo-interventionnisme et le changement d’administration se sont traduits notamment par la (re)découverte des vertus stratégiques et sécuritaires du « développement » économique et social, par opposition au changement de régime politique (mais aussi par l’intégration accrue de l’interventionnisme humanitaire et de l’appareil militaire, que l’on peut voir à l’œuvre en Afghanistan et qui conduit aujourd’hui à une réorganisation en profondeur des forces armées américaines à partir des nouvelles doctrines de la contre-insurrection). Dans ce nouveau contexte, les fondations occupent une place un peu moins centrale, et c’est autour du développement que s’organise désormais la réflexion sur la projection de mécanismes institutionnels.
Olivier Zunz : En 1994, Lester Salamon annonçait dans la revue Foreign Affairs une « révolution associative mondiale » ; elle a, dans les faits, représenté une évolution fragile et elle reste menacée. En 2000, dans un discours très médiatisé, « Nous les peuples : le rôle des Nations Unies au XXIe siècle », Kofi Annan lançait les Objectifs du Millénaire. Le secrétaire général de l’ONU y mettait les États membres au défi de travailler avec la « pléiade dynamique de nouveaux acteurs autres que des États » pour ensemble éradiquer l’extrême pauvreté, les pandémies, et les désastres écologiques.
La philanthropie américaine passe désormais souvent par-dessus les États pour traiter directement avec les communautés locales. Son objectif est de promouvoir le capitalisme et la société civile qu’elle considère comme les deux principaux moteurs de la démocratie. Les institutions philanthropiques américaines aident les ONG des pays riches à atteindre les populations dans le besoin ; elles encouragent aussi l’émergence d’ONG locales dans le monde en voie de développement.
Leur but est d’établir un véritable lien entre les fonds disponibles auprès des organisations internationales, des États-nations et de la finance mondiale, et la myriade de petites communautés locales dans le besoin, souvent exclues des réseaux économiques. Pour les Nations Unies, les grandes fondations américaines qui opèrent à l’étranger ne sont que des ONG internationales parmi d’autres. Elles jouent en réalité un rôle crucial dans l’établissement et la mise en œuvre de cette nouvelle approche de la philanthropie mondiale. La fondation que Bill et Melinda Gates ont créée en 2000 grâce à leur fortune bâtie sur l’empire Microsoft, soutenue par le don de l’investisseur milliardaire Warren Buffett d’une partie de sa propre fortune, est aujourd’hui l’organisation philanthropique la plus riche du monde, l’équivalent de ce qu’était la Fondation Rockefeller dans les années 1920 et la Fondation Ford dans les années 1960. Elle s’avère particulièrement douée pour contourner les États lorsque c’est nécessaire et à soutenir les communautés qui en ont besoin.
La révolution technologique du tournant du siècle a permis à la philanthropie de masse de participer pleinement à cette tendance. Les premiers bénéficiaires de cette philanthropie de masse instantanée sont les grandes organisations humanitaires, qui ont le savoir-faire pour intervenir rapidement là où cela est nécessaire. Mais une société civile forte ne peut exister que dans des États stables. Si des États ont pu faire obstacle au développement économique, voire dans certains cas se sont effondrés, les ramener à leur rôle légitime et nécessaire reste un défi que la philanthropie globale ne peut ignorer dans le nouveau siècle.
La Vie des idées : Que pensez-vous de la thèse selon laquelle il existerait une réticence française à la philanthropie ?
Anne Bory : Je ne suis pas certaine que l’on puisse encore parler aujourd’hui d’une « réticence française à la philanthropie ». Certes, la part des ménages faisant des dons aux associations est bien moindre en France (de l’ordre d’un ménage sur 7) qu’aux États-Unis (plus de 6 sur 10). Mais, les chiffres sur la participation au bénévolat sont comparables dans les deux pays. Surtout, si les pratiques de dons sont moins fréquentes en France, elles se développent et bénéficient désormais d’une image positive.
Au début des années 1990, Pierre Bourdieu évoquait cette réticence dans le domaine culturel, en s’en félicitant d’ailleurs, et l’expliquait par l’extrême concentration du monopole étatique de l’exercice de la culture [5]. Depuis une bonne vingtaine d’années, dans le domaine « social » entendu largement, les pouvoirs publics ont plutôt cherché à inciter l’initiative privée en matière de solidarité, d’éducation, mais aussi de santé. La loi de 1901 sur la liberté d’association témoignait d’une volonté très claire de maintenir l’initiative privée sous contrôle étatique. Aujourd’hui, la vision de la philanthropie portée par les pouvoirs publics semble avoir profondément changé, ce qui a des effets sur les pratiques philanthropiques des individus et des entreprises. Ainsi, les dons des particuliers comme ceux des entreprises au secteur associatif augmentent de façon continue depuis les années 1980 [6]. Des opérations comme le Téléthon manifestent la popularité des démarches de nature philanthropique en France. Il est vrai que l’affaire de l’ARC a ravivé une forme de méfiance à l’égard des dons, mais la création du Comité de la Charte, et des efforts de transparence financière au sein du monde associatif ont relancé la participation financière des particuliers et des entreprises. Le développement rapide des pratiques de mécénat d’entreprise – par le biais d’allocation de ressources financières, matérielles ou humaines – incite également à relativiser cette idée d’une réticence française.
Il faut souligner un paradoxe. De nombreuses associations, notamment de grandes ONG, insistent sur leur refus de dépendre excessivement des fonds publics, et favorisent dans leur budget les ressources issues de dons de particuliers et, secondairement, d’entreprises. Cette revendication d’indépendance – que l’on peut comprendre comme un refus d’instrumentalisation et/ou de dépendance financière à l’égard d’élections qui peuvent s’avérer défavorables à certains financeurs – n’est pas dénuée d’ambiguïté. En effet, les dispositions fiscales liées aux dons aux associations en France sont parmi les plus favorables d’Europe, et n’ont rien à envier à leurs équivalents étasuniens, pour les dons des particuliers comme pour ceux des entreprises. Je l’ai déjà souligné, les débats parlementaires qui ont entouré les votes de ces dispositions ont d’ailleurs systématiquement fait référence aux dispositions fiscales américaines, pour finir, lors de la loi de 2003 sur le mécénat d’entreprise, par souligner l’adoption par la France d’une législation fiscale équivalente à celle des États-Unis. Sylvain Lefèvre a ainsi montré [7], reprenant les constats dressés par Jacques Malet [8], que si les dons des particuliers aux associations s’occupant des personnes en difficulté augmentent continument depuis le début des années 1990, et de 75 % entre 2000 et 2005, 95 % de la hausse des fonds reçus par ces associations sur cette même période correspondent à l’augmentation de la partie des dons déductible des impôts. Les montants non déductibles restant à la charge des donateurs sont ainsi restés stables, si l’on prend en compte l’inflation. Ceci incite à relativiser l’indépendance du monde associatif vis-à-vis des pouvoirs publics grâce au recours à des financements privés. La thèse d’une « réticence française », souvent soulignée par les promoteurs de la philanthropie, est donc davantage une façon d’en appeler à un développement plus important de ces pratiques qu’un constat fidèle aux évolutions en cours depuis plusieurs années.
Sabine Rozier : L’idée selon laquelle il y aurait une réticence française à l’égard de la philanthropie est en effet contestable. Si l’on s’en tient, comme vient de le souligner Anne Bory, au « don de soi » (le bénévolat, le volontariat), l’argument ne résiste pas aux résultats des enquêtes comparatives internationales, montrant que la densité de bénévoles en France (rapportée à la population totale), bien qu’inférieure à celle des pays anglo-saxons, se situe au-dessus de la moyenne européenne [9]. Si l’on s’en tient à une définition très étroite de la « philanthropie » – le don d’argent (donations, legs et assurances vie compris) –, l’argument paraît un peu plus solide, dans la mesure où la moyenne des dons est, toutes choses égales par ailleurs, inférieure en France (même si elle connaît une hausse régulière) à celle que l’on constate dans d’autres pays économiquement avancés [10]. Si l’on s’intéresse plutôt aux libéralités des entreprises (« mécénat »), là aussi, la comparaison tourne en la défaveur de la France : les montants déclarés et le nombre de fondations, bien qu’en hausse régulière, y demeurent inférieurs à ceux constatés dans d’autres pays occidentaux. La fiscalité en est-elle responsable ? Là encore, cette idée, souvent avancée, se révèle un peu courte. Non seulement parce que la France s’est dotée d’un arsenal juridique et fiscal extrêmement attractif depuis 2003, grâce auquel elle peut rivaliser sans peine avec ses voisins européens et nord-américains. Mais aussi parce que les choses sont plus compliquées que cette vision mono-causale donne à le penser.
Trois éléments méritent d’être pris en compte pour comprendre les écarts constatés d’un pays à l’autre ; ils contribuent tantôt à encourager les pratiques de don, tantôt à les restreindre. Premier élément : les conditions de redistribution de la richesse dans les pays considérés. En France, la solidarité s’exprime surtout par des contributions multiformes (cotisations, taxes et impôts divers) collectivement imposées et non volontaires, dont les agents collecteurs, gestionnaires et redistributeurs sont, pour l’essentiel, l’État, les collectivités territoriales et les partenaires sociaux. Le financement des besoins en matière de santé, d’éducation, de logement, d’aide sociale, etc., étant partiellement collectivisé, et la prise en charge des risques sociaux et professionnels étant largement mutualisée, la propension de la population à donner volontairement de l’argent au profit de telles causes est naturellement moindre que dans d’autres pays où la nécessité, pour les individus et les familles, de se prendre en charge eux-mêmes se fait davantage ressentir. L’incidence de la fiscalité sur les comportements de don varie ainsi selon ces contraintes institutionnelles : modérée en France (sauf sur les donateurs les plus fortunés [11]), elle se révèle décisive dans les pays où la contribution du marché et du secteur privé à but non lucratif à l’offre de biens et de services sociaux est plus importante. Deuxième élément à prendre en compte : la stratification des revenus au sein de la population. L’une des raisons pour lesquelles la France, dans le domaine des dons, a longtemps été jugée à la traîne des autres pays économiquement avancés tient au fait que les très riches (le centile supérieur) y étaient moins fortunés qu’ailleurs, et que le volume cumulé de leurs dons y était mécaniquement plus faible. Depuis que la hausse des inégalités de revenus, enclenchée beaucoup plus tôt dans les pays anglo-saxons qu’en Europe continentale, s’est nettement accélérée en France, à la fin des années 1990, la tendance s’est inversée [12]. Les riches sont plus riches et donnent globalement davantage qu’autrefois. Troisième élément, souvent oublié dans les comparaisons internationales : les règles juridiques en matière de succession, et la plus ou moins grande liberté des donateurs en matière de transmission de leur patrimoine. Elle varie fortement selon que les donateurs se trouvent ou non dans un pays soumis à l’influence du code napoléonien, qui privilégie les liens de parenté sur les liens contractés au profit de tiers extérieurs à la famille. Ainsi, en France, même si un vent nouveau souffle sur le droit des libéralités depuis les années 2000 (sécurisation des donations temporaires d’usufruit, assouplissement des règles successorales), la liberté de tester (de léguer à l’héritier de son choix) reste étroitement encadrée par le principe de la réserve héréditaire, qui protège les intérêts des descendants auxquels une part importante de l’héritage est nécessairement affectée [13]. À l’inverse, dans les pays où règne une idéologie moins familialiste, les marges de manœuvre des donateurs sont bien plus grandes et leur propension à donner à des causes qui leur sont chères plus forte. « Réticence française à la philanthropie » ? Les arguments culturalistes ou fiscaux sont séduisants. Mais, on le voit, les freins au développement de la générosité publique sont ailleurs.
par , le 27 mars 2012
Pauline Peretz, « Pratiques du don. La philanthropie en France et aux États-Unis :
Débat entre Anne Bory, Nicolas Guilhot, Sabine Rozier et Olivier Zunz »,
La Vie des idées
, 27 mars 2012.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Pratiques-du-don
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[1] Personnes chargées d’administrer des biens pour le compte d’une autre.
[2] Philip Mirowski & Dieter Plehwe (dir.), The road from Mont Pèlerin : the Making of the Neoliberal Thought Collective, Harvard University Press, Cambridge, MA, 2009.
[3] Pierre Dardot et Christian Laval, La Nouvelle raison du monde ; essai sur la société néolibérale, La Découverte, Paris, 2010. Voir le compte-rendu publié dans La Vie des idées par Arnault Skornicki : « Généalogie de la morale néolibérale », 16 septembre 2009.
[4] David C. Hammack, Steven Heydemann, Globalization, Philanthropy and Civil Society : Projecting Institutional Logics Abroad, Bloomington : Indiana University Press, 2009.
[5] Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992), Le Seuil, 2012, cours du 7 mars 1991,
[6] Voir notamment les chiffres issus du rapport Cerphi « État de la générosité 2007-2011 »
[7] Sylvain Lefèvre, « Un nouveau « cens caché » », in Didier Chabanet, Pascale Dufour, Frédéric Royall (dir.), Les mobilisations sociales à l’heure du précariat, Presses de l’EHESP, 2011. Voir le compte-rendu publié par La Vie des idées
[8] Malet J., 2007, « Des centaines de millions d’euros perdus chaque année », in Malet J. (dir.), La générosité des Français ?, Enquête du CerPhi et de l’AFF.
[9] Les conclusions de l’enquête comparative internationale menée par le Center for Civil Society de l’université Johns Hopkins, et celles de son volet français, dirigé par Edith Archambault, sont toujours pertinentes. Voir Edith Archambault, « Perspective internationale sur le secteur sans but lucratif », Ceras – revue Projet n° 264, décembre 2000.
[10] Les chiffres disponibles, dont les conditions de production sont soit méthodologiquement insatisfaisantes, soit très hétérogènes, sont toutefois à manier avec précaution. En ce qui concerne le cas particulier des dons en faveur de l’aide au développement, voir Inspection générale des Finances, La philanthropie privée orientée vers l’aide au développement, rapport 2009-M-082-09, février 2010.
[11] Gabrielle Fack et Camille Landais, « Les incitations fiscales aux dons sont-elles efficaces ? », Economie et statistiques, n° 427-428, 2009, p. 101-121 ; CerPhi-France générosités. Le don d’argent des ménages aux associations et aux fondations. Etude des dons réalisés par les Français en 2008 enregistrés dans les déclarations de revenus 2009, octobre 2010, p. 7 (« l’incitation fiscale n’est pas un facteur déclenchant du don »).
[12] Cette hausse est notamment imputable à l’accroissement des salaires des hauts cadres et des revenus du patrimoine. Voir Camille Landais, Hauts revenus en France et en Europe : une explosion des inégalités ?, présentation au Centre d’analyse stratégique, 29 oct. 2007 ; et Julie Solard, « Les très hauts revenus : des différences de plus en plus marquées entre 2004 et 2007 », in Insee, Les revenus et le patrimoine des ménages, édition 2010, 2010, p. 45-65.
[13] Cette règle a toutefois été récemment assouplie.